Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 15h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • CNEN
  • unité
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  PS et divers gauche    En Marche    MoDem  

La réunion

Source

La séance est ouverte à 15 heures

Présidence de M. Frédéric Descrozaille, rapporteur

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous accueillons M. Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), qui vient d'ailleurs d'être réélu à cette responsabilité, et le remercions de sa présence.

Je vous rappelle que certaines des préconisations du rapport d'étape que nous avons présenté au mois de juillet dernier sont relatives au CNEN. Une première proposition consiste à prévoir dans le Règlement intérieur du Conseil que, lorsque sont examinés des projets de mesures d'application d'une loi, les rapporteurs de ladite loi soient systématiquement conviés à participer aux séances du CNEN sans pour autant disposer d'une voix délibérative. Symétriquement, nous avons aussi proposé que les délibérations du CNEN soient systématiquement adressées aux rapporteurs, par courrier ou courriel.

Nous avons également prévu d'encourager les présidents des commissions permanentes de l'Assemblée nationale et du Sénat à saisir davantage le Conseil national d'évaluation des normes. La loi du 17 octobre 2013 portant création du CNEN le prévoit, mais cette faculté est peu employée. Nous avons d'ailleurs été nombreux à découvrir le rôle de cette instance et l'aide qu'elle peut apporter aux parlementaires en matière législative et dans leurs missions d'évaluation des politiques publiques et de contrôle de l'action du Gouvernement.

Le rapport d'étape préconise aussi que la loi oblige l'administration centrale à expliquer, par écrit, son refus de modifier un projet de loi conformément à une proposition du CNEN ou son refus de prendre en compte un second avis défavorable du CNEN sur un projet de texte réglementaire.

J'avais par ailleurs proposé à la présidente et aux co-rapporteurs que nous entendions le président du CNEN sur ce que nous pourrions faire en tant que parlementaires à l'occasion de l'examen du futur projet de loi « 3D » (déconcentration, décentralisation, différenciation). Nous pourrons en effet avoir des échanges sur le fonctionnement des administrations et sur le lien entre l'État et les collectivités, afin que ce projet de loi aborde tous les enjeux relatifs à l'efficacité de l'action publique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je n'ai rien de particulier à ajouter. Merci pour l'organisation de cette réunion et merci à M. Alain Lambert d'avoir accepté cette invitation.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Merci de votre invitation. J'étais déjà intervenu il y a un an et je trouve qu'il est utile de revenir car notre Conseil a beaucoup évolué sur les sujets évoqués en introduction. L'actualité elle‑même a été bouleversée puisque la crise sanitaire nous a apporté un certain nombre d'enseignements.

Je voudrais insister sur la nécessité du dialogue entre le CNEN et le Parlement. Ce dialogue me semble capital pour améliorer la mise en œuvre du droit. Le droit qui s'applique au niveau local aux collectivités territoriales relève d'un seul domaine, celui de la loi. Selon la Constitution, c'est au Parlement seul qu'il appartient d'élaborer le droit s'appliquant aux collectivités territoriales, dans le respect des libertés locales et des principes de décentralisation.

Le CNEN a organisé le 19 novembre dernier un colloque sur la transformation de l'action publique nécessaire à la suite des réformes de l'État qui se sont succédé depuis trente ans. Ce colloque a permis à des voix très éminentes de se faire entendre sur le sujet de la simplification du droit et sur celui de la concrétisation des normes en France. Pendant plus de deux heures, des chercheurs, des hauts fonctionnaires, des préfets, des universitaires et des praticiens du droit se sont tous accordés sur la nécessité d'adopter un point de vue neuf sur la modernisation de l'action publique. A notamment été soulignée la nécessité absolue de mettre en œuvre une véritable transformation dans le but de rendre à la France sa capacité à mener des politiques publiques plus efficaces et plus concrètes qu'aujourd'hui.

Le concept de transformation s'est imposé au niveau international comme une méthode nouvelle pour changer le fonctionnement d'organisations publiques ou privées. Il s'agit d'une sorte de révolution copernicienne qui vise à réinventer le modèle de détermination et de conduite des politiques publiques en s'appuyant sur des leviers tels que l'innovation, les technologies et le numérique. Ce concept a été élaboré par des experts en organisation d'ensembles complexes, publics ou privés, mondiaux ou nationaux. Il est au cœur des éléments que je souhaite soumettre à votre examen car la concrétisation des politiques publiques d'un grand pays comme le nôtre requiert désormais à mon avis des méthodes nouvelles.

Nous ne pouvons pas nous borner à des démarches « routinières », comme celles que nous avons connues depuis trente ans, qui consistent en un changement vertical conçu au niveau des administrations centrales et séparément dans chaque secteur ministériel. Elles n'ont aucun bénéfice pour les citoyens, qui sont plutôt priés de s'adapter à la complexité des normes. Le système administratif moderne doit inverser la vision de son organisation en partant du service aux citoyens et non l'inverse.

Cette nécessité d'une transformation est étayée par plusieurs constats assez unanimes. Tout d'abord, les blocages sont permanents dans les relations entre les administrations, notamment en raison de l'inflation législative. La prise de conscience des dangers de cette situation a conduit à la volonté d'arriver enfin à une vraie simplification de notre droit.

La crise sanitaire nous a également fait découvrir l'importance de la proximité et de la lisibilité de l'action publique, ainsi que la limite de la gestion publique exclusivement par le droit.

J'ai par ailleurs entendu le Premier ministre réclamer des résultats concrets et visibles en matière de réforme de l'État. Cela rend encore plus urgente la compréhension de ce qu'est l'État et des attentes de notre société. Nous sommes donc actuellement dans un contexte très favorable à une réforme de méthode.

Nous pouvons tirer plusieurs leçons de la crise sanitaire en matière de décentralisation, de déconcentration, et d'excès de formalisme qui ralentit l'action publique. Le CNEN considère que la crise sanitaire constitue une sorte de rendez-vous historique qui pourrait avoir des externalités positives et justifie un changement de paradigme de notre fonctionnement public et du droit qui le régit.

Du point de vue des administrations françaises, l'action et la réforme publiques se résument depuis trente ans à une politique des « petits pas ». Célèbre pour avoir prévalu en matière de construction européenne, elle a toutefois montré ses limites à l'échelle d'un État. Derrière les réformes transparaît en effet la volonté de chaque ministère de faire respecter scrupuleusement son périmètre d'attribution et de maintenir l'étui doré de chaque organigramme.

En France, la réforme de l'État est une forme de serpent de mer. Elle n'est jamais sortie d'une vision top down qui place les Français dans une position d'assujettis plutôt que de véritables citoyens. Nous pensons donc qu'il faut inverser la méthode.

Notre pays est néanmoins marqué par une tradition centralisatrice ancienne. Nous ne modifierons pas le comportement d'une nation et de ses administrations si facilement. Il nous semble donc que la volonté doit émaner du Parlement, qui même sous l'empire d'une Constitution qui l'a beaucoup rationalisé, demeure la représentation du peuple français. Son rôle est particulièrement important dans une période où nos concitoyens estiment manquer d'interlocuteurs pour exprimer leurs préoccupations.

C'est du Parlement et non de l'exécutif que peut venir le sursaut. Cette mue n'est pas totalement intuitive dans un pays au parlementarisme rationalisé depuis 1958 mais elle est possible. La démarche transpartisane que nous avions lancée avec M. Didier Migaud a permis à la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 d'aboutir alors que 35 tentatives gouvernementales avaient échoué précédemment, parce que les réflexes ministériels avaient favorisé l'immobilisme. Le moment est propice à l'engagement d'une action en ce sens car le projet de loi « 3D » a été annoncé.

Le projet de loi « 3D » vise certes à réformer, mais très certainement encore une fois selon une logique top down. Si le Parlement veut prendre une part réelle dans ce travail, il serait bien inspiré de proposer une approche bottom up qui offrirait une vision complémentaire au débat sur la modernisation de l'action publique. Cette pratique a d'ailleurs été assez courante au long de la Ve République. Cette initiative aurait d'autant plus de sens pour l'Assemblée nationale que, depuis la dernière révision constitutionnelle, le Sénat est la première chambre saisie des textes qui s'appliquent aux collectivités territoriales. La valorisation des travaux de l'Assemblée nationale me semble donc devoir s'envisager par le dépôt de propositions de loi.

Avec deux ans d'expérience, le CNEN s'est forgé une doctrine qu'il met à votre disposition afin d'analyser l'enjeu de cette transformation et d'y donner la suite parlementaire qui vous semblera la plus appropriée. Nous sommes là pour vous livrer le fruit de travaux conduits de manière approfondie depuis de nombreuses années.

Nous avons choisi de nous soumettre à l'exercice qui est le vôtre lorsque vous rédigez une proposition de loi. Dans cette proposition de texte, nous avons d'abord introduit des définitions pour clarifier ce qui nous semble incroyablement confus et qui fait l'objet de controverses permanentes au sein de la doctrine. Nous définissons donc le concept de transformation mais aussi celui d'État car, juridiquement, ce vocable est utilisé à toutes fins. Or, le périmètre de l'État varie selon le texte de référence.

Nous avons aussi essayé d'élucider les difficultés récurrentes qui pénalisent l'action publique telles que les défauts de légistique, l'ignorance de l'intention du législateur, le débat permanent sur l'étendue des libertés locales ou encore les concepts de décentralisation et de déconcentration, passés au tamis de la libre administration des collectivités territoriales.

Nous avons également cherché à traiter de questions qui nous semblent prometteuses, comme le droit de dérogation locale des préfets ou l'allègement de la responsabilité personnelle de certains fonctionnaires.

En outre, nous avons souhaité soumettre à l'analyse du Conseil constitutionnel des questions qui embarrassent l'action publique. Il en est ainsi du principe d'unité, souvent avancé pour « retoquer » des amendements. Nous avons donc réfléchi à la possibilité de faire valoir que la diversité est un élément constitutif de l'unité. Il me semble que la formalisation dans la loi de telles idées mériterait d'être soumise au Conseil constitutionnel.

Le principe d'égalité est un autre sujet tabou en France. Nous suggérons l'idée que la proximité est aussi un élément constitutif de l'égalité, notamment en ce qui concerne les services publics.

Ces notions sont très ambitieuses et ces travaux pourraient probablement faire l'objet d'approfondissements extrêmement intéressants. Lors du colloque du 19 novembre, nous avons été étonnés de l'appétit des universitaires pour ces sujets.

Nous pensons naturellement qu'un tel texte de loi nécessiterait qu'y soient intégrés des principes généraux relatifs au numérique.

Le texte éventuellement présenté pourrait s'appeler « T-3D », pour « transformation 3D ». Il viserait une transformation de l'action publique par une vision nouvelle de la décentralisation et de la déconcentration, tout en permettant un décloisonnement entre les administrations publiques et en faisant du numérique un des outils de cette transformation.

Nous pensons qu'il pourrait se composer de quatre titres. Le premier porterait sur la transformation de l'action publique telle que je vous l'ai succinctement décrite. Le deuxième traiterait du parachèvement de la décentralisation et le troisième du renforcement de la déconcentration. Le quatrième titre serait consacré au décloisonnement des administrations.

Dans les propositions que nous tenons à votre disposition, nous procédons à des définitions de la transformation de l'action publique, de l'État, des collectivités, de l'action publique et de l'intention du législateur. Nous pensons s'agissant de la légistique qu'un principe devrait être adopté. Un principe de liberté devrait également être affirmé.

La notion de décentralisation, tout comme le principe de libre administration des collectivités territoriales, sont actuellement ambigus, de sorte qu'il serait utile de les définir dans le cadre du titre II. Nous estimons par ailleurs que le principe de liberté contractuelle entre les collectivités territoriales est bridé et que la compétence des collectivités pour les affaires locales n'est pas complètement claire.

S'agissant de la déconcentration, il nous semble qu'il faut s'intéresser à la question de la responsabilité des préfets. Concernant le décloisonnement de l'ensemble des administrations, nous pensons nécessaire d'insérer des dispositions préliminaires dans le code général des collectivités territoriales qui permettraient de préciser son inspiration et son interprétation. Nous proposons également que vous puissiez disposer d'études ex-post et que vous regardiez de près la notion de neutralité et d'équivalence pour le droit qui s'appliquera au numérique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La première question qui me vient à l'esprit porte sur ce que nous pourrions attendre comme changements concrets dans le fonctionnement des administrations si elles décidaient d'adopter une démarche partant de l'usager.

Par ailleurs, quels seraient les risques de saisir le Conseil constitutionnel des notions de diversité et de proximité, au regard des concepts d'unité et d'égalité ?

Comment pourrions-nous procéder afin qu'une telle proposition de loi ait des chances d'aboutir ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je voudrais pour ma part interroger M. Lambert sur le sujet de la différenciation et sur le droit préfectoral de déroger aux règles nationales.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je n'ai pas évoqué la différenciation car je pense que c'est une très mauvaise piste. Elle vise en effet à maintenir des ambiguïtés et à éviter de remettre en cause de sujets qui posent problème. Il me semble qu'elle vise à affirmer moins franchement que nous le proposons que la diversité est constitutive de l'égalité.

En revanche, la dérogation locale ne me dérange pas. Lorsque le droit qui s'applique n'est pas approprié à la situation rencontrée, une autre solution doit pouvoir être choisie.

Concernant le concept de transformation, la sphère publique est actuellement productrice de biens et services publics conçus au niveau central sans vérifier qu'ils correspondent à ce qui a été proposé, ni qu'ils satisfont les usagers. La transformation vise à inverser cette approche. L'échelon central définirait toujours les services publics proposés, mais en partant de la base. Il s'agit de remonter la chaîne de fabrication à partir des destinataires (citoyens, collectivités, entreprises, familles) pour s'assurer que les méthodes employées sont appropriées.

Si, au contraire, le process de fabrication des politiques publiques est issu de l'échelon central, les différents ministères se disputeront la proposition de loi et ses titres.

Concernant les risques d'une saisine du Conseil constitutionnel, je rappellerai que le Conseil n'est pas un jury d'examen qui délivre les bons et les mauvais points. C'est une instance qui apprécie la situation qui lui est présentée et apprécie sa compatibilité avec les textes fondamentaux dont elle est la gardienne.

Le principe d'égalité ou la diversité sont des sujets tabous. L'exécutif ne semble pas en mesure de les soumettre au Conseil constitutionnel, au risque de se faire censurer. En revanche, il me paraît évident que les parlementaires peuvent ponctuellement « tester » le Conseil constitutionnel afin d'évaluer la compatibilité avec la Constitution des idées qui leur semblent bonnes. Il s'agit aussi de l'unique moyen d'accumuler des informations utiles en vue, le cas échéant, de porter ces sujets à l'occasion d'une révision constitutionnelle.

Quant à la manière dont les propositions de loi peuvent être déposées, je pense qu'une signature par au moins un représentant de chaque groupe permettrait déjà de lancer l'idée. Il n'est pas indispensable de recueillir l'accord des membres de son propre groupe et il faut bien comprendre que le texte proposé sera un document qui fera l'objet de très nombreuses propositions d'amendements.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je suis intéressé par l'idée de la diversité vue comme constitutive de l'unité. J'aimerais que vous apportiez quelques précisions à cet égard, ainsi qu'au sujet de l'égalité.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je me suis appuyé sur les principes constitutionnels. La France est organisée comme un État unitaire dont l'organisation est décentralisée. La notion d'unité est donc sacrée puisqu'elle est inscrite très explicitement dans notre Constitution.

Notre idée est que l'unité n'empêche pas la diversité. C'est au contraire sa diversité qui donne à la France l'unité qui lui est reconnue dans le monde. Lors du colloque du 19 novembre j'ai été surpris de constater que des professeurs de droit estimaient que ce sujet méritait tout à fait d'être évoqué. L'unité, ce n'est pas l'uniformité.

Le principe d'égalité diffère du concept d'unité. Il signifie que tous les Français, ou tous les groupe rassemblant un certain nombre de Français, sont traités de la même manière. Ce principe est néanmoins devenu tellement rigide qu'il nous conduit parfois à refuser des appréciations qui seraient intelligentes. Le Conseil constitutionnel a déjà expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une égalité arithmétique mais qu'il fallait tenir compte de chaque situation particulière.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La notion de différenciation ne me semble pas bornée en l'état actuel des choses. Il est admis de manière assez confuse et un peu floue que tout ne sera pas fait de la même manière partout, sans que soit précisé qui décidera de ces écarts ni comment ils seront encadrés.

En revanche, cette idée de diversité constitutive de l'unité me semble au contraire renforcer le Parlement. Il s'agit en effet de permettre aux acteurs locaux de se raccrocher à l'intention du législateur en disant, en quelque sorte, qu'ils dérogent à la lettre d'une norme pour mieux en respecter l'esprit.

Ce principe d'imputabilité et de renforcement de l'intention du législateur me paraît très intéressant. Nous devons parvenir à nous focaliser sur l'essentiel et à formuler la volonté du peuple de manière plus claire mais aussi de façon plus générale, sans prétendre penser à tout, pour tous et partout. Cela permettra aux acteurs locaux de tenir compte par la suite de réalités locales qui ne peuvent pas toutes être envisagées par les administrations centrales.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Il m'a été demandé pourquoi je n'avais pas parlé de la différenciation. Je voudrais dire qu'en parlant de « T-3D », j'ai maintenu l'idée de différenciation. Je pense cependant qu'il y a un intérêt à la « dilater ».

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai une autre question relative aux collectivités locales. Le législateur a voulu définir des compétences par collectivité afin de parvenir à une certaine clarification. Nous n'y sommes néanmoins pas arrivés.

Si vous laissez une liberté aux collectivités locales, ne craignez-vous pas une multiplication des compétences et un enchevêtrement d'interventions difficiles à appréhender et dont la concrétisation sera incertaine ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Votre question est excellente car, en effet, nous avons tout connu.

Nous avons connu au départ la théorie des blocs de compétences qui visaient, après la décentralisation, à empêcher chaque échelon territorial de faire ce qu'il voulait. Cela n'a pas fonctionné car la taille des échelons territoriaux peut être tout à fait différente.

Nous avons trouvé une solution qui nous semble concilier les deux objectifs. Malgré toutes les critiques qui ont accablé la loi « NOTRe », nous pensons qu'il vaut mieux la conserver dans le cas où les échelons territoriaux ne parviendraient pas à s'accorder sur la manière d'agir ensemble. Le principe serait la liberté entre les collectivités territoriales d'organiser l'action publique de manière à ce qu'elle puisse être la plus efficace possible. À défaut d'accord et de consensus, la loi actuelle s'appliquerait.

La crise nous a enseigné que les compétences telles qu'elles ont été réparties devaient être oubliées pour pouvoir faire face à l'urgence. Nous voyons bien que c'est un sujet qui n'est pas clair au niveau de la haute fonction publique française puisque la clause de compétence générale a été supprimée dans un premier temps avant d'être réattribuée puis supprimée à nouveau. Cela traduit bien l'existence de difficultés.

Sur la base de notre expérience, nous pensons qu'il vaut mieux laisser une liberté contractuelle aux collectivités territoriales. À défaut, si elles ne souhaitent ou ne parviennent pas à travailler ensemble, la loi telle qu'elle existe aujourd'hui doit s'appliquer.

Pour prendre un exemple, la compétence « transport scolaire » a été confiée aux régions. Or un tel choix n'est pas adapté aux régions où la densité de population est faible et, malheureusement, le transfert de cette compétence aux départements se heurte également à des difficultés. Une simplification est vraiment souhaitable.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous rejoins sur la question de la différenciation, qui peut parfois maintenir certains territoires, notamment ultramarins, dans des situations qui ne sont pas les plus favorables en ne les plaçant pas dans le droit commun. Il me semble que cela nuit à l'unité nationale.

Sur la loi « 3D » et les définitions que vous proposez, je trouve la plupart d'entre elles intéressantes et plus particulièrement votre approche de la décentralisation. Je serais d'ailleurs curieuse d'en connaître les bases. Vous parlez de collectivités et de contractualisation et je me demande comment ce mélange de compétences pourrait se traduire en matière d'attributions budgétaires. Par ailleurs, comment réussirez-vous à flécher des crédits ? Comment le législateur pourrait-il continuer à pousser des objectifs de politique publique nationale ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je crois l'avoir dit à votre mission lors d'une précédente intervention : je suis jacobin. J'accepte donc tout à fait que l'État conserve les prérogatives constitutionnelles qui sont les siennes. Sur tous les sujets que vous avez évoqués, il définit des politiques publiques et il répartit la responsabilité de leur mise en œuvre entre ceux à qui il décide de la confier. À mes yeux, il n'y a pas de problème pour l'État à exprimer son autorité sur ces sujets.

Cela n'est pas incompatible avec le fait que les collectivités territoriales concernées puissent avoir des accords entre elles. Je ne suis pas opposé à ce que l'État définisse de manière souveraine les politiques publiques et à ce que, dans le même temps, les acteurs les mieux placés mènent ces politiques en accord les uns avec les autres.

Concernant un éventuel problème de financements, la comptabilité analytique est la solution. Nous y recourons peu en France car le seul moyen de garder les étuis dorés des organigrammes est d'avoir des crédits sans vraiment tenir compte de leur destination, mais en s'intéressant plutôt à ceux qui ont le pouvoir de les engager.

Je vous mets en garde à cet égard : face à une difficulté, ne vous posez pas la question de savoir quelle collectivité ou quelle structure en a la responsabilité. Demandez-vous plutôt si le travail est bien fait ou non. Nous peinons souvent en France à concevoir l'action publique autrement qu'en entrant par le haut. Je crois vraiment qu'il faut oser cet inversement.

S'agissant de la définition juridique elle-même, je souhaite vous rassurer : la définition à laquelle nous nous référons n'est en rien le fruit de notre imagination. Elle résulte de la jurisprudence conjuguée du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je pense que nous sommes nombreux à privilégier une approche bottom up inspirée du terrain plutôt qu'une approche top down.

S'agissant des collectivités territoriales, je vois une première limite politique à cela. Même s'il existe une répartition des compétences, il y a aussi une lutte entre les différentes strates (État, régions, départements, communes) qui peut aller à l'encontre du bon sens et de cette logique bottom up.

Une seconde limite tient à la notion de la responsabilité. Les collectivités souhaitent plus de compétences et d'autonomie mais sont réticentes à porter les responsabilités correspondantes et n'hésitent pas à se défausser sur l'État des conséquences de leurs choix. J'ai pu le constater dans le cas de l'arrêt de la centrale de Fessenheim, pour lequel il est demandé à l'État de payer.

Ces deux limites ne sont-elles pas de nature à contrarier la mise en place d'une approche de type bottom up ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je vous répondrai que je ne suis pas idéologue et que je ne pense pas qu'une formule s'oppose à une autre. Je ne dis pas que la bonne conduite des politiques publiques doit être exclusivement bottom up. Je suis jacobin et je pense que certaines politiques publiques doivent relever d'une logique top down. En revanche, d'autres seraient probablement plus efficaces si leur conception suivait une approche bottom up.

Je vais vous donner un exemple qui pourra vous paraître curieux, entre l'État et les collectivités territoriales : c'est le régalien. Les sujets régaliens sont bien conduits au niveau local. Depuis un siècle et demi, les maires ont le statut d'officier public. Ils ont également le statut d'officier de police judiciaire. Des pouvoirs considérables leur ont été accordés, qui ne font pas vraiment l'objet de débats entre les collectivités territoriales et l'État. La controverse vient souvent plutôt de sujets que les Français attendent et qui sont mal pris en compte parce que la responsabilité est trop diluée.

Pour ma part, je pense qu'il est préférable de tenir compte de la réalité et de mettre face à cette réalité la ou les collectivités qui sont les mieux en situation de rendre ce service, tout cela sous le contrôle de l'État. Cela me semble mieux valoir qu'une règle uniforme qui assignerait telle ou telle activité à une collectivité bien définie. Je trouve qu'un peu plus de fluidité dans le système serait bienvenue.

Je pense que l'État, lorsqu'il veut trop en faire à l'échelon central, se met en position d'être responsable de tout. Il devrait de temps en temps mettre les collectivités territoriales en position de responsabilité. Les collectivités ont souhaité disposer d'une liberté, le corollaire en est la responsabilité.

La crise sanitaire fournit actuellement des illustrations pratiques de cette idée. S'agissant des décisions sanitaires qui doivent être prises quant aux restaurants et aux cafés par exemple, la question est posée de l'échelon auquel la décision doit intervenir. Cette crise doit être l'occasion de réfléchir sereinement à notre manière d'envisager le fonctionnement public.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Des maires ont récemment réclamé dans un courrier que 1 % du plan de relance soit attribué aux quartiers les plus en difficulté. Je pense qu'il s'agit là d'un très mauvais réflexe.

Si 1 % du plan de relance était fléché vers ces quartiers, nous aurions juste fait reposer la responsabilité de la somme sur ceux qui avaient le pouvoir de vérifier qu'elle était bien attribuée aux bons acteurs. Or, dans le plan de relance, ces mêmes maires sont éligibles à plusieurs mesures. Ils pourraient s'organiser, mettre en commun des ressources pour profiter de tout ce qui leur sera ouvert dans ce plan. Cette idée de flécher et d'avoir des responsabilités administratives centrales pour pouvoir revendiquer politiquement l'obtention des aides me semble consternante. La meilleure façon de déployer efficacement le plan de relance, c'est qu'il y ait une liberté d'organisation à l'échelon de proximité, là où les crédits seront concrètement dépensés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'objectif de construire la loi à partir d'une approche bottom up me semble intéressant. Je me demande quand même comment l'État pourra en contrôler l'exécution, a fortiori compte tenu de la faiblesse du contrôle de légalité. La pratique de la libre administration des collectivités territoriales leur offre déjà quasiment la liberté de faire ce qu'elles souhaitent.

Si nous voulons contrôler l'efficacité des politiques publiques et la réalisation des objectifs qu'elles poursuivent, il nous faut pouvoir évaluer concrètement – y compris au niveau des collectivités locales – la façon dont elles ont été déployées et leur coût. Or, nous n'avons pas ces capacités d'évaluation.

Nous pouvons faire confiance à tous les acteurs pour s'organiser et faire au mieux, mais comment pourrons-nous apprécier si les politiques publiques sont correctement déployées et atteignent leurs objectifs ?

Croyez-vous qu'il soit possible de proposer plus de liberté d'organisation sur le territoire avec en contrepartie l'obligation de se soumettre à une évaluation ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

À mon avis, il y a deux types de politiques publiques :

– celles qui sont déterminées par l'État et mises en œuvre au niveau local, dont l'État doit impérativement pouvoir déterminer les modalités et qu'il doit pouvoir évaluer ;

– l'action locale, pour laquelle la libre administration me paraît plus appropriée.

Concernant les politiques publiques définies au niveau national, je crois qu'il est extrêmement important de pouvoir vérifier comment elles s'appliquent dans la réalité, si elles atteignent les objectifs fixés et si leur ratio socio-économique est bon ou non.

Votre préoccupation rejoint une initiative de M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. Il s'agit de se doter d'instruments d'évaluation des politiques nationales lorsqu'elles sont mises en œuvre par les collectivités territoriales.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce travail me semble tout à fait opportun. J'ajouterai qu'il serait bon que la fluidité que vous appelez de vos vœux s'étende aussi à la relation entre le législateur et les collectivités locales au niveau des territoires.

Du fait de la pluralité de leurs mandats, les élus nationaux pouvaient auparavant apprécier ce qu'il se passait localement. Cela nous est désormais devenu plus opaque et nous partons avec un handicap nouveau.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je noterai que Mme Corinne Vignon et la présidente de cette mission, Mme Cécile Untermaier, partagent également cette volonté que les parlementaires puissent mieux contrôler localement l'application des lois qu'ils ont adoptées en tant que législateur.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour ma part, je ne sais pas encore si un texte est nécessaire ou s'il suffit de changer les pratiques.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Les pouvoirs de contrôle du Parlement sont considérables, même s'ils sont plus attachés au rapporteur qu'à des parlementaires pris individuellement.

Je trouverais parfaitement logique que nous aboutissions à ce que des politiques définies nationalement et mises en œuvre localement puissent faire l'objet d'un contrôle, à l'instar des politiques publiques définies nationalement et mises en œuvre nationalement. Je ne suis pas certain qu'un texte soit nécessaire, mais il pourrait être utile d'apporter des clarifications en la matière.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

À ce stade, quelles seraient maintenant les prochaines étapes pour la suite de nos travaux et de la relation entre le CNEN et le Parlement ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je peux vous proposer de vous livrer nos réflexions. La seule recommandation que je pourrais vous adresser serait de ne pas attendre que le projet de loi soit déposé au Parlement. Si vous produisez un acte de réflexion en amont, le débat prendra une tout autre nature. Inévitablement, l'exécutif s'en emparera et cela aura des conséquences sur son propre texte. Ce serait une excellente occasion pour vous d'avoir plus de prise sur le débat. Je vous rappelle que le Sénat sera la première chambre saisie de ce texte.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il me semble difficile d'en faire un chantier de la mission d'information elle-même. Je propose donc d'en rester à ce qui était convenu avec les rapporteurs et la présidente, à savoir une prise de contact avec les présidences des commissions permanentes, dans l'esprit du rapport d'étape et de nos travaux.

Nous souhaitons par ailleurs donner à cette mission d'information une dimension un peu testamentaire afin qu'elle trouve des prolongements, étant donné l'importance qu'elle semble revêtir pour nous.

Parallèlement, je vous propose de créer un groupe de travail ou de réflexion informel avec les membres de la mission, voire d'autres, pour rédiger une proposition de loi transpartisane à partir des éléments transmis par M. Alain Lambert. Cette proposition s'inscrira dans le cadre du renforcement du rôle du Parlement et de l'amélioration de l'exercice du pouvoir législatif.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je suis favorable à ces propositions. Il ne faudrait pas dénaturer cette mission d'information et la transformer en commission spéciale sur une loi.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je me rapprocherai donc dès demain de M. Alain Lambert pour m'emparer de ses propositions.

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je voudrais vous remercier et vous dire que naturellement, les sujets que nous avons évoqués sont le fruit de travaux que nous avons menés. Il vous appartient de les insérer dans vos propres réflexions à la hauteur de leur mérite : loin de nous l'idée de vouloir vous influencer dans vos travaux.

Des textes nous arrivent chaque jour, que nous voyons avant le Conseil d'État et leur présentation en Conseil des ministres. Nous pouvons donc déceler très tôt les difficultés qui peuvent naître. C'est pour cela qu'un lien informel entre nous est extrêmement utile car nous pouvons vous alerter sur la pertinence d'une réflexion un peu anticipée par rapport à des textes qui vous arriveront trois ou quatre mois plus tard.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Séparons donc la mission d'information du chantier de la proposition de loi.

Concernant cette mission d'information, nous pouvons décider de ne pas attendre un an pour renouer des contacts. Je proposerai aux rapporteurs et à la présidente de créer un système d'alerte afin de déclencher des échanges réguliers.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

M. Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'Économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises, m'a fait part d'un projet de loi ou en tout cas d'un projet de simplification. En avez-vous été saisi ?

Permalien
Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes

Je lui ai recommandé de mettre en place à titre expérimental une sorte de commission consultative pour les petites et moyennes entreprises, examinant les textes qui les concernent. L'objectif serait d'interpeller les ministères porteurs lorsque des dispositions s'appliquant à toutes les entreprises peuvent causer des effets dommageables pour les plus petites d'entre elles.

Je lui ai même soumis une proposition de décret.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Serait-il possible de se rencontrer à nouveau pour évoquer l'intégration des conventions citoyennes dans le processus législatif ? Ce sera un sujet d'actualité très prochainement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je soumettrai cette proposition à Mme la présidente.

Merci à tous.

La séance s'achève à 16 heures 30.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Noël Barrot, M. Yves Daniel, M. Frédéric Descrozaille, M. Fabien Gouttefarde, M. Régis Juanico, M. Michel Lauzzana, Mme Cendra Motin, M. Vincent Thiébaut

Excusés. - M. Philippe Gosselin, M. Laurent Saint-Martin, Mme Cécile Untermaier, M. Charles de la Verpillière