Je compléterai d'abord les propos de Jean-François Doridot au sujet de la méthode de travail des instituts de sondage lorsqu'il s'agit d'estimer l'abstention. Effectivement, quelle que soit la méthodologie utilisée – entretiens par téléphone, par internet ou en face-à-face –, les personnes interrogées ont presque toujours tendance à surdéclarer leur intention de participer aux scrutins. Ce comportement a été manifeste lors des dernières élections, bien que nous ayons anticipé une abstention record dans une enquête publiée le jeudi précédant le premier tour des élections régionales, où nous évoquions une participation prévisionnelle de l'ordre de 39 %. Cela représentait déjà une très forte baisse de la participation, et même une chute de la participation de scrutin à scrutin puisque près d'un électeur sur deux s'était déplacé lors des élections régionales de 2015. Pour être tout à fait honnête avec vous, nous nous sommes demandé si la faiblesse de ce taux de participation n'était pas exagérée, or ce taux était même surévalué par rapport à la participation réelle. Dans le cadre des enquêtes confidentielles réalisées dans le cadre des élections départementales, nous observions le même biais, peut-être un peu atténué : les personnes interrogées par téléphone – lorsque nous travaillons au niveau des cantons, nous ne pouvons pas passer par internet – surdéclaraient leur intention de participer au scrutin.
Ce n'est pas la première fois que nous étions confrontés à une telle difficulté, même si nous l'avons moins mise en avant, notamment parce qu'un taux de participation moins élevé était relativement neutre en termes de résultats électoraux. Cependant, chez Harris Interactive France, nous avons été amenés à modifier notre approche. Jusqu'à présent, nous demandions aux électeurs s'ils étaient « tout à fait certains », « plutôt certains », « plutôt pas certains » ou « pas du tout certains » d'aller voter ; nous avions tendance à penser que la participation réelle serait proche de la part des sondés ayant choisi la réponse la plus intense, déclarant qu'ils étaient « tout à fait certains » d'aller voter. Cette donnée, statistiquement intéressante, a toujours été surévaluée. À la suite de travaux réalisés en France, en Europe et aux États-Unis, nous avons légèrement modifié notre approche : nous utilisons désormais une échelle de 1 à 10 et prenons en compte les seules personnes ayant évalué à 10 leur intention d'aller voter. Malgré tout, nous restons confrontés à un phénomène de surdéclaration.
Nous avons cherché à savoir si les personnes que nous interrogions par internet n'avaient pas un intérêt pour l'actualité, la vie politique et la participation qui, toutes choses égales par ailleurs en matière de genre, d'âge, de localisation géographique et de niveau social, constituerait un biais inhérent aux échantillons que nous utilisions sur internet. Aussi avons-nous cherché à corriger ce biais en menant parallèlement des enquêtes par téléphone et par internet, avec des questions identiques qui ne sont pas politiques à proprement parler, mais qui concernent l'intérêt des sondés pour l'actualité, la vie politique et les sources d'information. De toute façon, chaque enquête comporte des biais, quelle que soit la méthodologie utilisée : la question est alors de savoir comment faire pour les limiter.
Nous avons vécu récemment une situation inédite, à laquelle nous n'avions jamais été confrontés : nous observons une baisse tendancielle de la participation, malgré quelques soubresauts. L'abstention s'accentue dans deux catégories de population, les jeunes et les catégories populaires, qui sont aussi les personnes les plus distantes de la vie politique et qui, pour dire les choses franchement, avaient plutôt tendance à déclarer un vote en faveur du Rassemblement national. Cela creuse l'écart entre les intentions de vote et la réalité.
L'affaire serait simple si ce phénomène se reproduisait de manière systématique. Or, lors des dernières élections européennes, les jeunes se sont davantage déplacés pour aller voter qu'ils n'en avaient déclaré l'intention trois jours avant le scrutin. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution de la mobilisation, notamment le fait que des manifestations pour le climat étaient organisées le vendredi précédant l'élection, encourageant ainsi le vote des jeunes – ce qui a profité à Europe Écologie Les Verts et, en partie, à La République en marche. Ainsi, dans un intervalle de temps relativement limité – deux ans –, nous avons observé deux phénomènes inverses : nous ne pouvons donc pas considérer que les mêmes recettes ou les mêmes méthodes d'analyse nous permettront d'appréhender avec justesse non seulement la participation, mais également les effets de son évolution sur le comportement électoral.
Par ailleurs, lors des élections municipales de juin 2020, les dernières intentions de vote étaient fondées sur un taux de participation plus important qu'il ne l'a été en réalité. Comme l'a dit Jean-François Doridot, la participation s'est surtout effondrée du fait de la crainte de contracter la covid dans un bureau de vote. Cela a eu très peu d'effet sur le résultat des élections : l'écart entre les intentions de vote basées sur une participation plus importante et la réalité du scrutin était très faible, notamment dans les grandes communes urbaines, car l'abstention différentielle a été assez uniformément répartie entre les différentes catégories de population.
Ainsi, notre outil, que je considère comme extraordinaire, n'est pas exempt de failles qui nous mettent en difficulté lorsque nous sommes confrontés à des situations particulières. Nous ne pouvons savoir si nous avons parfaitement réussi à corriger les différents biais qu'à l'issue du scrutin. Nous entamons, les uns et les autres, des travaux de recherche, en France comme au niveau international, sans avoir la certitude que nous aboutirons, du fait des comportements singuliers observés lors des trois élections que je viens d'évoquer.
Le deuxième aspect de votre interrogation relève davantage de notre travail d'analyse. À chaque scrutin, les électeurs se demandent si l'élection présente un enjeu tel qu'il justifie leur déplacement. Plus l'enjeu perçu est grand, plus la participation électorale est importante. Plus la campagne donne le sentiment d'une confrontation politique, au sens noble du terme, plus les électeurs, même les plus jeunes, considèrent que cela vaut la peine de se déplacer pour aller voter. Or les dernières campagnes électorales ont paru relativement faibles. En outre, ces scrutins présentaient la singularité, presque inédite sous la Ve République, de ne permettre aux électeurs ni d'encourager ni de sanctionner le pouvoir politique en place. Depuis 1986, toutes les élections régionales voire départementales donnaient aux citoyens l'occasion d'exprimer leur soutien ou, plus souvent, leur mécontentement à l'égard de la formation politique majoritaire au niveau national ; cette année, par la force des choses, ce n'était pas possible. Aussi, l'un des ressorts de mobilisation au niveau national n'était pas vraiment présent.
L'abstention peut également traduire un manque d'intérêt des électeurs pour la consultation, au niveau individuel comme au niveau collectif. Nous l'avons vu par le passé, lors des référendums de 1988 sur la Nouvelle-Calédonie et de 2000 sur le passage au quinquennat. Au début, le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen prenait clairement cette direction : nos compatriotes exprimaient un désintérêt manifeste pour ce sujet, considérant que la question posée présentait un caractère structurel – faut-il ou non doter l'Union européenne d'une Constitution ? – et n'avait pas de rapport clair avec les valeurs, la représentation qu'ils se faisaient de l'Europe et les conséquences de son action dans leur vie quotidienne. À partir du moment où les citoyens ont perçu, en mars 2005, les effets réels ou supposés que le traité constitutionnel européen pourrait avoir sur la norme sociale, les services publics et un certain nombre d'aspects qui apparaissaient comme fondamentaux à une partie de la société française, non seulement l'intention de participation s'est manifestement accrue, mais le comportement électoral a également changé, le non devenant majoritaire dans les intentions de vote et, finalement, dans les urnes le 29 mai. La participation au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen a été, à peu de chose près, identique à celle du référendum de 1992 sur le traité de Maastricht. En termes de niveau de participation et d'intensité de réponse, elle a même été supérieure de près de 5 points dans toutes les catégories de population, quelles que soient les générations et les catégories sociales. Sans mésestimer les défaillances des instituts de sondage, je veux ici mettre l'accent sur la façon dont le politique présente les enjeux électoraux. À partir de quel moment les électeurs considèrent-ils que voter sert à quelque chose et qu'une consultation électorale mérite qu'ils y participent, du fait des conséquences qu'elle emporte tant à titre individuel qu'à titre collectif ?
Il est important de garder à l'esprit que les Français sont très critiques à l'égard de leurs responsables politiques. Selon une enquête que nous avons menée auprès de plus de 10 000 personnes et qui sera publiée demain dans le magazine Challenges, 60 % des Français déclarent que leurs responsables politiques « contribuent plutôt au déclin de la société française ». Les termes sont clairs, le constat est sévère.
Je veux enfin vous faire part d'une petite différence d'appréciation avec Jean-François Doridot. Les abstentionnistes que nous interrogeons dans le cadre de nos enquêtes, qu'elles soient qualitatives ou quantitatives, n'expriment pas un désintérêt à l'égard de la chose publique, mais une critique des responsables politiques. En s'abstenant, ils n'entendent pas marquer une distance mais envoyer un message, car ils savent que leur comportement va ennuyer les élus. Alors que le droit de vote est une conquête, l'abstention constitue un message à caractère politique, exprimé à titre individuel et collectif par des électeurs qui considèrent que, dans un pays qui est l'un des plus politiques du monde, les débats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances et de leurs attentes.