Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Réunion du mercredi 1er septembre 2021 à 15h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Table ronde réunissant des représentants d'instituts de sondage : M. Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS ; M. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France ; Mme Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France ; Mme Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions

La table ronde débute à 15 heures 30.

Présidence de M. Xavier Breton, président.

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Mes chers collègues, je vous remercie d'être venus aussi nombreux pour la première table ronde de notre mission d'information. Il est vrai que nous traitons d'un sujet important – j'imagine d'ailleurs que vous avez été très sollicités à ce propos par les citoyens que vous avez rencontrés pendant la pause estivale.

Nous accueillons cet après-midi les représentants des principaux instituts de sondage : M. Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS ; M. Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France ; Mme Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France ; Mme Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions.

Mesdames, messieurs, vous êtes à la fois observateurs et acteurs de la vie politique et démocratique de notre pays, puisque les sondages rythment les campagnes électorales ; aussi attendons-nous votre analyse de la montée de l'abstention. Travaillez-vous sur un profil type d'abstentionniste, qui nous permettrait de mieux connaître la réalité sociologique de ce phénomène ? Comment intégrez-vous la montée de l'abstention dans vos enquêtes d'opinion ? Les dernières échéances électorales, notamment les élections régionales de juin dernier, ont en effet montré qu'il devenait de plus en plus compliqué d'établir des prévisions. Enfin, d'un point de vue sociologique, pouvez-vous faire un parallèle entre cette tendance et d'autres évolutions de la participation des citoyens dans la vie et le fonctionnement de notre société ? Je pense ici aux nouveaux phénomènes de protestation ou de contestation que nous voyons émerger.

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Alors que notre mission d'information entend se pencher sur la participation électorale, je me réjouis de constater que la participation des parlementaires à nos premiers travaux est très importante !

Depuis les dernières élections régionales et départementales, avez-vous pu mesurer une évolution des attentes de la population vis-à-vis des élus, des différents représentants de la de la nation et des collectivités territoriales ? Au-delà de l'analyse des résultats des dernières élections, avez-vous étudié les souhaits de nos concitoyens s'agissant de l'évolution des modes de scrutin ? Je pense plus particulièrement à certaines catégories de population, notamment celle des 17-34 ans dont la participation aux dernières élections a été très faible – c'est un euphémisme. Qu'est-ce qui pourrait les conduire à prendre de nouveau part aux scrutins qui rythment notre vie politique ? Pour préparer cette table ronde, nous vous avons transmis une liste de questions, auxquelles nous vous remercions de bien vouloir apporter des réponses.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

Après les élections régionales et départementales de juin dernier, qui se sont caractérisées par un taux d'abstention record, nous nous sommes évidemment beaucoup penchés sur le sujet important de la participation électorale. Ce phénomène, qui a débuté il y a très longtemps, n'est pas forcément allé en s'amplifiant : ainsi, lors de la législature précédente, nous avons constaté une légère baisse de l'abstention aux scrutins intermédiaires puis à l'élection présidentielle.

Les circonstances dans lesquelles se sont tenues les dernières élections municipales, régionales et départementales étaient exceptionnelles, mais la crise sanitaire est loin de tout expliquer : ce serait une erreur que de se réfugier derrière ce paravent pour expliquer l'abstention. Il faudra déterminer si les raisons de ce phénomène ou les catégories de population qui en sont responsables ont évolué au fil du temps. Ce travail n'est pas évident.

D'une manière générale, vous le savez, l'abstention est très marquée chez les populations jeunes, où elle a trouvé son paroxysme en juin dernier. D'après nos enquêtes, moins d'un électeur de 18 à 34 ans sur cinq s'est rendu aux urnes les 20 et 27 juin – notez que cette tendance ne touche pas seulement les moins de 25 ans, mais aussi les jeunes actifs. Par ailleurs, l'abstention est plus forte chez les ouvriers, les employés et les catégories socioprofessionnelles (CSP) modestes, ce qui n'est pas nouveau non plus. Certes, il faut privilégier ces catégories de population lorsque l'on réfléchit à des mesures susceptibles de faire revenir les Français aux urnes, mais face à des taux d'abstention aussi élevés que 68 % ou 70 %, ce serait faire erreur que d'en rester là. En matière de participation électorale, l'écart entre les cadres et les ouvriers se réduit car un grand nombre de cadres se sont abstenus. Autrement dit, ce phénomène ne touche pas simplement les populations jeunes ou les populations un peu plus défavorisées : il concerne l'ensemble de la société française.

Les raisons de l'abstention sont difficiles à mesurer dans le cadre de sondages. Il y a une dizaine d'années, il s'agissait d'un phénomène un peu honteux, ce qui expliquait la difficulté qu'éprouvaient les instituts de sondage à estimer le taux d'abstention – cela dit, on ne nous le demande pas forcément et ce n'est pas un élément sur lequel nous sommes jugés. Les électeurs ont plutôt tendance à surdéclarer leur intention d'aller voter, ce qui est plutôt bon signe : cela signifie que nos concitoyens considèrent le vote comme un devoir. Cela est moins vrai depuis quatre ou cinq ans, même si l'on observe toujours dans nos enquêtes une surdéclaration de la participation, à cause d'autres biais. Du fait de la difficulté à avouer l'abstention donc, les raisons invoquées par les personnes interrogées n'étaient peut-être pas fausses, mais en tout cas pas très politiques : on prétextait l'organisation d'une fête ou d'une réunion de famille, ou encore l'impossibilité de se déplacer. C'est pourquoi les instituts de sondage ne se sont pas beaucoup penchés sur les causes de l'abstention.

Avec le temps, cependant, les raisons invoquées sont devenues beaucoup plus politiques. Je pense en particulier à deux raisons, qui ne concernent pas forcément les mêmes populations, et pour lesquelles les évolutions sont toujours difficiles à appréhender car les réponses dépendent en partie de la manière dont la question est posée. La première raison, structurelle, est liée à un mécontentement des électeurs vis-à-vis de l'ensemble de la classe politique, à une sorte de défiance que vous connaissez bien et qui n'a fait que s'accentuer ces dernières années. La seconde raison est encore plus préoccupante : elle tient à un certain désintérêt pour les élections, dont les enjeux ne sont pas compris, dont les conséquences sur la vie quotidienne ne sont pas perçues, et qui sont considérées comme inutiles. Depuis une dizaine d'années, cette cause de l'abstention apparaît davantage dans les enquêtes que nous menons juste avant les élections. Toutefois, il est difficile de donner des chiffres et d'essayer de faire des comparaisons. Comme vous pouvez l'imaginer, la crise sanitaire était la première raison d'abstention invoquée aux municipales l'année dernière – elle l'était encore, dans une bien moindre mesure, cette année.

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

Je compléterai d'abord les propos de Jean-François Doridot au sujet de la méthode de travail des instituts de sondage lorsqu'il s'agit d'estimer l'abstention. Effectivement, quelle que soit la méthodologie utilisée – entretiens par téléphone, par internet ou en face-à-face –, les personnes interrogées ont presque toujours tendance à surdéclarer leur intention de participer aux scrutins. Ce comportement a été manifeste lors des dernières élections, bien que nous ayons anticipé une abstention record dans une enquête publiée le jeudi précédant le premier tour des élections régionales, où nous évoquions une participation prévisionnelle de l'ordre de 39 %. Cela représentait déjà une très forte baisse de la participation, et même une chute de la participation de scrutin à scrutin puisque près d'un électeur sur deux s'était déplacé lors des élections régionales de 2015. Pour être tout à fait honnête avec vous, nous nous sommes demandé si la faiblesse de ce taux de participation n'était pas exagérée, or ce taux était même surévalué par rapport à la participation réelle. Dans le cadre des enquêtes confidentielles réalisées dans le cadre des élections départementales, nous observions le même biais, peut-être un peu atténué : les personnes interrogées par téléphone – lorsque nous travaillons au niveau des cantons, nous ne pouvons pas passer par internet – surdéclaraient leur intention de participer au scrutin.

Ce n'est pas la première fois que nous étions confrontés à une telle difficulté, même si nous l'avons moins mise en avant, notamment parce qu'un taux de participation moins élevé était relativement neutre en termes de résultats électoraux. Cependant, chez Harris Interactive France, nous avons été amenés à modifier notre approche. Jusqu'à présent, nous demandions aux électeurs s'ils étaient « tout à fait certains », « plutôt certains », « plutôt pas certains » ou « pas du tout certains » d'aller voter ; nous avions tendance à penser que la participation réelle serait proche de la part des sondés ayant choisi la réponse la plus intense, déclarant qu'ils étaient « tout à fait certains » d'aller voter. Cette donnée, statistiquement intéressante, a toujours été surévaluée. À la suite de travaux réalisés en France, en Europe et aux États-Unis, nous avons légèrement modifié notre approche : nous utilisons désormais une échelle de 1 à 10 et prenons en compte les seules personnes ayant évalué à 10 leur intention d'aller voter. Malgré tout, nous restons confrontés à un phénomène de surdéclaration.

Nous avons cherché à savoir si les personnes que nous interrogions par internet n'avaient pas un intérêt pour l'actualité, la vie politique et la participation qui, toutes choses égales par ailleurs en matière de genre, d'âge, de localisation géographique et de niveau social, constituerait un biais inhérent aux échantillons que nous utilisions sur internet. Aussi avons-nous cherché à corriger ce biais en menant parallèlement des enquêtes par téléphone et par internet, avec des questions identiques qui ne sont pas politiques à proprement parler, mais qui concernent l'intérêt des sondés pour l'actualité, la vie politique et les sources d'information. De toute façon, chaque enquête comporte des biais, quelle que soit la méthodologie utilisée : la question est alors de savoir comment faire pour les limiter.

Nous avons vécu récemment une situation inédite, à laquelle nous n'avions jamais été confrontés : nous observons une baisse tendancielle de la participation, malgré quelques soubresauts. L'abstention s'accentue dans deux catégories de population, les jeunes et les catégories populaires, qui sont aussi les personnes les plus distantes de la vie politique et qui, pour dire les choses franchement, avaient plutôt tendance à déclarer un vote en faveur du Rassemblement national. Cela creuse l'écart entre les intentions de vote et la réalité.

L'affaire serait simple si ce phénomène se reproduisait de manière systématique. Or, lors des dernières élections européennes, les jeunes se sont davantage déplacés pour aller voter qu'ils n'en avaient déclaré l'intention trois jours avant le scrutin. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution de la mobilisation, notamment le fait que des manifestations pour le climat étaient organisées le vendredi précédant l'élection, encourageant ainsi le vote des jeunes – ce qui a profité à Europe Écologie Les Verts et, en partie, à La République en marche. Ainsi, dans un intervalle de temps relativement limité – deux ans –, nous avons observé deux phénomènes inverses : nous ne pouvons donc pas considérer que les mêmes recettes ou les mêmes méthodes d'analyse nous permettront d'appréhender avec justesse non seulement la participation, mais également les effets de son évolution sur le comportement électoral.

Par ailleurs, lors des élections municipales de juin 2020, les dernières intentions de vote étaient fondées sur un taux de participation plus important qu'il ne l'a été en réalité. Comme l'a dit Jean-François Doridot, la participation s'est surtout effondrée du fait de la crainte de contracter la covid dans un bureau de vote. Cela a eu très peu d'effet sur le résultat des élections : l'écart entre les intentions de vote basées sur une participation plus importante et la réalité du scrutin était très faible, notamment dans les grandes communes urbaines, car l'abstention différentielle a été assez uniformément répartie entre les différentes catégories de population.

Ainsi, notre outil, que je considère comme extraordinaire, n'est pas exempt de failles qui nous mettent en difficulté lorsque nous sommes confrontés à des situations particulières. Nous ne pouvons savoir si nous avons parfaitement réussi à corriger les différents biais qu'à l'issue du scrutin. Nous entamons, les uns et les autres, des travaux de recherche, en France comme au niveau international, sans avoir la certitude que nous aboutirons, du fait des comportements singuliers observés lors des trois élections que je viens d'évoquer.

Le deuxième aspect de votre interrogation relève davantage de notre travail d'analyse. À chaque scrutin, les électeurs se demandent si l'élection présente un enjeu tel qu'il justifie leur déplacement. Plus l'enjeu perçu est grand, plus la participation électorale est importante. Plus la campagne donne le sentiment d'une confrontation politique, au sens noble du terme, plus les électeurs, même les plus jeunes, considèrent que cela vaut la peine de se déplacer pour aller voter. Or les dernières campagnes électorales ont paru relativement faibles. En outre, ces scrutins présentaient la singularité, presque inédite sous la Ve République, de ne permettre aux électeurs ni d'encourager ni de sanctionner le pouvoir politique en place. Depuis 1986, toutes les élections régionales voire départementales donnaient aux citoyens l'occasion d'exprimer leur soutien ou, plus souvent, leur mécontentement à l'égard de la formation politique majoritaire au niveau national ; cette année, par la force des choses, ce n'était pas possible. Aussi, l'un des ressorts de mobilisation au niveau national n'était pas vraiment présent.

L'abstention peut également traduire un manque d'intérêt des électeurs pour la consultation, au niveau individuel comme au niveau collectif. Nous l'avons vu par le passé, lors des référendums de 1988 sur la Nouvelle-Calédonie et de 2000 sur le passage au quinquennat. Au début, le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen prenait clairement cette direction : nos compatriotes exprimaient un désintérêt manifeste pour ce sujet, considérant que la question posée présentait un caractère structurel – faut-il ou non doter l'Union européenne d'une Constitution ? – et n'avait pas de rapport clair avec les valeurs, la représentation qu'ils se faisaient de l'Europe et les conséquences de son action dans leur vie quotidienne. À partir du moment où les citoyens ont perçu, en mars 2005, les effets réels ou supposés que le traité constitutionnel européen pourrait avoir sur la norme sociale, les services publics et un certain nombre d'aspects qui apparaissaient comme fondamentaux à une partie de la société française, non seulement l'intention de participation s'est manifestement accrue, mais le comportement électoral a également changé, le non devenant majoritaire dans les intentions de vote et, finalement, dans les urnes le 29 mai. La participation au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen a été, à peu de chose près, identique à celle du référendum de 1992 sur le traité de Maastricht. En termes de niveau de participation et d'intensité de réponse, elle a même été supérieure de près de 5 points dans toutes les catégories de population, quelles que soient les générations et les catégories sociales. Sans mésestimer les défaillances des instituts de sondage, je veux ici mettre l'accent sur la façon dont le politique présente les enjeux électoraux. À partir de quel moment les électeurs considèrent-ils que voter sert à quelque chose et qu'une consultation électorale mérite qu'ils y participent, du fait des conséquences qu'elle emporte tant à titre individuel qu'à titre collectif ?

Il est important de garder à l'esprit que les Français sont très critiques à l'égard de leurs responsables politiques. Selon une enquête que nous avons menée auprès de plus de 10 000 personnes et qui sera publiée demain dans le magazine Challenges, 60 % des Français déclarent que leurs responsables politiques « contribuent plutôt au déclin de la société française ». Les termes sont clairs, le constat est sévère.

Je veux enfin vous faire part d'une petite différence d'appréciation avec Jean-François Doridot. Les abstentionnistes que nous interrogeons dans le cadre de nos enquêtes, qu'elles soient qualitatives ou quantitatives, n'expriment pas un désintérêt à l'égard de la chose publique, mais une critique des responsables politiques. En s'abstenant, ils n'entendent pas marquer une distance mais envoyer un message, car ils savent que leur comportement va ennuyer les élus. Alors que le droit de vote est une conquête, l'abstention constitue un message à caractère politique, exprimé à titre individuel et collectif par des électeurs qui considèrent que, dans un pays qui est l'un des plus politiques du monde, les débats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances et de leurs attentes.

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

Les sondages sont effectivement un outil perfectible, sans cesse modifié et amélioré pour s'adapter aux évolutions de la société. Nous pouvons, si vous le souhaitez, ouvrir le capot de nos voitures pour vous expliquer quelles sont les différentes composantes de nos enquêtes et comment nous avons cherché à améliorer nos échantillons et nos questionnaires. Comme M. Lévy l'a dit tout à l'heure, nous avons remplacé les échelles de 1 à 4 par des échelles de 1 à 10 et renforcé les questions relatives à la sûreté du choix – nous demandons également aux personnes interrogées à quel moment elles se détermineront de façon définitive. Depuis plusieurs années, nous observons en effet que les électeurs décident pour qui ils vont voter de plus en plus tard au cours de la campagne, et même très souvent le jour du scrutin. Beaucoup de choses évoluent et sont sans doute moins structurées qu'il y a une vingtaine d'années, ce qui rend nécessaire une transformation de nos outils qui constituent des thermomètres de l'opinion.

Au-delà des différentes méthodes de fabrication d'un sondage, nous nous interrogeons sur la façon dont nous contactons les personnes qui répondent à nos enquêtes. Devons-nous privilégier le face-à-face, le téléphone ou internet ? Aucune méthodologie n'est idéale, aussi devons-nous sans doute les mélanger. On a beaucoup parlé des sondages par quotas ou de la méthode probabiliste, aléatoire, utilisée dans les pays anglo-saxons, que nous avons également expérimentée.

Plus globalement, nous menons une réflexion sur l'identité des gens qui répondent à des sondages, car cette démarche constitue un acte citoyen qui a du sens. Dans les années à venir, nous devrons certainement nous pencher sur les personnes que nous n'arrivons pas à avoir dans nos échantillons, qui sont en partie la source de nos erreurs de prévision de la participation à certaines élections.

Pendant la campagne des élections européennes, nous avons mené avec le Parlement européen un travail sur les « abstentionnistes modérés » : nous cherchions à savoir s'il existait un moyen de les remobiliser. Nous avons pu cibler ces publics dans les différents pays européens et déterminer les problématiques qui les intéressaient particulièrement. Ainsi, les jeunes, très présents parmi les « abstentionnistes modérés », sont sensibles aux questions climatiques. Cela a permis au Parlement européen de diffuser, à la fin de la campagne, de courts spots à destination de ces publics spécifiques afin de les remobiliser. Nous avons ainsi constaté qu'un travail sur les thématiques qui intéressent les citoyens avait un impact sur leur mobilisation.

Que faisons-nous des sondages une fois qu'ils sont réalisés ? Les utilisons-nous pour aider les politiques et les décideurs publics à inciter la population à participer aux élections, comme nous l'avons fait avec le Parlement européen ? Par ailleurs, comment les sondages sont-ils traités par les médias, les commentateurs et les journalistes ? C'est à ce niveau que, depuis de nombreuses années, nous avons du mal à nous faire entendre : nous avons beau prendre toutes les précautions et rédiger des fiches d'avertissement, nos sondages sont souvent traités de façon simplifiée et caricaturés – c'est humain. Toutes les mesures de précaution que nous prenons lorsque nous présentons des sondages à nos clients ne sont pas reprises par les commentateurs. Il y a donc tout un travail à accomplir avec les utilisateurs de nos sondages pour améliorer le traitement médiatique de ces derniers.

Par ailleurs, à quoi servent les sondages, notamment ceux qui concernent les intentions de vote ? S'agit-il de prédictions ou de simples états des lieux ? On a longtemps considéré qu'il s'agissait de prédictions, mais il me semble beaucoup plus intéressant de prendre en considération ce qu'ils racontent pendant une campagne électorale.

Comment expliquer l'abstention observée lors des derniers scrutins ? Au-delà des raisons structurelles évoquées tout à l'heure par M. Doridot, pourquoi les Français n'ont-ils pas souhaité se mobiliser ? Dans certains pays, au contraire, la pandémie a plutôt favorisé la participation électorale. En réalité, la situation est très différente d'un pays à l'autre : on ne peut pas affirmer de manière générale que la pandémie aurait encouragé la participation ou l'abstention.

Il faut aussi prendre en considération le statut particulier des élections intermédiaires, lors desquelles les Français ne savent pas forcément pour qui ou pour quoi ils votent. Quelques semaines avant le scrutin, 47 % des Français interrogés dans le cadre d'une question ouverte étaient incapables de citer le nom de leur président de région : aussi l'institution régionale souffre-t-elle d'un manque de personnalisation ou d'incarnation. Selon d'autres sondages que nous avons réalisés, les citoyens français n'ont pas l'impression que les conseils régionaux et départementaux mènent une action concrète dont ils ressentent les effets dans leur quotidien. Il y a là une réflexion que nous devons conduire avec une partie de nos clients publics, sur la façon de communiquer de façon claire, efficace et utile auprès des citoyens au sujet des actions politiques menées par les collectivités territoriales.

Nous avons un peu mis entre parenthèses le mouvement des Gilets jaunes pendant la pandémie, du fait de l'apparition de situations nouvelles très anxiogènes. Or les Gilets jaunes sont toujours là et ont encore envie d'exprimer des revendications. Toute la population française ne participe évidemment pas à ce mouvement, mais ce dernier a montré à nos concitoyens qu'ils pouvaient dire qu'ils se sentaient déconsidérés voire méprisés par les élites ou les pouvoirs publics. Sur ce point, le sondage cité par M. Lévy est tout à fait révélateur. Je suis en train de lire Les Épreuves de la vie, un livre dans lequel Pierre Rosanvallon évoque la situation de citoyens qui se sentent méprisés. En tant que directrice générale d'un institut de sondage, cette réflexion m'intéresse particulièrement. Il convient d'essayer de comprendre les ressorts de ce sentiment de mépris et de trouver, avec les acteurs publics, les mesures à mettre en œuvre pour y remédier.

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Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions

Le sujet dont nous traitons cet après-midi est très vaste, comme en témoigne le questionnaire que vous nous avez adressé en amont de cette table ronde. Il peut être abordé sous des angles divers. Outre la question fondamentale de la participation électorale et des raisons qui expliquent la hausse de l'abstention, on peut s'interroger sur les outils utilisés par les instituts de sondage pour appréhender la participation aux différents scrutins, ainsi que sur les leviers qui pourraient favoriser cette dernière et que vous évoquiez vous-mêmes dans le questionnaire, par exemple la reconnaissance du vote blanc.

Mes confrères ont rappelé que la création de votre mission d'information, que je salue, a été motivée par les taux d'abstention record constatés lors des dernières élections départementales et régionales. Pour autant, l'abstention n'est pas un phénomène nouveau, pas plus que l'accentuation de cette tendance – malgré quelques soubresauts récents, l'abstention s'accroît depuis les années quatre-vingt-dix – ou que les populations les plus concernées par ce comportement. On a beaucoup entendu que les jeunes n'étaient pas allés voter. Or, il y a plus de vingt ans, lorsque je travaillais en tant qu'étudiante sur la question de la participation électorale, du vote blanc et de l'abstention, je me référais aux travaux d'Alain Lancelot datant de la fin des années soixante : on disait déjà que c'étaient les jeunes et les personnes les plus éloignées de la vie politique, ayant les plus faibles niveaux de diplômes et de revenus et les moins insérées dans la société qui votaient le moins. Aussi, les choses n'ont pas tellement changé, même si la tendance s'est accentuée.

Il faut distinguer, d'une part, la baisse tendancielle de la participation électorale depuis vingt ans et, d'autre part, le contexte particulier des dernières élections. Parmi les causes de l'abstention constatée récemment s'entremêlent plus que jamais raisons structurelles et raisons conjoncturelles.

Mes collègues ont déjà évoqué les raisons structurelles, qui s'inscrivent dans un contexte global de crise de confiance dans le politique et les représentants politiques. Jean-François Doridot a parlé très justement du sentiment d'inutilité du vote qui explique la montée de l'abstention depuis vingt ans. Les citoyens constatent que les politiques nationales ne peuvent pas tout, qu'elles s'inscrivent dans un contexte européen et mondial. Le sentiment d'impuissance des représentants politiques donne aux citoyens un sentiment d'impuissance de leur vote. Cette crise de la confiance, de l'utilité et du résultat du vote transparaît dans nos enquêtes. Nous avons beaucoup travaillé, récemment, avec la Fondation Jean-Jaurès sur la question de l'engagement : il est assez fascinant de voir que la société française reste très engagée mais que, lorsque les Français pensent à l'engagement, ils ne pensent plus à la politique. Ils reprochent aux politiques de ne pas tenir leurs engagements et questionnent l'utilité de l'élection, et donc du vote.

À cet élément, structurel, s'ajoutent des explications plus conjoncturelles liées aux dernières élections : méconnaissance des institutions régionales et départementales ainsi que de leurs attributions, manque d'incarnation du président ou de la présidente de région, etc. Ainsi, paradoxalement, alors que les transports sont un sujet de préoccupation majeure pour les Franciliens, ces derniers ne savent pas que c'est la région qui s'en occupe.

Enfin, même si Jean-François Doridot estime qu'il ne faut pas se cacher derrière l'excuse de la pandémie, je considère pour ma part qu'elle a eu un impact sur le scrutin : les dates des deux tours ont été modifiées tardivement et tous les citoyens n'ont en conséquence pas été informés ; les candidats ont eu des difficultés à faire campagne ; en outre, les Français avaient la tête à autre chose – ils avaient envie de sortir de la crise sanitaire et de se projeter vers l'été. En conséquence, l'abstention a connu un niveau record. Mais cela va-t-il se reproduire en 2022 ? Je ne le crois pas.

Quel est le « message politique » derrière cette abstention ? Contrairement à Jean-Daniel Lévy, je ne suis pas sûre qu'on puisse parler d'un message exclusivement politique. Tous les citoyens n'entendent pas exprimer un mécontentement ; certains ont malheureusement déjà basculé, si ce n'est dans le rejet, au moins dans l'indifférence, puisqu'ils ont le sentiment que leur vote est inutile.

La comptabilisation des votes blancs peut-elle constituer un levier pour favoriser la participation ? Cela dépend de ses modalités : intègre-t-on les votes blancs dans les suffrages exprimés ? Pour être élu, un candidat au second tour de l'élection présidentielle doit-il disposer d'une majorité absolue malgré les votes blancs, ce qui donnerait à ces derniers le pouvoir d'invalider l'élection ?

Cette comptabilisation ne me semble pas le bon levier. En effet, les différences de profil entre les personnes qui votent blanc et celles qui s'abstiennent sont très nettes. Les premières sont souvent diplômées et appartiennent aux catégories sociales les plus aisées. Ce sont souvent des cadres, vivant dans les centres urbains, dotés d'un sens politique assez aiguisé et pour qui voter est un devoir. Ils manifestent donc le besoin d'exprimer un message et, souvent, plus l'offre politique est restreinte, plus le vote blanc est important – ainsi au second tour d'une élection. En conséquence, en reconnaissant le vote blanc, je ne suis pas sûre qu'on attire vers les urnes des gens qui ont un rapport compliqué au vote ou y sont indifférents.

Si la question, générale, de la participation électorale s'adresse davantage aux politologues et aux spécialistes en sociologie politique, nous, instituts de sondage, nous interrogeons en permanence sur les meilleurs moyens de l'appréhender par nos outils d'enquête. C'est délicat, mais nous sommes de plus en plus précis. Sans livrer nos recettes – qui se rapprochent de plus en plus les unes des autres –, Jean-Daniel Lévy a évoqué l'utilisation de notes de 0 à 10 quand, par le passé, nous nous contentions d'échelles en quatre. En outre, nous doublons avec des questions. Quelques jours avant les municipales, nous avions déjà interrogé nos concitoyens sur ce qu'ils feraient en cas d'aggravation de la crise sanitaire ; les différentiels d'intentions de vote étaient de 10 à 20 points – et beaucoup plus marqués chez les seniors. Je ne suis donc pas d'accord avec l'analyse de Jean-Daniel Lévy.

Avant les régionales, par anticipation, nous avions interrogé ceux qui avaient répondu « 10 » – et étaient donc certains d'aller voter – sur l'impact de l'évolution de la crise sanitaire sur leur intention de vote, mais également sur les autres raisons qui les empêcheraient d'aller voter – par exemple lorsqu'aucune liste ne leur convenait. Ils pouvaient également cocher « j'irai voter quoi qu'il arrive ». Grâce à l'agrégation de ces différentes données, nous avons réussi à mieux approcher le taux de participation, même s'il était encore surestimé de 3 à 4 points par rapport à la réalité. Mais, je l'avoue, nous n'avons pas communiqué ces chiffres car nous n'étions pas certains de ce que nous avions mesuré. S'il est facile, après coup, de se féliciter d'avoir anticipé le niveau de participation, cette estimation est très difficile en amont.

Pour répondre à l'un des points de votre questionnaire concernant les outils de recueil, la plupart des enquêtes sont réalisées par internet. De telles enquêtes sont sans doute plus fiables lorsqu'elles sont réalisées au niveau national – la mesure était relativement juste en 2017 – et certains des déboires que nous avons connus lors des dernières élections régionales et départementales tiennent au fait que nous avons travaillé avec des échantillons locaux, sans doute moins « purs ».

Pour autant, d'autres éléments viennent brouiller les estimations, notamment la difficulté croissante des instituts à mesurer les intentions de vote car les électeurs eux-mêmes ont de plus en plus de mal à se situer sur un échiquier politique et prennent leur décision de plus en plus tard. Il y a vingt ou trente ans, un sympathisant socialiste votait pour le candidat socialiste ; aujourd'hui, face à une offre non stabilisée, un électeur de gauche ne sait pas vraiment comment se positionner. La recomposition du champ politique depuis 2017 vient donc ajouter de la complexité à la complexité.

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Monsieur Lévy, vous avez indiqué que les abstentionnistes n'exprimaient pas un désintérêt pour la chose publique mais entendaient adresser un message aux élus et aux politiques. Pourtant, on constate le même phénomène d'abstention lors des élections syndicales, prud'homales ou consulaires. Comment l'expliquez-vous ?

Madame Zulfikarpasic, vous estimez que l'engagement prend désormais de nouvelles formes. Pourriez-vous nous préciser lesquelles car le manque de participation dans le collectif est assez généralisé ?

Comment expliquer, d'un côté, l'abstention très forte au moment des élections régionales et départementales – forme de contestation assez radicale – et, de l'autre, un vote légitimiste puisque, sauf exception, les sortants ont été réélus ?

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À partir de quel taille de panel considérez-vous qu'un sondage est suffisamment fiable ? Quelle est la rotation des échantillons ?

D'un point de vue prospectif, vous avez évoqué la force du vote blanc, mais n'est-ce pas une forme d'abstention ? La reconnaissance du vote blanc ne passe-t-elle pas par l'obligation de vote ?

Quelles sont les évolutions plébiscitées par la société et celles qui sont opérationnelles dans d'autres démocraties européennes – scrutin électronique, vote par correspondance ou autres modes de scrutin ?

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Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions

Y a-t-il un désintérêt pour le vote ? Même si c'est moins le cas que par le passé, paradoxalement, il est encore tabou de dire que l'on ne vote pas. Dans nos enquêtes, les deux tiers des Français déclarent voter à toutes les élections ou presque, alors que ce n'est pas vrai. Sans doute le vote est-il encore un peu sacré. Dans l'enquête que nous avons diligentée pour la Fondation Jean-Jaurès, les Français déclarent d'ailleurs que le vote est l'un des deux moyens les plus efficaces de faire valoir une conviction.

Mais les faits démentent cet attachement. C'est pourquoi, dans la note produite pour la Fondation Jean-Jaurès, nous estimons que les Français se sentent toujours engagés, mais que cet engagement ne passe plus par la politique ou le collectif – syndical par exemple. Il revêt des formes de plus en plus individuelles et privées : engagement dans une association, dons, boycott de produits ou de marques, etc. On peut donc parler d'individualisation des formes de l'engagement.

Vous évoquez le paradoxe entre l'abstention record lors des dernières échéances électorales, qui traduirait une contestation du politique, et un vote légitimiste. Mais il n'y a pas de paradoxe et c'est même un phénomène inhérent à la faible participation électorale : les électeurs qui se déplacent alors pour voter ont un rapport assez classique au vote. Pour eux, le vote est un devoir. Leur profil sociodémographique, mais aussi politique, est traditionnel. En conséquence, leur idéologie l'est également : ils sont proches des partis les plus traditionnels et leur vote est un peu plus légitimiste que la moyenne.

Vous m'interrogez sur les nuances entre vote blanc et abstention. Mon mémoire de recherche pour le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) s'intitulait « Le vote blanc : abstention civique ou expression politique ? ». Même si ce mémoire date de 2001, je m'intéresse toujours à ce sujet et je me sens donc particulièrement légitime à répondre. Il ressortait de mon étude qu'il existe probablement une différence de motivation et de profil entre les gens qui votent blanc et ceux qui s'abstiennent : le vote blanc semble plutôt le fait d'électeurs dotés d'un sens civique très aigu – ils n'imaginent pas ne pas voter – mais qui ne s'intéressent pas au sujet ou votent en général pour un parti et se trouvent dans l'impasse parce que l'offre électorale ne leur donne pas satisfaction. Ils décident alors d'exprimer un mécontentement. Cela ressortait particulièrement des nombreux entretiens qualitatifs que j'avais menés en complément de mes travaux quantitatifs. Si l'abstention peut être systématique, le vote blanc est plutôt intermittent.

Le vote blanc n'est donc pas une forme d'abstention. En le reconnaissant dans le cadre d'une réforme plus globale visant à rendre le vote obligatoire, je ne suis pas certaine qu'on amènerait plus d'électeurs vers les urnes, à moins que sa comptabilisation puisse, par exemple, entraîner l'annulation de l'élection présidentielle si un candidat doit rassembler la majorité absolue des suffrages pour être élu au second tour. Mais nous n'en sommes pas là.

Enfin, vous nous interrogez sur l'évolution des modalités du vote. Après les régionales, nous avons sondé les Français sur ce qui permettrait de lutter efficacement contre l'abstention. Ils sont assez favorables à la possibilité de voter à distance – par internet ou par courrier –, à la reconnaissance du vote blanc, à la généralisation du vote électronique ou encore à la possibilité de voter depuis leur lieu de travail, en semaine. En revanche, le vote obligatoire fait plus débat et le sujet semble particulièrement clivant.

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

Effectivement, dès que l'on parle d'obligation, les réactions peuvent être très vives. Les Français plaident plutôt pour la facilitation du vote – possibilité de voter sur plusieurs jours, vote par voie électronique ou par courrier. Dans un contexte de perte de repères, les citoyens-consommateurs veulent qu'on leur simplifie la vie : ils attendent des pouvoirs publics qu'ils améliorent le « service » et soient plus à l'écoute de leurs besoins et de leurs contraintes quotidiennes. Nos confrères de l'IFOP ont comparé l'abstention électorale actuelle à la désaffection des églises il y a quelques dizaines d'années. La perte de repères politiques et sociétaux explique cette prise de distance par rapport à la chose politique : les citoyens s'interrogent sur le sens du vote et de l'abstention. Une majorité continue à considérer que son vote a une valeur, mais se demande ce qui fonde cette valeur.

Que signifie l'abstention ? Est-ce une expression de colère ? Nous avions réalisé un sondage deux jours avant le dernier scrutin et interrogé les Français sur le premier mot qui leur venait à l'esprit quand on leur parlait de ces élections. Il s'agissait d'une question ouverte et le mot qui revenait le plus fréquemment était « indifférence », avant « colère ». Si certains – comme les Gilets jaunes – vont presque considérer l'abstention comme un devoir, visant à faire passer un message, une autre frange de la population, plus jeune et dont le niveau d'études est moins élevé, est simplement indifférente – leur vie est ailleurs. Cette indifférence est, à mon sens, plus inquiétante que la colère, qui reste une forme d'implication.

Je partage l'analyse de ma consœur sur la légitimation des sortants : lorsque le corps électoral se restreint, ceux qui se mobilisent ont des profils beaucoup plus classiques que les autres.

J'en viens à la question de la fiabilité et de la rotation de nos échantillons. À partir de 1 000 interviewés, l'échantillon devient très solide. Lorsque nous faisons appel à des panélistes – des gens inscrits sur des panels sur internet –, nous essayons de ne pas solliciter toujours les mêmes. Les règles déontologiques et de gestion des panels sont propres à chaque institut, ce qui peut expliquer des temps de réalisation d'études et parfois des budgets différents. J'ai déjà évoqué les méthodes mixtes : elles nous permettront d'atteindre des cibles que nous n'arrivons pas à toucher lors de nos enquêtes par internet ou par téléphone, voire en face-à-face à domicile.

Vous nous interrogez sur le vote obligatoire et la comptabilisation du vote blanc. Je partage l'analyse de ma consœur : nos études soulignent combien le profil de ceux qui votent blanc est différent de celui des abstentionnistes. En outre, il n'existe pas une unique catégorie d'abstentionnistes et il serait possible d'établir une typologie en fonction des différents ressorts de l'abstention.

Si la réflexion sur le vote obligatoire ou les modalités du scrutin est importante, elle ne doit pas servir à mettre de côté le principal problème – les critiques à l'égard de l'action politique, la désaffection, la méfiance et la perte de confiance réciproque, car les citoyens ont parfois le sentiment que les hommes politiques ne leur font plus confiance. C'est cette confiance qu'il faut essayer de restaurer pour favoriser la participation.

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

En 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper casher, nous avons réalisé une étude pour le compte de l'Assemblée nationale sur la thématique de l'engagement, en collaboration avec la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation pour l'innovation politique.

Qu'est-ce qui nous avait frappés et est probablement toujours vrai ? C'est un point de désaccord avec mes confrères, mais les citoyens estiment que le principal marqueur de l'engagement et de l'action citoyenne, c'est le vote. Lorsqu'on va ou qu'on ne va pas voter, on le fait en conscience, quels que soient la météorologie ou les engagements personnels. Les Français sont donc parfaitement conscients des effets de l'abstention. En France, cette dernière n'est pas du tout de même nature qu'aux États-Unis. Lors d'enquêtes récentes, notamment celle réalisée par le CEVIPOF, l'abstention résiduelle concernait 11 % de la population française, très en deçà de ce qu'on constate dans d'autres pays où la participation est faible, de manière tendancielle.

En facilitant le vote, on accroît évidemment la participation électorale. À l'automne dernier, lors des débats concernant la mise en place du vote par internet, nous avions testé différentes options pour Régions Magazine et, si on propose fromage et dessert aux Français, ils disent oui ! Ils estiment que la possibilité de vote à distance, ou par correspondance, en complément du vote en présentiel, les incitera à voter. Mais il s'agit là de déclarations d'intention.

La baisse de la participation ne touche pas uniquement la sphère politique, mais tous les corps intermédiaires. Ainsi la suppression des élections prud'homales n'a-t-elle pas suscité beaucoup d'émoi. Est-ce un phénomène rassurant ou inquiétant ? Chacun est libre de son analyse, même si voter pour ses juges n'est pas tout à fait dans la tradition française et que les Français n'identifient pas toujours bien le rapport de force entre patronat et représentants du monde salarié.

Si l'abstention a connu son paroxysme lors des derniers scrutins, nous avons très peu parlé de l'élection présidentielle et des élections législatives. Sauf en 1969, la participation a toujours connu une hausse entre le premier et le deuxième tour. L'élection présidentielle de 2017 fait donc exception, alors même que l'extrême droite était présente au second tour. La hausse de l'abstention est loin d'être négligeable : un Français sur quatre inscrits sur les listes électorales ne s'est pas déplacé au deuxième tour en 2017 et 4 millions de Français ont déposé un bulletin blanc ou nul dans l'urne. Cela signifie que 8 % des Français inscrits sur les listes électorales ou 12 % de ceux qui ont voté ont décidé de ne pas choisir entre un candidat, Emmanuel Macron, vu comme centriste, et une candidate d'extrême droite. Alors que la presse soulignait régulièrement l'enjeu du scrutin, une partie non négligeable de la population française n'a pas analysé la situation de la même façon et a émis un autre message. Il faut le garder à l'esprit.

Que s'est-il passé lors des élections législatives qui ont suivi ? Moins d'un électeur sur deux s'est déplacé au premier tour, record absolu d'abstention depuis la création de la Ve République, et moins de 43 % des inscrits ont pris part au vote au deuxième tour.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

Jean-Daniel Lévy a raison : quand on propose fromage et dessert, les gens sont pour ! Toute mesure facilitant le vote augmenterait la participation. Cependant, comme dans tout débat qui n'est pas prioritaire dans l'opinion, les personnes interrogées répondent très favorablement aux questions générales. Si le débat était plus structuré, qu'on évoquait les désavantages de ces nouveaux modes de scrutin, les risques de fraude, ou encore les disparités de vote en cas de survenance d'un événement très grave au milieu d'une élection qui s'étale sur plusieurs jours, sans doute l'opinion serait-elle un peu moins favorable.

En outre, même si un élargissement des modalités de vote contribuerait à la hausse de la participation, il ne résoudrait pas le problème de la défiance vis-à-vis du politique, ni la question de l'utilité du vote. Je me suis peut-être mal exprimé. Il ne s'agit effectivement pas d'indifférence, mais d'un questionnement des citoyens : si je vote, qu'est-ce que cela va changer dans mon quotidien ? S'il n'y a pas de bénéfices pour moi ou pour ma famille, pourquoi irais-je voter ?

Enfin, un sujet n'a pas été abordé : le mode de scrutin. La proportionnelle n'est sans doute pas la panacée, mais elle permet de représenter tous les courants de la vie politique. Lors des scrutins majoritaires à deux tours, certains électeurs se déplacent en sachant que leur candidat n'a aucune chance de passer le premier tour – c'est le cas de ceux qui votent pour Lutte ouvrière, par exemple. Même si les élections de 1986 sont loin, elles font partie de celles qui ont connu le moins d'abstention.

Comment gérons-nous nos échantillons ? Lors de l'élection présidentielle de 2017, avec le CEVIPOF, nous disposions d'un énorme panel de 20 000, puis de 15 000 personnes, et nos résultats, comme ceux de tous nos confrères, étaient bons. Mais avec un tel panel, vous avez exactement les mêmes biais qu'avec 1 000 ou 1 500 personnes. Cela nous a simplement permis de mieux comprendre les ressorts du scrutin – par exemple, en analysant plus finement le vote des hommes de 18 à 24 ans habitant en milieu rural.

J'ajoute que si les sondages sont très fiables pour ce qui concerne les dynamiques électorales, en revanche la bonne évaluation des niveaux peut poser des problèmes pouvant persister durant toute une campagne. J'ignore si nous rencontrerons de telles difficultés en 2021 – les problèmes diffèrent d'une élection à l'autre, c'est ce qui fait à la fois le charme et la difficulté de ce métier. Pour reprendre l'exemple cité par M. Lévy, notre dernière enquête avant les régionales concluait à une participation à hauteur de 38 % ; comme il y a toujours une mobilisation de l'électorat dans les derniers jours, nous avions donc tablé sur une participation de 40 % ou 41 % – c'est d'ailleurs ce que nous avions déclaré à la Commission des sondages. Or cette mobilisation n'a pas eu lieu, ce qui est tout à fait inédit et nous renvoie à la question du sentiment d'inutilité du vote.

Il faut donc à la fois se méfier des niveaux indiqués – quand deux candidats sont crédités l'un de 21 %, l'autre de 20 %, il y a toujours une marge d'erreur – et être attentif aux dynamiques mises en évidence par les sondages.

Comme le soulignait Adélaïde Zulfikarpasic, il existe néanmoins une grande différence entre les enquêtes nationales et des enquêtes régionales. Si l'on sait générer de manière aléatoire des numéros de téléphone à l'échelon national, on ne sait pas le faire à l'échelon local ; il est extrêmement difficile d'obtenir des enquêtes représentatives avec cette méthode. Le sondage par internet est celle qui comporte aujourd'hui le moins de biais. Il reste qu'ils existent et que, dans tous les cas de figure, les enquêtes locales sont moins fiables, et cela quel que soit le nombre de personnes interrogées.

Je terminerai par quelques éléments de prospective concernant les élections présidentielle et législatives à venir. En utilisant les mêmes outils, on note, pour ce qui concerne les intentions de participation, une différence de dix points avec les précédentes : en septembre 2016, 67 % des personnes interrogées déclaraient être certaines d'aller voter ; elles sont 57 % aujourd'hui. Si l'on va dans le détail, ce sont dans les catégories les moins favorisées et chez les jeunes que le recul est le plus net. Chez les retraités et les plus âgés, il est de trois ou quatre points, alors qu'il est de quatorze ou quinze points chez les jeunes.

Ce qui est un peu plus rassurant, c'est que, s'agissant d'une échelle de 0 à 10, l'évolution touche surtout les personnes qui se situent entre 8 et 10. Le nombre de ceux qui ont véritablement décroché – entre 0 et 5 – reste à peu près stable. Il s'agit donc pour l'essentiel de personnes qui se posent la question de l'utilité de leur vote. On peut par conséquent espérer les rattraper, même si la participation sera probablement moindre que lors des précédentes élections.

Il reste qu'il est difficile de faire des pronostics à l'avance : tout dépendra de l'offre électorale, des enjeux de l'élection, du caractère serré ou non du premier tour. Il y a cinq ans, on annonçait que la participation à la présidentielle serait catastrophique et, en définitive, elle fut plus qu'honorable. Tout cela est très incertain – mais il convient d'être attentif, notamment au décrochage des jeunes.

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Merci à nos invités pour leurs exposés extrêmement intéressants. Ils ont synthétisé avec beaucoup de clarté les raisons de la hausse de l'abstention, dont nous avions tous plus ou moins confusément conscience.

Ma question porte sur le scrutin qui vient de se dérouler. Quel a été, à votre avis, l'effet du couplage des élections régionales et départementales sur la participation ? Étant candidat aux élections départementales, j'étais persuadé que l'élection régionale servirait de locomotive. A posteriori, je me demande si le couplage n'a pas été plutôt un facteur de confusion, donc d'abstention ; de fait, avec mon binôme, nous avons eu beaucoup de mal à expliquer les différences entre les deux élections.

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Entre les deux tours des élections départementales et régionales, des personnes rencontrées sur un marché m'ont dit ne plus aller voter parce que leur choix n'était jamais pris en considération. Que penseriez-vous d'un système qui permettrait d'exprimer une double préférence parmi les candidats, par exemple à travers l'attribution de points ? Un scrutin de ce type serait-il susceptible de susciter une plus grande adhésion ?

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Merci à chacun d'entre vous pour cette très riche contribution à notre réflexion, qui nous montre tout ce qui nous reste à clarifier.

Vous avez parlé de la colère, madame Salvaing. Dans Colère et temps, le philosophe Peter Sloterdijk estimait, il y a une quinzaine d'années, que les partis politiques avaient une fonction de « banques de la colère », transformant la colère populaire en propositions constructives. Une partie de l'abstention pourrait-elle s'expliquer par l'expression de cette colère par d'autres voies que les partis politiques ?

Ma deuxième question porte sur le rôle des instituts de sondage et sur leurs méthodes. Premièrement, avez-vous mesuré l'influence de la publication des sondages sur la participation ?

Deuxièmement, vous avez cité Pierre Rosanvallon, qui estime qu'il est nécessaire d'étudier des « récits » afin d'appréhender la dimension sensible de ce qui détermine le vote ou l'adhésion. Où en est votre réflexion méthodologique ? En vous écoutant, on comprend que, comme tout est très instable, on ne peut plus faire de prévisions, on est condamné à la prospective. Testez-vous de nouvelles méthodes pour analyser l'opinion ? Dans ma circonscription, par exemple, on a organisé des escape games sur le vote obligatoire en simulant des débats, suivis de debriefs pour obtenir des éléments qualitatifs, des ressentis. On passe par de la mise en situation, par un partage d'expériences avec les personnes interrogées pour essayer de comprendre comment ça fonctionne. Développez-vous des méthodes de ce type ?

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Il est certain que votre métier va devenir de plus en plus compliqué dans les prochaines années ! Vous évoquiez tout à l'heure un événement qui surviendrait quarante-huit heures avant un scrutin et viendrait invalider la totalité des prévisions ; j'ai pour ma part le souvenir de l'élection présidentielle de 2002, où le monsieur qui s'est fait dépouiller et dont la maison a été brûlée quarante-huit heures avant le premier tour a sans doute influencé le résultat du scrutin… Avec les réseaux sociaux et les chaînes d'actualité, le phénomène ne va que s'amplifier.

Vous constatez une diminution de la participation aux différents scrutins depuis une vingtaine d'années. Lorsqu'il était Premier ministre, Lionel Jospin a pris la décision que l'inscription des jeunes de 18 ans sur les listes électorales serait désormais automatique, et non plus volontaire. Cela a pu conduire à inscrire sur les listes électorales des jeunes qui n'avaient pas forcément envie voter. Avez-vous tenté de mesurer les conséquences de cette mesure, du point de vue de la participation électorale ?

En quoi la campagne électorale, avec les professions de foi, les spots, les tracts, peut-elle avoir une influence sur la participation ? Lors des dernières départementales, j'ai fait, comme j'en ai l'habitude, une campagne très active, en envoyant par exemple un courrier personnalisé à tous les jeunes du canton âgés de 18 à 25 ans : cela a permis d'avoir une participation de 2 ou 3 points supérieure à la moyenne départementale, mais pas plus.

Vous estimez qu'il ne faut pas s'inquiéter outre mesure des résultats des élections départementales et régionales, l'épidémie de covid-19, la proximité de l'été, la non-distribution des documents électoraux et les changements de bureaux de vote du fait de la situation sanitaire ayant pu troubler l'électorat. Or il y avait un scrutin proportionnel : aux régionales, dès lors qu'une liste faisait plus de 5 %, chaque voix était comptabilisée. Pourtant, les électeurs ne se sont pas déplacés davantage.

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Je crois moi aussi qu'il est très difficile de tirer des enseignements des dernières élections régionales et départementales, pour toutes les raisons évoquées, à commencer par la crise sanitaire. Cela étant, on enregistre une baisse tendancielle de la participation depuis maintenant plusieurs décennies, malgré des pics souvent liés à l'enjeu du scrutin. Cette hausse de l'abstention inquiète-t-elle autant nos concitoyens que les politiques et la sphère médiatique ?

Avez-vous observé au cours des dix dernières années un changement dans la relation des Français au vote, qui pourrait avoir eu des effets non seulement sur la participation, mais aussi, plus largement, sur leur rapport à la démocratie ? J'ai l'impression que si l'enjeu du scrutin reste le premier critère de participation, la personnalité du candidat est devenue un facteur bien plus important qu'avant, comparativement à son affiliation à un parti politique notamment. D'ailleurs, aux élections régionales, la plupart des sortants, plus connus que leurs challengeurs, ont été réélus. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication, les réseaux sociaux ont-ils changé le rapport au vote ? Ne note-t-on pas aussi une certaine lassitude par rapport au vote utile, auquel on a eu beaucoup recours dans les années 2000 ? J'ai entendu plusieurs de nos concitoyens déclarer vouloir y renoncer.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

Les citoyens sont-ils aussi inquiets que les politiques du niveau de l'abstention ? Pas sûr. Après le premier tour des élections régionales et départementales, on a demandé à ceux qui avaient déclaré s'être abstenus s'ils le regrettaient : pour 75 % d'entre eux, la réponse fut négative. De toute évidence, c'était aussi pour certains une manière de faire passer un message. Les raisons d'un vote ou d'une abstention ne sont jamais évidentes à expliquer. Nous avons pu observer dans les dix jours précédant l'élection un dégonflement des intentions de vote en faveur du Rassemblement national – de 26 % à 24 %, par exemple –, mais dans une proportion bien moindre que ce qui s'est passé dans la réalité, avec un score final de 19 %. Une hypothèse – mais je ne sais pas si elle est juste – serait que le vote protestataire, qui s'exprimait en partie en faveur du Rassemblement national, a pris la forme de l'abstention ; mais, d'une part, cela ne veut pas dire que cela se reproduira à la présidentielle, d'autre part, cela suppose que le candidat du Rassemblement national avait peu de chances d'être élu, ce qui n'était pas le cas dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur – du moins selon les instituts de sondages : là-bas, un électeur du Rassemblement national avait tout intérêt à se déplacer pour voter pour M. Mariani, qui était en tête des intentions de vote. Mais la personnalité de M. Mariani correspondait-elle à l'image du Rassemblement national ? C'est un autre sujet. Il reste que les citoyens qui se sont abstenus ne le regrettent pas nécessairement, ce qui accroît encore la difficulté à les faire revenir dans les bureaux de vote.

Certaines mesures a priori judicieuses, comme le non-cumul des mandats, peuvent avoir joué, quoiqu'à la marge, sur la participation, dans la mesure où les gens votent aussi pour une personnalité. Aujourd'hui, les candidats sont moins connus et cela incite moins les électeurs à se déplacer.

Nous n'organisons pas d' escape games mais, en plus des études quantitatives classiques, nous procédons à des études qualitatives, en utilisant diverses méthodes : entretiens, réunions de groupes, communautés en ligne… Cela nous permet d'approfondir les choses et de mieux comprendre les dynamiques à l'œuvre. Il nous arrive aussi d'utiliser des méthodes expérimentales : par exemple, nous travaillons avec des laboratoires sur la notion de regret ou sur le taux de réactivité. Malheureusement, ce n'est pas cela qui nous permettra de savoir si M. Mélenchon fera 19 % ou 20 % à la prochaine élection. Or c'est là ce qu'attendent les politiques et nos concitoyens des instituts de sondage – et c'est bien normal. De ce point de vue, les méthodes expérimentales, si elles nous permettent de mieux comprendre les raisons du vote, ne sont pas très intéressantes.

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

Peut-être aurez-vous remarqué que nous ne vous avons pas assommés avec des chiffres…

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

Disons plutôt que nous avions la certitude que nous aurions affaire à un public exigeant.

Plus sérieusement, cela reflète que les sondages des intentions de vote réalisés auprès de 1 000 personnes ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Une grande partie de notre réflexion s'inscrit dans le cadre de méthodes alternatives ou complémentaires : enquêtes qualitatives, analyses de réseaux sociaux, études du comportement des individus, y compris dans d'autres champs, comme le marketing ou la consommation, observation de communautés… Nous essayons de voir comment obtenir une réponse sans poser directement une question, et si les individus peuvent spontanément établir une hiérarchie de leurs préoccupations et présenter les raisons de leur jugement. Néanmoins, pour mesurer un rapport de force, on n'a pas jusqu'à présent trouvé mieux qu'une intention de vote, et ce n'est pas faute de chercher ! Lors de la dernière élection présidentielle, les écarts de voix furent relativement faibles, mais l'ordre donné par la plupart des instituts était le bon, notamment pour les quatre premiers – même si cela ne garantit pas la fiabilité de notre outil pour la prochaine présidentielle.

Chez Harris, nous sommes quelque peu en décalage avec ce que dit Pierre Rosanvallon, qui a tendance à individualiser très fortement les comportements et considère que les phénomènes sociaux sinon n'existent plus, du moins œuvrent de manière beaucoup moins forte que par le passé. Or, l'analyse de certains phénomènes qui traversent l'ensemble de la société française et sont observables sur tout le territoire national, comme c'est le cas de la chute de la participation électorale, révèle des ressorts sociologiques profonds et anciens. Cela justifie que nous constituions nos échantillons en fonction de critères tels que le sexe, l'âge, la profession, la situation géographique, auxquels certains en adjoignent d'autres, comme le type d'habitat, la structure familiale ou le secteur, public ou privé, d'exercice professionnel. Jusqu'à présent, on n'a pas trouvé mieux comme base de réflexion – ce qui n'empêche pas de faire appel à des variables explicatives complémentaires concernant les accidents de la vie, le sentiment de maîtriser ou non sa destinée, le fait de travailler dans un secteur d'activité dépendant d'un autre, notamment.

Pour expliquer l'abstention, on évoque souvent la fatigue électorale et la lassitude du vote utile : l'abstention serait une forme de critique envers le système politique. Ce qui est frappant, c'est que le Rassemblement national n'apparaît plus comme un repoussoir qui influerait sur le comportement électoral. Cela n'est pas nouveau : dans la quasi-totalité des élections depuis au moins les élections départementales de 2011, en cas de présence au deuxième tour d'un candidat du Front national ou du Rassemblement national, il n'a pas eu de « surmobilisation » de l'électorat entre les deux tours ; au contraire, il y a souvent eu une augmentation des suffrages non exprimés.

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

Disons que cela fait tout de même une dizaine d'années, depuis qu'au congrès de Tours, Marine Le Pen a pris la responsabilité du Front national, avec la modification des thématiques qui s'ensuivit et qui a vu, en plus du diptyque immigration/sécurité, apparaître les questions sociales, le rapport à la laïcité et à la République, ce qui a donné le sentiment que le Rassemblement national était moins antirépublicain que le Front national pouvait l'avoir été par le passé – mais j'arrête là ma digression.

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

Le fait de coupler les élections régionales et départementales a-t-il eu un impact sur la participation ? C'est difficile à mesurer, mais je pense que cela a en tout cas posé un problème de lisibilité et a aussi brouillé la campagne et le message des politiques ; du coup, certains électeurs ont pu confondre les votes et les enjeux.

Quant aux effets des sondages sur les comportements électoraux, nous disposons de nombreuses études sur le sujet, et cela depuis leur apparition. Leurs résultats sont assez contradictoires : certaines concluent qu'elles favorisent plutôt le candidat qui a priori l'emporterait ; d'autres conduisent à penser que, au contraire, les sondages incitent certains électeurs à se mobiliser lorsqu'ils voient que leur candidat est en mauvaise posture. Mais il est évident qu'ils ont des effets, notamment dans la mesure où, je le répète, la manière dont on s'empare des sondages et dont on les commente dans les médias fait partie intégrante de la campagne. Le rôle des instituts est par conséquent déterminant et c'est pourquoi nous sommes très contrôlés, notamment par la Commission des sondages. Nous essayons, autant que faire se peut, d'innover et d'améliorer nos méthodes.

L'utilisation de récits, les nouvelles approches nous tiennent à cœur ; et comme le soulignait Jean-Daniel Lévy, nous avons aussi beaucoup à apprendre du marketing et des sciences comportementales. Je pense que, comme c'est déjà le cas en matière d'achats, de santé ou d'alimentation, on sera bientôt conduit à étudier dans le champ politique ce qui détermine les comportements humains. La crise sanitaire nous a fait développer de nouvelles méthodes de suivi afin de mieux comprendre les logiques à l'œuvre et les cheminements intellectuels. Au-delà des intentions de vote, nous essayons d'analyser au plus près le vécu de nos concitoyens – c'est d'ailleurs un aspect passionnant de notre métier. Nombre de méthodes sont testées, notamment numériques, afin d'essayer de comprendre l'univers des jeunes, et leur façon d'interagir, notamment. Je suis persuadée que nous sommes à l'aube de découvertes très intéressantes dans le domaine des sciences comportementales appliquées au champ politique.

Pour ce qui est de la campagne électorale, deux points de participation en plus, je trouve que c'est déjà très bien, monsieur Cordier ! Il faudrait réfléchir plus avant sur les modes de relations à établir avec les citoyens dans une campagne électorale, mais ce qui est certain, c'est que ceux-ci souhaitent qu'on aille vers eux ; ils attendent plus de proximité de la part des politiques. On dit que le collectif n'existe plus, mais je ne suis pas d'accord ; je crois qu'il a pris des formes différentes, que l'on a encore du mal à analyser. Et pour en revenir à Pierre Rosanvallon, je pense que tout l'enjeu est précisément, au-delà du phénomène d'individualisation, d'arriver à saisir les nouvelles formes d'engagement collectif – notamment à l'occasion des campagnes électorales, et à l'aide d'outils différents de ceux que nous avons l'habitude d'utiliser.

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Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions

Le débat sur le rôle des instituts de sondage est sans fin…Nous sommes tous d'accord pour dire que oui, les sondages ont une influence sur le vote des individus, mais au même titre que d'autres informations : la lecture des journaux, l'utilisation des réseaux sociaux… En dépit de leurs imperfections, les sondages sont un outil que nous essayons de rendre le plus fiable possible, le plus objectif dans la mesure de l'opinion. Si demain il n'y avait plus de sondages, sur quoi s'appuierait-on ? Sur les prises de parole, les fake news ?

Je ne suis pas sûre d'avoir bien compris le système que vous proposez, madame Dubois, mais je crois que cela rejoint la réflexion de Jean-François Doridot sur l'évolution du mode de scrutin et l'introduction d'une plus grande part de proportionnelle, qui permettrait une diversification et une représentation plus large des sensibilités politiques.

L'influence d'une campagne électorale, en tant que telle, n'a jamais été mesurée. Une campagne est faite de séquences multiples, avec des débats, l'envoi des professions de foi, des campagnes de communication… De toute façon, il est très difficile pour les individus de rationaliser a posteriori leur décision et de donner de manière exhaustive et dans le détail les raisons qui ont déterminé leur comportement électoral. Il est toutefois évident que la campagne a des effets sur celui-ci. Pour notre part, nous essayons de mesurer, en constituant des échantillons appariés, les différences de comportement électoral entre des personnes qui ont été exposées à des messages politiques et d'autres qui ne l'ont pas été. Nous avons notamment travaillé avec le service d'information du Gouvernement sur des campagnes d'incitation au vote : on mesurait, après le scrutin, l'impact de ces messages. Cela dépend beaucoup du scrutin, de sa nature et de ses enjeux, mais il y a quand même des invariants. La norme sociale, par exemple, joue. Un message disant : « 80 % des électeurs vont voter pour le maire. Et vous, qu'attendez-vous pour aller voter ? », on sait que cela aura un effet. L'incarnation de la fonction, la bonne identification des candidats, cela marche aussi : ça fonctionne très bien pour les maires, par exemple.

Enfin, je ne mesure pas l'impact de l'inscription systématique des jeunes sur les listes électorales. J'aurais tendance à dire que s'il existe, il reste marginal face au phénomène de désintérêt des jeunes pour le politique traditionnel.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

Il y a peut-être davantage de jeunes qui ne savent pas qu'ils sont inscrits. Et pourtant beaucoup de choses ont été faites, à commencer par le site internet qui permet de savoir facilement si l'on y est inscrit.

Le fait que certains ne sachent pas vraiment s'ils sont inscrits ou soient mal inscrits, ou pour aller plus loin les questions de fraude que peut soulever le vote par internet ou par correspondance, sont des éléments à prendre en compte. Dans le prolongement du travail qui a été mené dans les services publics, notamment les impôts, quant aux procédures de déménagement, je pense qu'il devrait être possible de changer automatiquement de bureau de vote quand on déménage. Cela ne jouerait que de manière marginale, parce que les gens qui veulent vraiment voter le font quand même, y compris par procuration, mais cela serait le petit plus qui éviterait, lorsqu'on est un peu énervé contre la classe politique ou qu'on ne voit pas vraiment l'enjeu, de basculer dans l'abstention.

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Dans les études que vous faites sur le vote à distance, les questions que vous posez abordent-elles le problème de la confidentialité du vote ? Quand j'en discute sur le terrain, je me rends compte que les gens n'y ont pas forcément pensé spontanément, mais que quand on leur en parle le sujet les interpelle.

Par ailleurs, je voudrais en savoir plus sur vos échantillonnages. Ma circonscription est très partagée entre urbain et rural. Quand je me déplace en milieu très rural, j'entends beaucoup de discours complotistes, de la part de personnes branchées toute la journée sur des chaînes de télévision et très connectées sur des réseaux sociaux qui entretiennent ces thèses. Comment parvenez-vous à atteindre ces personnes qui pourtant nous disent qu'on ne leur demande jamais leur avis?

Enfin, avez-vous une capacité à évaluer la façon dont certains cachent leur vote ? Je crois sincèrement qu'il y a un petit phénomène de cet ordre-là : quand on les interroge, certains, par pudeur, par refus, ou aussi par volonté de perturber les sondages, cachent ou même transforment leur vote. Réfléchissez-vous à la façon de vous rapprocher le plus possible de la réalité de choses ?

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Vous nous avez tous dit que nous restons une nation éminemment politique, que les Français ont la volonté de participer à la vie politique ou en tout cas de la comprendre, et qu'ils ressentent la nécessité de trouver une utilité dans l'élection – que cette utilité tienne au fait qu'ils seront représentés, ce qui nous ramène à la question de la proportionnelle, ou simplement au « pourquoi » du vote. De ce point de vue, les compétences des régions et des départements étant entremêlées, il a pu y avoir une certaine incompréhension aux dernières élections.

Avez-vous fait des études sur la compréhension qu'ont les Français de leurs institutions, et, si c'est le cas, pouvez-vous nous les fournir ? Savent-ils ce quel est le rôle d'un département, d'une région, du Conseil d'État ? Car plus l'on connaît ses institutions, mieux l'on comprend l'utilité de s'exprimer à l'élection correspondante. Je pense qu'il y a un réel problème de pédagogie. Notre nation « éminemment politique » est marquée par une déconnexion entre l'utilité du vote et de la vie civique d'une part, et l'engagement dans la société, d'autre part.

Enfin, avez-vous des éléments qui permettraient de lier la complexification flagrante de nos institutions, au fil des cinquante dernières années, et la baisse de la participation ? En voulant prétendument simplifier, on a créé des strates effroyablement enchevêtrées aux yeux des Français.

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Je voudrais aller un peu plus loin dans la sociologie de l'abstention. Vous avez relevé le fait, déjà connu, que les jeunes et les catégories populaires sont les plus touchés, tout en disant que l'abstention concerne tout le monde. Avez-vous des éléments plus précis sur les dynamiques de chaque catégorie sociale ? Et, point qui me paraît essentiel, certaines familles politiques sont-elles davantage touchées par l'abstention ?

Par ailleurs, vous avez mis en cause, à raison, la responsabilité des politiques dans la situation assez dramatique de l'abstention. Il ne faut pas tourner autour du pot, cette responsabilité est majeure. Ceci étant dit, et sans provocation aucune, peut-on aussi s'interroger sur la place des sondages ? N'ont-ils pas une influence, quand on entend dire toute la journée que l'élection va se passer de telle manière ? Entendons-nous : je ne considère pas que les sondages soient prédictifs, et je ne pense pas un instant que vous ayez l'ambition de les présenter comme tels. Nous savons tous ici que ce sont les dynamiques qui sont importantes dans les sondages – et dorénavant la dynamique de l'abstention sera autant prise en compte que les chiffres de chacun des candidats. Mais les sondages ne pèsent-ils pas sur la mobilisation, en donnant l'impression que tout est joué et que ce n'est pas la peine d'aller voter ? Les électeurs ne se transforment-ils pas en stratèges dans ce qu'ils vous disent ? Le fameux vote prétendu utile est aussi lié à l'essor des sondages, me semble-t-il.

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Nous sommes allés un peu vite sur le sujet des élections dans le monde syndical, associatif ou mutualiste, et aussi chez nos voisins européens. La question de la défiance institutionnelle, de l'individualisation de l'engagement, se pose-t-elle dans les mêmes termes chez nos voisins ? Avez-vous connaissance d'exemples dont nous pourrions nous inspirer ?

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Une étude de comparaison avec les systèmes étrangers a été faite, qui sera transmise aux membres de la mission d'information. Une réunion y sera consacrée.

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Un rapport conjoint du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et du ministère des Armées intitulé Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties préconise de mener des sondages et des enquêtes sur la sensibilité du public aux manipulations de l'information. La thèse est qu'avec des données précises, on pourrait mieux contrer les fake news. Je voudrais savoir si vous faites de telles études et ce que vous pouvez nous en dire pour le sujet qui nous intéresse.

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La loi NOTRe (loi portant nouvelle organisation territoriale de la République) a fait beaucoup de mal à notre démocratie. Les mesures prises contre le cumul des mandats sous le précédent quinquennat également. Il est toujours plus facile de pousser la porte du maire que celle du député. Pensez-vous qu'une réforme territoriale fondée sur la fameuse révolution girondine promise par le candidat Emmanuel Macron en 2017 permettrait d'atténuer cette abstention inquiétante ? Vous avez donné très peu de chiffres, mais pour le coup, il serait bon d'en avoir sur ce sujet.

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Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions

Le vote caché est effectivement une des difficultés de notre métier. On distingue vote caché théorique, vote caché réel, vote amplifié… Nous y travaillons en permanence.

Quand j'ai commencé ma carrière, il y a une vingtaine d'années, il y avait une très nette sous-déclaration du vote Front national dans les enquêtes, réalisées alors par téléphone. D'où l'application de coefficients de pondération. Mais si nous pouvons nous baser, pour construire un échantillon représentatif d'un point de vue sociodémographique, sur les données de l'INSEE – on connaît la proportion d'hommes et de femmes, ainsi que la répartition de la population par classe d'âge et par catégorie socioprofessionnelle en France –, nous ne disposons en revanche d'aucune donnée officielle sur la composition du corps électoral. Nous travaillons donc sur ce qu'on appelle des élections de référence : nous demandons à nos sondés quel a été leur vote lors d'une élection donnée, nous comparons avec les résultats réels et nous en tirons un correctif. Il y a vingt ans donc, il fallait multiplier par un coefficient de pondération assez important les électeurs du Front national. C'est presque l'inverse aujourd'hui : nos dernières enquêtes montrent une surreprésentation des sondés déclarant avoir voté pour Marine Le Pen et nous sommes obligés d'atténuer les chiffres du vote pour le Rassemblement national.

C'est donc une problématique à laquelle nous sommes confrontés en permanence. Pour prendre des exemples, il y a eu pendant longtemps une sorte de vote refuge : quand on voulait cacher son vote et se montrer politiquement correct, on prétendait voter écologiste. En 2017, on avait également évoqué l'existence d'un vote caché en faveur de François Fillon pour expliquer la faiblesse des intentions de vote dans les sondages – qui finalement n'a pas été confirmée par les faits. Ce phénomène fait partie du charme et de la complexité de notre métier, et la faculté de l'électeur de se jouer du sondeur est quelque chose que nous essayons d'appréhender et de contourner.

Sur la compréhension qu'ont les Français de leurs institutions, nous avons des données. Nous réalisons des études globales pour des fondations ou des think tanks, et de plus précises pour les institutions elles-mêmes. Nous travaillons par exemple pour des collectivités locales sur ce que comprennent les citoyens de leurs attributions et des projets qu'elles conduisent.

Force est de constater qu'il existe une grande méconnaissance de certaines institutions, pour ne pas dire de la plupart, ce qui nous ramène à la question de la complexification. Quand nous travaillons pour un département ou une région, nous voyons que les citoyens connaissent assez mal non seulement de façon générique les contours de ses missions, mais également le détail des projets pourtant concrètement menés. Je ne sais pas quelles études pourront vous être fournies, car beaucoup sont confidentielles, mais la documentation en la matière est importante.

S'interroger sur la place des sondages dans le débat public n'a rien d'une provocation : c'est au contraire une question majeure. Nous l'avons tous reconnu tout à l'heure, nous avons évidemment une responsabilité ; les sondages ont un impact sur le vote.

Comme Laure Salvaing l'a dit, il existe de nombreux travaux de sociologie sur le sujet, qui montrent tout et son contraire : certains électeurs se mobilisent pour le candidat en difficulté dans les sondages, d'autres pour celui qui a le plus d'avance. Outre tout cela, je pense que le sentiment que les jeux sont faits peut effectivement avoir un impact sur la mobilisation.

Il y a aussi une tendance à la multiplication des sondages, que nous connaissons tous mais dans laquelle nous nous laissons pourtant parfois entraîner. Nous avons fait un décompte : les sondages se multiplient depuis quelques années, parfois au risque de verser dans la politique-fiction. Il appartient à chacun de prendre ses responsabilités. Je considère qu'à une certaine échéance du scrutin, quand l'offre électorale n'est pas claire, aller sur des terrains un peu hasardeux apporte du discrédit à la fois dans notre profession et plus globalement dans le politique. Mais c'est une danse qui se fait à deux, avec les médias. Or c'est nous qui sommes contrôlés par la Commission des sondages, qui devons publier nos marges d'erreur et prendre des précautions pour rappeler que nos sondages ne sont pas des instruments prédictifs ; un média, lui, peut vouloir faire le buzz et reprendre un chiffre fort.

Enfin, nous avons pour notre part travaillé en 2017 sur la question de la manipulation de l'information, avec des chercheuses américaines. Cela a donné lieu à la publication d'un article de recherche. De façon purement expérimentale, nous avons fait un sondage d'intentions de vote avec ce qu'on appelle des échantillons appariés : on travaille en parallèle sur deux échantillons qui ont la même structure mais auxquels on ne donne pas les mêmes informations. Dans un des deux échantillons, nous avons introduit une fake news, et nous avons aussi mesuré la part de personnes interrogées qui y avaient été exposées dans la vraie vie . Nous nous sommes rendu compte que même après avoir apporté un démenti, la fake news avait eu un impact sur l'image du candidat concerné : les différentiels restaient assez importants en termes de points et d'intentions de vote. Donc oui, l'effet des fausses informations se mesure, et perdure alors même qu'elles ont été démenties.

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

La question de la confidentialité du vote se rattache plus globalement à celle des données personnelles, qui se pose dans de nombreux domaines. Elle entre en jeu dès qu'on envisage un vote électronique ou par correspondance. Cette préoccupation de la confidentialité est émergente au sein de la population française, et appréhendée surtout du point de vue du suivi des données personnelles. C'est paradoxal, car les citoyens donnent toute la journée des informations sur les réseaux sociaux ou s'inscrivent sur des applications, et cela en connaissance de cause. Mais dans le domaine politique, ou sociétal, le sujet leur importe et ils attendent en tout cas des politiques qu'ils y apportent une solution.

S'agissant des échantillons, ils sont constitués en France suivant la méthode des quotas. Les quotas s'appliquent aux critères sociodémographiques – sexe, âge, profession – mais aussi géographiques. Quand nous structurons par exemple un échantillon national, nous le diversifions au maximum en fonction des régions, mais aussi de la catégorie d'agglomération : rural, urbain, périurbain. Nous utilisons des échelles en quatre ou six selon les études.

Nos échantillons comprennent donc de l'urbain et du rural car, en effet, il y a des différences, et aussi des subdivisions encore plus fines, puisque nous apportons une attention particulière à représenter tout ce qui est périurbain et périphérique des grandes métropoles.

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Il me semble quand même que dans la ruralité, les citoyens ont tendance à voter davantage, alors qu'on a le sentiment qu'ils sont moins informés, ou qu'ils sont plus sensibles aux discours complotistes. Tenez-vous compte de ce fait dans vos échantillonnages, et pouvez-vous les équilibrer de ce point de vue ?

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

Je ne suis pas sûre qu'on puisse faire des généralités sur le rural et les discours complotistes.

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Les Gilets jaunes par exemple, c'était un phénomène rural.

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Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France

Il y avait du rural, mais aussi beaucoup de périurbain : en gros, la « France moyenne », la petite ville. C'est d'ailleurs là que sont situés les ronds-points.

Cette France-là aussi, nous l'interrogeons, dans nos sondages quantitatifs mais aussi dans nos études qualitatives. Pour ces dernières, nous allons à la rencontre des citoyens pour discuter de manière plus approfondie avec eux et essayer d'explorer leur ressenti – plutôt que de leur demander leur opinion, ce qui se fait de manière très binaire. C'est d'ailleurs extrêmement complexe.

S'agissant de la place des sondages, nous avons effectivement une responsabilité personnelle. Chaque institut doit se saisir de cette question et avoir une réflexion sur son éthique professionnelle, c'est évident.

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Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d'Harris Interactive France

Sur ce dernier point, tout en sachant que l'exposition médiatique nous sert et nous confère une forme de crédibilité, nous cherchons à tempérer l'utilisation que les médias sont amenés à faire de nos données. De façon générale, nous incitons chacun à consulter les sites internet des instituts, où l'on trouve une note qui accompagne chaque étude. Il y a toujours une prise de parole de la part de l'institut, qui est parfois un peu différente, et même divergente de ce qui est mis en avant par les médias audiovisuels et la presse écrite, y compris ceux qui se revendiquent comme étant de qualité. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt, nous avons tous intérêt à être exposés médiatiquement, mais nous pouvons être déstabilisés par l'exploitation qui est faite de nos sondages, et nous pouvons aussi avoir certains débats avec nos commanditaires.

Oui, nous jouons un rôle ; oui, nous fournissons une information. Ce qui nous frappe, c'est qu'en général, le recours aux sondages pour se déterminer est d'autant plus fort qu'on ne voit pas la différence entre les projets politiques des acteurs. Si l'on ne croit pas suffisamment à ce qui peut être fait par le responsable politique, on utilise le sondage pour savoir si l'on a intérêt à voter pour lui. Cela s'est vu par exemple au cours de la dernière élection présidentielle. Une partie de l'électorat a voté au premier tour en faveur d'Emmanuel Macron, considérant que c'était le plus petit dénominateur commun pour éviter un second tour entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ou François Fillon. Cela a contribué au fait qu'il atteigne les 24 %. Au sein de la gauche, il y a aussi eu un déport d'une partie de l'électorat socialiste de Benoît Hamon vers Jean-Luc Mélenchon, considéré comme celui qui avait le plus de chances d'être au second tour. Au soir du deuxième tour de la primaire socialiste, le 29 janvier, il y avait 16 % d'intentions de vote pour Benoît Hamon et 9 % pour Jean-Luc Mélenchon. Ensuite, l'évolution des courbes a été quasi mécanique ; un débat sur TF1 avait participé à la bascule électorale.

S'il y a donc bien une incidence des sondages, ce n'est pas le seul aspect à prendre en compte. Nous avons tendance à considérer que c'est la faiblesse de la crédibilité du projet politique dans l'absolu qui en renforce l'effet. On emploie parfois les termes de bandwagon et underdog : je vous laisse creuser le sujet dans la littérature, mais cela signifie que certains électeurs courent grossir les rangs du candidat appelé à la victoire et que d'autres cherchent à donner un coup de main à celui qui reste en arrière.

Certains faits sont toutefois déstabilisants. Il arrive, lorsqu'on compare des enquêtes publiques avec d'autres confidentielles, menées pour des acteurs qui ne rendront pas les données publiques, qu'on constate les mêmes distorsions entre les résultats réels et les intentions de vote. On ne peut donc pas considérer qu'il y ait toujours un effet manifeste, dans un sens ou dans l'autre.

Concernant la sociologie de l'abstention, nous avons des éléments que nous pourrons mettre à votre disposition – sachant qu'il s'agit de sondages, avec les forces et les faiblesses que cela implique ! Pour ce qui est des familles politiques, nous avons été surpris, au cours des dernières élections municipales et pour partie des dernières régionales et départementales, par l'abstention plus importante de l'électorat d'extrême droite ou ayant voté pour Marine Le Pen à la dernière présidentielle. Ce n'est pas le seul facteur, mais la crainte de contracter le covid dans les bureaux de vote avait été un peu plus manifeste de la part de cet électorat, notamment pour les municipales. Il est, non pas forcément complotiste, mais plus sceptique face à une parole institutionnelle rassurante que d'autres catégories de population.

Un dernier point : je ne suis pas persuadé que le fait de connaître précisément les ressorts de l'action d'une institution participe du comportement électoral. Et il en est de même pour la relation de proximité. Aux élections municipales précédentes, sans compter celles de 2020, on était autour de 65 % de participation : on voit donc que même si le maire est l'élu préféré des Français, comme le disent toutes les enquêtes, cela ne se traduit pas forcément dans la pratique électorale. Même dans les communes de petite taille, où l'on connaît son maire, il y avait déjà une abstention manifeste. D'autres éléments interviennent : l'indépendance du maire, sa capacité à porter ses ambitions, la présence de structures intercommunales… La dimension de proximité n'est donc pas la seule à prendre en compte, non plus que celle de la simplification, même si elle existe, comme lors de la création des grandes régions en 2015.

Pour caricaturer, la différence entre une route départementale de droite et une route départementale de gauche n'est guère sensible. Donc, se focaliser sur la dimension institutionnelle, suivre l'optique des compétences revient à donner à la décision un caractère administratif et non plus politique. En revanche, lorsqu'il y a une conflictualité politique au sens noble du terme, des projets politiques et des confrontations, l'enjeu apparaît plus important et cela accroît la mobilisation électorale.

Une des difficultés de la dernière campagne électorale fut qu'on ne voit pas toujours les différences de pratique, voire de valeurs, entre les acteurs une fois qu'ils sont aux responsabilités. Cela n'incite pas à se déplacer pour aller voter, sachant qu'on a tendance à individualiser de plus en plus son jugement, parfois en faisant fi du strict cadre des formations politiques traditionnelles. Pour ma part, je pense aussi que les motivations du vote des électeurs ne se basent pas uniquement sur leur intérêt personnel, mais également sur un système de valeurs et une représentation de ce qu'est l'intérêt général. Cette représentation peut varier en fonction de la position sociale ou institutionnelle de chacun, mais elle dépasse largement la simple évaluation coût-bénéfice : on ne se décide pas seulement en fonction de son pouvoir d'achat, de ses impôts, de la garde de ses enfants ou de sa qualité de vie, mais en fonction d'une conception très forte de l'intérêt général.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

S'agissant de la sociologie de l'abstention, comme l'a dit Jean-Daniel Lévy, les sondages ne sont que des sondages ! Mais je rappelle que les listes électorales sont maintenant gérées au niveau national par l'INSEE, qui a par exemple fait des études intéressantes, que vous retrouverez facilement, pour savoir à quels tours les gens avaient voté aux deux élections de 2017. Il sera donc désormais beaucoup plus facile d'avoir des données précises. Elles ne seront pas très éloignées de nos enquêtes et ne vont pas les démentir, mais nous pourrons savoir qui a voté aux élections, en termes au moins de sexe et d'âge.

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Ce ne sont pas seulement le sexe et l'âge qui comptent !

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

On voit, dans les enquêtes sur les élections des dernières années, que les jeunes s'abstiennent de plus en plus, mais surtout en comparaison des plus de 65-70 ans : la conception du vote comme devoir reste très forte dans ces générations âgées alors qu'elle n'existe pas du tout chez les jeunes générations, ce qui doit d'ailleurs retenir l'attention. Mais je répète que l'abstention touche toutes les catégories. Si elle est moindre chez les cadres, on constate, encore une fois avec toutes les limites des enquêtes, que l'écart entre cadres et ouvriers s'est plutôt atténué ces dernières années en matière de participation. On ne peut plus dire que les cadres votent très majoritairement.

S'agissant du vote caché et de la manipulation à laquelle se livreraient certains sondés, cela doit bien sûr exister, mais de façon plus que marginale : ce n'est pas cela qui peut fausser les intentions de vote. Croyez-nous, les sondages des instituts ne sont pas manipulés. Pour ma part, au moins trois fois par an, un client, qui peut être un député d'ailleurs, m'assure que les sondages de Jean-Daniel Lévy sont totalement manipulés, et il fait partie de mon travail de lui expliquer que non ! Et je suis sûr que mes collègues ici font la même chose pour les sondages IPSOS. Nous sommes des entreprises privées, nous n'y avons aucun intérêt.

Certes, il y a des imperfections, mais, comme le relevait Adélaïde Zulfikarpasic, que se passerait-il s'il n'y avait pas de sondage ? Dans l'exemple de la montée de Jean-Luc Mélenchon face à Benoît Hamon, sans sondage pour en faire état, je peux vous dire que les commentaires des politiques, des candidats et des médias auraient été bien différents. Mieux vaut avoir des sondages d'opinion certes perfectibles mais bien réalisés, ce qui est le cas en France parce qu'il y a une vraie tradition et qu'ils sont très contrôlés, que pas d'enquête du tout.

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Je ne me serais jamais permis de remettre en cause l'utilité ni la qualité des sondages. J'évoquais juste le fait que certains sondés cachent leur vote réel.

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Jean-François Doridot, directeur général d'IPSOS

Tout ce qui touche à la participation est vraiment difficile à analyser. Vous avez dû rencontrer de nombreux citoyens qui, à la veille des régionales, ne savaient pas s'ils allaient voter, ni pour qui ils allaient voter. Pareillement, puisque Adélaïde Zulfikarpasic a évoqué la question des reconstitutions de vote, je peux vous dire qu'ils peuvent se tromper, en toute honnêteté, sur leurs votes passés. Comme je l'ai évoqué, IPSOS mène certaines enquêtes en réinterrogeant les mêmes personnes dans la durée. Or, lorsqu'on leur demande pour qui ils ont voté lors des élections précédentes, il arrive qu'ils changent leur réponse ! Cela ne veut pas dire qu'ils mentent, c'est qu'ils ont reconstruit le passé. Aujourd'hui, ce n'est pas un secret et mes trois autres collègues pourront le confirmer, on ne se rappelle pas forcément avoir voté pour François Fillon. Et au fur et à mesure qu'on s'éloigne du match Balladur-Chirac de 1995, il y a de moins de moins de gens qui disent avoir voté pour Balladur. Ils préfèrent avoir voté Chirac – et ils y croient !

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Merci à tous pour vos interventions très denses. Le taux de participation à cette réunion s'est élevé à 73 % !

La table ronde s'achève à 18 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Clémentine Autain, M. Erwan Balanant, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Xavier Breton, M. Pierre Cordier, Mme Jacqueline Dubois, Mme Isabelle Florennes, Mme Monique Iborra, Mme Marion Lenne, M. Gérard Leseul, Mme Jacqueline Maquet, Mme Valérie Petit, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Pacôme Rupin, M. Benoit Simian, M. Sylvain Templier, M. Stéphane Travert, M. Charles de la Verpillière, M. Guillaume Vuilletet.