Intervention de Adélaïde Zulfikarpasic

Réunion du mercredi 1er septembre 2021 à 15h30
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Adélaïde Zulfikarpasic, directrice de BVA Opinions :

Le sujet dont nous traitons cet après-midi est très vaste, comme en témoigne le questionnaire que vous nous avez adressé en amont de cette table ronde. Il peut être abordé sous des angles divers. Outre la question fondamentale de la participation électorale et des raisons qui expliquent la hausse de l'abstention, on peut s'interroger sur les outils utilisés par les instituts de sondage pour appréhender la participation aux différents scrutins, ainsi que sur les leviers qui pourraient favoriser cette dernière et que vous évoquiez vous-mêmes dans le questionnaire, par exemple la reconnaissance du vote blanc.

Mes confrères ont rappelé que la création de votre mission d'information, que je salue, a été motivée par les taux d'abstention record constatés lors des dernières élections départementales et régionales. Pour autant, l'abstention n'est pas un phénomène nouveau, pas plus que l'accentuation de cette tendance – malgré quelques soubresauts récents, l'abstention s'accroît depuis les années quatre-vingt-dix – ou que les populations les plus concernées par ce comportement. On a beaucoup entendu que les jeunes n'étaient pas allés voter. Or, il y a plus de vingt ans, lorsque je travaillais en tant qu'étudiante sur la question de la participation électorale, du vote blanc et de l'abstention, je me référais aux travaux d'Alain Lancelot datant de la fin des années soixante : on disait déjà que c'étaient les jeunes et les personnes les plus éloignées de la vie politique, ayant les plus faibles niveaux de diplômes et de revenus et les moins insérées dans la société qui votaient le moins. Aussi, les choses n'ont pas tellement changé, même si la tendance s'est accentuée.

Il faut distinguer, d'une part, la baisse tendancielle de la participation électorale depuis vingt ans et, d'autre part, le contexte particulier des dernières élections. Parmi les causes de l'abstention constatée récemment s'entremêlent plus que jamais raisons structurelles et raisons conjoncturelles.

Mes collègues ont déjà évoqué les raisons structurelles, qui s'inscrivent dans un contexte global de crise de confiance dans le politique et les représentants politiques. Jean-François Doridot a parlé très justement du sentiment d'inutilité du vote qui explique la montée de l'abstention depuis vingt ans. Les citoyens constatent que les politiques nationales ne peuvent pas tout, qu'elles s'inscrivent dans un contexte européen et mondial. Le sentiment d'impuissance des représentants politiques donne aux citoyens un sentiment d'impuissance de leur vote. Cette crise de la confiance, de l'utilité et du résultat du vote transparaît dans nos enquêtes. Nous avons beaucoup travaillé, récemment, avec la Fondation Jean-Jaurès sur la question de l'engagement : il est assez fascinant de voir que la société française reste très engagée mais que, lorsque les Français pensent à l'engagement, ils ne pensent plus à la politique. Ils reprochent aux politiques de ne pas tenir leurs engagements et questionnent l'utilité de l'élection, et donc du vote.

À cet élément, structurel, s'ajoutent des explications plus conjoncturelles liées aux dernières élections : méconnaissance des institutions régionales et départementales ainsi que de leurs attributions, manque d'incarnation du président ou de la présidente de région, etc. Ainsi, paradoxalement, alors que les transports sont un sujet de préoccupation majeure pour les Franciliens, ces derniers ne savent pas que c'est la région qui s'en occupe.

Enfin, même si Jean-François Doridot estime qu'il ne faut pas se cacher derrière l'excuse de la pandémie, je considère pour ma part qu'elle a eu un impact sur le scrutin : les dates des deux tours ont été modifiées tardivement et tous les citoyens n'ont en conséquence pas été informés ; les candidats ont eu des difficultés à faire campagne ; en outre, les Français avaient la tête à autre chose – ils avaient envie de sortir de la crise sanitaire et de se projeter vers l'été. En conséquence, l'abstention a connu un niveau record. Mais cela va-t-il se reproduire en 2022 ? Je ne le crois pas.

Quel est le « message politique » derrière cette abstention ? Contrairement à Jean-Daniel Lévy, je ne suis pas sûre qu'on puisse parler d'un message exclusivement politique. Tous les citoyens n'entendent pas exprimer un mécontentement ; certains ont malheureusement déjà basculé, si ce n'est dans le rejet, au moins dans l'indifférence, puisqu'ils ont le sentiment que leur vote est inutile.

La comptabilisation des votes blancs peut-elle constituer un levier pour favoriser la participation ? Cela dépend de ses modalités : intègre-t-on les votes blancs dans les suffrages exprimés ? Pour être élu, un candidat au second tour de l'élection présidentielle doit-il disposer d'une majorité absolue malgré les votes blancs, ce qui donnerait à ces derniers le pouvoir d'invalider l'élection ?

Cette comptabilisation ne me semble pas le bon levier. En effet, les différences de profil entre les personnes qui votent blanc et celles qui s'abstiennent sont très nettes. Les premières sont souvent diplômées et appartiennent aux catégories sociales les plus aisées. Ce sont souvent des cadres, vivant dans les centres urbains, dotés d'un sens politique assez aiguisé et pour qui voter est un devoir. Ils manifestent donc le besoin d'exprimer un message et, souvent, plus l'offre politique est restreinte, plus le vote blanc est important – ainsi au second tour d'une élection. En conséquence, en reconnaissant le vote blanc, je ne suis pas sûre qu'on attire vers les urnes des gens qui ont un rapport compliqué au vote ou y sont indifférents.

Si la question, générale, de la participation électorale s'adresse davantage aux politologues et aux spécialistes en sociologie politique, nous, instituts de sondage, nous interrogeons en permanence sur les meilleurs moyens de l'appréhender par nos outils d'enquête. C'est délicat, mais nous sommes de plus en plus précis. Sans livrer nos recettes – qui se rapprochent de plus en plus les unes des autres –, Jean-Daniel Lévy a évoqué l'utilisation de notes de 0 à 10 quand, par le passé, nous nous contentions d'échelles en quatre. En outre, nous doublons avec des questions. Quelques jours avant les municipales, nous avions déjà interrogé nos concitoyens sur ce qu'ils feraient en cas d'aggravation de la crise sanitaire ; les différentiels d'intentions de vote étaient de 10 à 20 points – et beaucoup plus marqués chez les seniors. Je ne suis donc pas d'accord avec l'analyse de Jean-Daniel Lévy.

Avant les régionales, par anticipation, nous avions interrogé ceux qui avaient répondu « 10 » – et étaient donc certains d'aller voter – sur l'impact de l'évolution de la crise sanitaire sur leur intention de vote, mais également sur les autres raisons qui les empêcheraient d'aller voter – par exemple lorsqu'aucune liste ne leur convenait. Ils pouvaient également cocher « j'irai voter quoi qu'il arrive ». Grâce à l'agrégation de ces différentes données, nous avons réussi à mieux approcher le taux de participation, même s'il était encore surestimé de 3 à 4 points par rapport à la réalité. Mais, je l'avoue, nous n'avons pas communiqué ces chiffres car nous n'étions pas certains de ce que nous avions mesuré. S'il est facile, après coup, de se féliciter d'avoir anticipé le niveau de participation, cette estimation est très difficile en amont.

Pour répondre à l'un des points de votre questionnaire concernant les outils de recueil, la plupart des enquêtes sont réalisées par internet. De telles enquêtes sont sans doute plus fiables lorsqu'elles sont réalisées au niveau national – la mesure était relativement juste en 2017 – et certains des déboires que nous avons connus lors des dernières élections régionales et départementales tiennent au fait que nous avons travaillé avec des échantillons locaux, sans doute moins « purs ».

Pour autant, d'autres éléments viennent brouiller les estimations, notamment la difficulté croissante des instituts à mesurer les intentions de vote car les électeurs eux-mêmes ont de plus en plus de mal à se situer sur un échiquier politique et prennent leur décision de plus en plus tard. Il y a vingt ou trente ans, un sympathisant socialiste votait pour le candidat socialiste ; aujourd'hui, face à une offre non stabilisée, un électeur de gauche ne sait pas vraiment comment se positionner. La recomposition du champ politique depuis 2017 vient donc ajouter de la complexité à la complexité.

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