Les sondages sont effectivement un outil perfectible, sans cesse modifié et amélioré pour s'adapter aux évolutions de la société. Nous pouvons, si vous le souhaitez, ouvrir le capot de nos voitures pour vous expliquer quelles sont les différentes composantes de nos enquêtes et comment nous avons cherché à améliorer nos échantillons et nos questionnaires. Comme M. Lévy l'a dit tout à l'heure, nous avons remplacé les échelles de 1 à 4 par des échelles de 1 à 10 et renforcé les questions relatives à la sûreté du choix – nous demandons également aux personnes interrogées à quel moment elles se détermineront de façon définitive. Depuis plusieurs années, nous observons en effet que les électeurs décident pour qui ils vont voter de plus en plus tard au cours de la campagne, et même très souvent le jour du scrutin. Beaucoup de choses évoluent et sont sans doute moins structurées qu'il y a une vingtaine d'années, ce qui rend nécessaire une transformation de nos outils qui constituent des thermomètres de l'opinion.
Au-delà des différentes méthodes de fabrication d'un sondage, nous nous interrogeons sur la façon dont nous contactons les personnes qui répondent à nos enquêtes. Devons-nous privilégier le face-à-face, le téléphone ou internet ? Aucune méthodologie n'est idéale, aussi devons-nous sans doute les mélanger. On a beaucoup parlé des sondages par quotas ou de la méthode probabiliste, aléatoire, utilisée dans les pays anglo-saxons, que nous avons également expérimentée.
Plus globalement, nous menons une réflexion sur l'identité des gens qui répondent à des sondages, car cette démarche constitue un acte citoyen qui a du sens. Dans les années à venir, nous devrons certainement nous pencher sur les personnes que nous n'arrivons pas à avoir dans nos échantillons, qui sont en partie la source de nos erreurs de prévision de la participation à certaines élections.
Pendant la campagne des élections européennes, nous avons mené avec le Parlement européen un travail sur les « abstentionnistes modérés » : nous cherchions à savoir s'il existait un moyen de les remobiliser. Nous avons pu cibler ces publics dans les différents pays européens et déterminer les problématiques qui les intéressaient particulièrement. Ainsi, les jeunes, très présents parmi les « abstentionnistes modérés », sont sensibles aux questions climatiques. Cela a permis au Parlement européen de diffuser, à la fin de la campagne, de courts spots à destination de ces publics spécifiques afin de les remobiliser. Nous avons ainsi constaté qu'un travail sur les thématiques qui intéressent les citoyens avait un impact sur leur mobilisation.
Que faisons-nous des sondages une fois qu'ils sont réalisés ? Les utilisons-nous pour aider les politiques et les décideurs publics à inciter la population à participer aux élections, comme nous l'avons fait avec le Parlement européen ? Par ailleurs, comment les sondages sont-ils traités par les médias, les commentateurs et les journalistes ? C'est à ce niveau que, depuis de nombreuses années, nous avons du mal à nous faire entendre : nous avons beau prendre toutes les précautions et rédiger des fiches d'avertissement, nos sondages sont souvent traités de façon simplifiée et caricaturés – c'est humain. Toutes les mesures de précaution que nous prenons lorsque nous présentons des sondages à nos clients ne sont pas reprises par les commentateurs. Il y a donc tout un travail à accomplir avec les utilisateurs de nos sondages pour améliorer le traitement médiatique de ces derniers.
Par ailleurs, à quoi servent les sondages, notamment ceux qui concernent les intentions de vote ? S'agit-il de prédictions ou de simples états des lieux ? On a longtemps considéré qu'il s'agissait de prédictions, mais il me semble beaucoup plus intéressant de prendre en considération ce qu'ils racontent pendant une campagne électorale.
Comment expliquer l'abstention observée lors des derniers scrutins ? Au-delà des raisons structurelles évoquées tout à l'heure par M. Doridot, pourquoi les Français n'ont-ils pas souhaité se mobiliser ? Dans certains pays, au contraire, la pandémie a plutôt favorisé la participation électorale. En réalité, la situation est très différente d'un pays à l'autre : on ne peut pas affirmer de manière générale que la pandémie aurait encouragé la participation ou l'abstention.
Il faut aussi prendre en considération le statut particulier des élections intermédiaires, lors desquelles les Français ne savent pas forcément pour qui ou pour quoi ils votent. Quelques semaines avant le scrutin, 47 % des Français interrogés dans le cadre d'une question ouverte étaient incapables de citer le nom de leur président de région : aussi l'institution régionale souffre-t-elle d'un manque de personnalisation ou d'incarnation. Selon d'autres sondages que nous avons réalisés, les citoyens français n'ont pas l'impression que les conseils régionaux et départementaux mènent une action concrète dont ils ressentent les effets dans leur quotidien. Il y a là une réflexion que nous devons conduire avec une partie de nos clients publics, sur la façon de communiquer de façon claire, efficace et utile auprès des citoyens au sujet des actions politiques menées par les collectivités territoriales.
Nous avons un peu mis entre parenthèses le mouvement des Gilets jaunes pendant la pandémie, du fait de l'apparition de situations nouvelles très anxiogènes. Or les Gilets jaunes sont toujours là et ont encore envie d'exprimer des revendications. Toute la population française ne participe évidemment pas à ce mouvement, mais ce dernier a montré à nos concitoyens qu'ils pouvaient dire qu'ils se sentaient déconsidérés voire méprisés par les élites ou les pouvoirs publics. Sur ce point, le sondage cité par M. Lévy est tout à fait révélateur. Je suis en train de lire Les Épreuves de la vie, un livre dans lequel Pierre Rosanvallon évoque la situation de citoyens qui se sentent méprisés. En tant que directrice générale d'un institut de sondage, cette réflexion m'intéresse particulièrement. Il convient d'essayer de comprendre les ressorts de ce sentiment de mépris et de trouver, avec les acteurs publics, les mesures à mettre en œuvre pour y remédier.