Le vote caché est effectivement une des difficultés de notre métier. On distingue vote caché théorique, vote caché réel, vote amplifié… Nous y travaillons en permanence.
Quand j'ai commencé ma carrière, il y a une vingtaine d'années, il y avait une très nette sous-déclaration du vote Front national dans les enquêtes, réalisées alors par téléphone. D'où l'application de coefficients de pondération. Mais si nous pouvons nous baser, pour construire un échantillon représentatif d'un point de vue sociodémographique, sur les données de l'INSEE – on connaît la proportion d'hommes et de femmes, ainsi que la répartition de la population par classe d'âge et par catégorie socioprofessionnelle en France –, nous ne disposons en revanche d'aucune donnée officielle sur la composition du corps électoral. Nous travaillons donc sur ce qu'on appelle des élections de référence : nous demandons à nos sondés quel a été leur vote lors d'une élection donnée, nous comparons avec les résultats réels et nous en tirons un correctif. Il y a vingt ans donc, il fallait multiplier par un coefficient de pondération assez important les électeurs du Front national. C'est presque l'inverse aujourd'hui : nos dernières enquêtes montrent une surreprésentation des sondés déclarant avoir voté pour Marine Le Pen et nous sommes obligés d'atténuer les chiffres du vote pour le Rassemblement national.
C'est donc une problématique à laquelle nous sommes confrontés en permanence. Pour prendre des exemples, il y a eu pendant longtemps une sorte de vote refuge : quand on voulait cacher son vote et se montrer politiquement correct, on prétendait voter écologiste. En 2017, on avait également évoqué l'existence d'un vote caché en faveur de François Fillon pour expliquer la faiblesse des intentions de vote dans les sondages – qui finalement n'a pas été confirmée par les faits. Ce phénomène fait partie du charme et de la complexité de notre métier, et la faculté de l'électeur de se jouer du sondeur est quelque chose que nous essayons d'appréhender et de contourner.
Sur la compréhension qu'ont les Français de leurs institutions, nous avons des données. Nous réalisons des études globales pour des fondations ou des think tanks, et de plus précises pour les institutions elles-mêmes. Nous travaillons par exemple pour des collectivités locales sur ce que comprennent les citoyens de leurs attributions et des projets qu'elles conduisent.
Force est de constater qu'il existe une grande méconnaissance de certaines institutions, pour ne pas dire de la plupart, ce qui nous ramène à la question de la complexification. Quand nous travaillons pour un département ou une région, nous voyons que les citoyens connaissent assez mal non seulement de façon générique les contours de ses missions, mais également le détail des projets pourtant concrètement menés. Je ne sais pas quelles études pourront vous être fournies, car beaucoup sont confidentielles, mais la documentation en la matière est importante.
S'interroger sur la place des sondages dans le débat public n'a rien d'une provocation : c'est au contraire une question majeure. Nous l'avons tous reconnu tout à l'heure, nous avons évidemment une responsabilité ; les sondages ont un impact sur le vote.
Comme Laure Salvaing l'a dit, il existe de nombreux travaux de sociologie sur le sujet, qui montrent tout et son contraire : certains électeurs se mobilisent pour le candidat en difficulté dans les sondages, d'autres pour celui qui a le plus d'avance. Outre tout cela, je pense que le sentiment que les jeux sont faits peut effectivement avoir un impact sur la mobilisation.
Il y a aussi une tendance à la multiplication des sondages, que nous connaissons tous mais dans laquelle nous nous laissons pourtant parfois entraîner. Nous avons fait un décompte : les sondages se multiplient depuis quelques années, parfois au risque de verser dans la politique-fiction. Il appartient à chacun de prendre ses responsabilités. Je considère qu'à une certaine échéance du scrutin, quand l'offre électorale n'est pas claire, aller sur des terrains un peu hasardeux apporte du discrédit à la fois dans notre profession et plus globalement dans le politique. Mais c'est une danse qui se fait à deux, avec les médias. Or c'est nous qui sommes contrôlés par la Commission des sondages, qui devons publier nos marges d'erreur et prendre des précautions pour rappeler que nos sondages ne sont pas des instruments prédictifs ; un média, lui, peut vouloir faire le buzz et reprendre un chiffre fort.
Enfin, nous avons pour notre part travaillé en 2017 sur la question de la manipulation de l'information, avec des chercheuses américaines. Cela a donné lieu à la publication d'un article de recherche. De façon purement expérimentale, nous avons fait un sondage d'intentions de vote avec ce qu'on appelle des échantillons appariés : on travaille en parallèle sur deux échantillons qui ont la même structure mais auxquels on ne donne pas les mêmes informations. Dans un des deux échantillons, nous avons introduit une fake news, et nous avons aussi mesuré la part de personnes interrogées qui y avaient été exposées dans la vraie vie . Nous nous sommes rendu compte que même après avoir apporté un démenti, la fake news avait eu un impact sur l'image du candidat concerné : les différentiels restaient assez importants en termes de points et d'intentions de vote. Donc oui, l'effet des fausses informations se mesure, et perdure alors même qu'elles ont été démenties.