Disons plutôt que nous avions la certitude que nous aurions affaire à un public exigeant.
Plus sérieusement, cela reflète que les sondages des intentions de vote réalisés auprès de 1 000 personnes ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Une grande partie de notre réflexion s'inscrit dans le cadre de méthodes alternatives ou complémentaires : enquêtes qualitatives, analyses de réseaux sociaux, études du comportement des individus, y compris dans d'autres champs, comme le marketing ou la consommation, observation de communautés… Nous essayons de voir comment obtenir une réponse sans poser directement une question, et si les individus peuvent spontanément établir une hiérarchie de leurs préoccupations et présenter les raisons de leur jugement. Néanmoins, pour mesurer un rapport de force, on n'a pas jusqu'à présent trouvé mieux qu'une intention de vote, et ce n'est pas faute de chercher ! Lors de la dernière élection présidentielle, les écarts de voix furent relativement faibles, mais l'ordre donné par la plupart des instituts était le bon, notamment pour les quatre premiers – même si cela ne garantit pas la fiabilité de notre outil pour la prochaine présidentielle.
Chez Harris, nous sommes quelque peu en décalage avec ce que dit Pierre Rosanvallon, qui a tendance à individualiser très fortement les comportements et considère que les phénomènes sociaux sinon n'existent plus, du moins œuvrent de manière beaucoup moins forte que par le passé. Or, l'analyse de certains phénomènes qui traversent l'ensemble de la société française et sont observables sur tout le territoire national, comme c'est le cas de la chute de la participation électorale, révèle des ressorts sociologiques profonds et anciens. Cela justifie que nous constituions nos échantillons en fonction de critères tels que le sexe, l'âge, la profession, la situation géographique, auxquels certains en adjoignent d'autres, comme le type d'habitat, la structure familiale ou le secteur, public ou privé, d'exercice professionnel. Jusqu'à présent, on n'a pas trouvé mieux comme base de réflexion – ce qui n'empêche pas de faire appel à des variables explicatives complémentaires concernant les accidents de la vie, le sentiment de maîtriser ou non sa destinée, le fait de travailler dans un secteur d'activité dépendant d'un autre, notamment.
Pour expliquer l'abstention, on évoque souvent la fatigue électorale et la lassitude du vote utile : l'abstention serait une forme de critique envers le système politique. Ce qui est frappant, c'est que le Rassemblement national n'apparaît plus comme un repoussoir qui influerait sur le comportement électoral. Cela n'est pas nouveau : dans la quasi-totalité des élections depuis au moins les élections départementales de 2011, en cas de présence au deuxième tour d'un candidat du Front national ou du Rassemblement national, il n'a pas eu de « surmobilisation » de l'électorat entre les deux tours ; au contraire, il y a souvent eu une augmentation des suffrages non exprimés.