Intervention de Gilles Babinet

Réunion du mercredi 8 septembre 2021 à 11h35
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique :

Mesdames et messieurs les députés, en préambule, je vous remercie de l'intérêt que vous portez au sujet essentiel du vote électronique sous ses diverses formes. Il me semble important de dire que le CNNum ne l'a jamais traité en tant que tel au cours de ses dix années d'existence. Je m'exprime donc ici à titre personnel, même si je m'inspire de certains aspects des travaux menés précédemment en son sein.

Pour évaluer l'importance du vote électronique, il faut avoir à l'esprit les deux volets du sujet : le volet technique, sur lequel portent certaines de vos questions, et les aspects sociétaux, au premier rang desquels le désengagement du vote, notamment parmi les jeunes. Ces deux sujets étant très différents, je tâcherai de les distinguer lorsque je m'exprimerai, même si répondre à certaines questions m'obligera à les traiter ensemble.

Mon appréciation générale du vote électronique va peut-être vous surprendre, venant de quelqu'un qui a fait toute sa vie professionnelle, dans le domaine du numérique : je suis plutôt réservé. Il s'agit de l'un des rares domaines dans lesquels je ne vois pas un intérêt évident à recourir à l'outil numérique. Le vote tel qu'il existe offre des garanties de transparence, grâce à des processus qui ont été affinés au cours des décennies, voire des siècles, et de fiabilité, pour le système central et pour les citoyens. D'un point de vue technique, l'ajout d'une interface électronique, avec tout ce que cela comporte de complexité, crée une forme d'opacité : le système ne serait pas directement décodable par le citoyen. Autrement dit, les seules personnes capables, potentiellement, de s'assurer qu'il n'y a pas de failles sont nécessairement des experts. Conceptuellement, cette couche de complexité s'oppose à la transparence perçue par tous. Cela mérite d'être dit.

Par ailleurs, sur le plan technique, il y a des raisons d'avoir des réserves. Les experts de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) se sont exprimés à ce sujet : ils sont pour le moins réservés. Le scandale Pegasus démontre que même ce que l'on croit être sécurisé ne l'est pas. Il existe donc des risques importants : il y va de l'essence même de notre démocratie, qui repose sur un rapport au citoyen fiable et assuré, par le biais de l'élection. Nous savons que nous n'avons pas que des amis, et que certaines forces souhaitent déstabiliser ce processus. Sur les grandes élections que sont l'élection présidentielle et l'élection des parlementaires, le risque est significatif.

Deux cas me semblent constituer des exceptions. Certaines personnes n'ont pas la possibilité de se rendre dans un bureau de vote. Je pense notamment aux Français de l'étranger résidant loin d'un consulat. Dans ce cas, des dispositions spécifiques sont envisageables, dès lors qu'elles sont encadrées de toutes les garanties techniques possibles. Par ailleurs, dans le cadre de consultations assimilables à ce que nos amis suisses appellent des votations, certaines municipalités demandent aux citoyens de s'exprimer sur des sujets de terrain. En l'espèce, le dévoiement du scrutin par une force étrangère n'est pas un risque majeur.

De nombreux cas intermédiaires mériteraient que l'on recoure au vote électronique. S'agissant du recueil d'opinions et d'avis auprès des citoyens, auquel vous vous livrez parfois dans le cadre de vos travaux, par exemple sur la révision des lois bioéthiques ou la fin de vie, des consultations assez larges sont ouvertes, mais il ne s'agit pas de vote. Le monde du numérique, d'une façon générale, y est favorable, considérant qu'il peut en résulter un engagement citoyen renforcé.

Il faut donc avoir une juste appréciation des risques encourus. Vous comprendrez que, d'une façon générale, je sois réservé. Je le suis plus encore à l'égard des machines électroniques à voter, pour la raison que j'ai déjà énoncée : je n'en vois pas le bénéfice. Elles ont un avantage pratique pendant quelques heures, car les opérations de dépouillement disparaissent, mais le gain me semble infinitésimal par rapport à l'opacité que leur usage implique.

Le sujet sous-jacent à votre questionnement est de savoir comment renforcer l'engagement citoyen. Je crois savoir, d'après mes lectures, que la moyenne d'âge des votants, lors des grandes élections, est de soixante ans. Cet état de fait crée un biais évident : si vous traitez de certains sujets comme les retraites ou la fin de vie, vous n'aurez pas les mêmes réponses, par définition, si la moyenne d'âge est plus basse, et les électeurs seront portés à soutenir des gens qui défendent certaines positions plus que d'autres. Il importe de réengager les jeunes publics.

Cette question me semble au cœur des enjeux numériques. Parmi les tendances quasi anthropologiques que le numérique induit, on observe la tendance à un aplatissement du monde. Dans les communautés de codeurs et dans de nombreuses autres, telles que la communauté Wikipédia, il permet aux individus d'être, bien plus largement qu'auparavant, parties prenantes, co-créateurs des processus, et potentiellement des lois. Dans certains pays, on voit apparaître des initiatives qui peuvent être rapprochées de la notion de « démocratie liquide ». Je pense à la Corée, à Taïwan, aux pays scandinaves, à certains États américains, et, de façon surprenante, à certaines régions de pays qui ne sont pas connus pour leur respect de la démocratie, tels que la Russie, où des expériences très intéressantes ont lieu.

Le problème, qui pour l'essentiel me semble peu pris en considération en France, alors même qu'il est très lié à ces sujets, est un excès de verticalité et de centralisme. L'absence de décentralisation, dans notre pays, pose problème. Elle n'est pas conforme à l'esprit du temps. On peut dire ce que l'on veut, il s'agit du problème principal à mes yeux. Ainsi, s'explique le désengagement de la jeunesse, qui perçoit l'esprit du monde et ne peut y participer. Nous ne mettrons pas un terme à ce désengagement par des mesures telles que l'adoption du vote électronique qui, à cette aune, sont superficielles. Il faut aller au fond des choses, en changeant la nature même de l'exercice du pouvoir et en tenant compte de cette dynamique, qui est irrévocable et qui ira en s'amplifiant, créant une sorte de schisme entre la réalité institutionnelle et le monde qui vient. Je ne sais pas qui, un jour, réglera le problème ; le plus tôt sera le mieux. Je puis vous assurer que les expériences que l'on voit apparaître dans certains pays deviennent parfois très substantielles. Tel est notamment le cas à Taïwan. La crise de la covid-19 y a été particulièrement bien jugulée, parce que l'engagement citoyen favorise les comportements civiques, améliore la traçabilité de l'évolution de la pandémie et permet, plus généralement, d'assurer une transparence bénéfique à l'efficacité du système sanitaire.

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