Intervention de Bruno Daugeron

Réunion du mercredi 22 septembre 2021 à 14h35
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes :

. Je vous remercie. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c'est un honneur d'être auditionné devant votre commission en tant que défenseur des institutions parlementaires. Je participe à cette table ronde avec plaisir et également avec un certain scepticisme. En effet, si vous attendez d'un professeur de droit public, juriste et plutôt constitutionnaliste, qu'il se présente avec une boîte à outils pour répondre à des problèmes techniques qui à mon sens n'en sont pas, nous aurons manqué notre rendez-vous. Les réponses à l'abstention ne sont pas techniques. Les procurations demeurent d'usage assez facile. Là n'est pas la vraie question et il est inutile de rappeler des chiffres d'ores et déjà évoqués : il est désormais fréquent d'être élu lors de scrutin dans lesquels la participation atteint 35 % à 40 %. À quelques exceptions près telles que les élections présidentielles ou jadis les élections municipales, l'abstention progresse inéluctablement.

Plusieurs causes peuvent être identifiées. Toutefois, il serait illusoire de les considérer sur le même plan. Or si ces causes ne sont pas techniques, cela signifie qu'elles sont politiques et sociologiques, ce qui pose un problème méthodologique pour un professeur de droit qui tend en principe à la neutralité axiologique. Par conséquent, mes hypothèses sont subjectives puisqu'elles découlent d'une analyse politique et sociologique. Subjectif ne signifie pas arbitraire, car ces hypothèses sont liées à d'autres analyses institutionnelles. De mon point de vue, deux grandes causes peuvent être identifiées concernant la question de l'abstentionnisme électoral. Nous pouvons d'abord évoquer une cause politique qui s'explique par un désintérêt des électeurs, principalement parmi les classes populaires. Ils se retiennent de participer à des élections par lesquelles ils ne se sentent pas concernés. Ils ont également le sentiment que leur vote est inutile au regard de la politique menée par les gouvernants au sens générique du terme. Qu'il soit illusoire ou fondé, ce sentiment existe. Non seulement les politiques ne sont pas perçues comme différentes selon la sensibilité de l'élu, mais surtout elles paraissent sans incidence sur la vie quotidienne des citoyens, toujours soumis aux mêmes impératifs économiques et gestionnaires qui ne sont jamais mis en débat. À quoi bon voter puisque ceux qui sont élus sont perçus comme ne mettant pas en cause ses modes de fonctionnement ? Il ne s'agit pas de dire que tous les gouvernants mènent une politique identique. Toutefois, même dans des contextes différents, certains aspects de la vie de nos concitoyens ne sont pas perçus comme susceptibles de changer.

Ces causes sociologiques sont qualifiées comme telles par facilité de langage, ce vocable permettant en outre de les catégoriser. Elles sont complexes, tandis qu'elles font écho à des recherches que je mène actuellement. Si nous partons du principe que la démocratie repose sur le consentement des gouvernés par diverses techniques dont l'élection — en dépit de ses origines aristocratiques et du référendum peu utilisé pour ne pas dire jamais employé —, le propre d'une société de consommation technicienne et marchande comme la nôtre est, pour reprendre la théorie de l'historien du droit Jacques Ellul, de corréler le sort des individus à des décisions sur lesquelles ils ne peuvent influer, en particulier dans le domaine économique et social.

Ces décisions structurent leur vie quotidienne davantage qu'une loi ou qu'un règlement. Elles s'imposent à eux par des techniques de persuasion comme le marketing ou la publicité nourrissant leur désir pour des choses qui leur sont en réalité imposées. Jacques Ellul qualifiait ce phénomène de propagande. Dès lors, si la majorité des cadres et des normes qui pèsent sur les individus et structurent leur vie quotidienne (conditions de travail, conditions de vie, mode de consommation, mode de communication, représentation sociale) leur semblent imposés au moyen de technique voire d'opération de consentement et non par la responsabilité politique, alors il n'est pas étonnant que les citoyens ne se saisissent pas du vote comme d'un moyen d'expression. Les gouvernés considèrent que les gouvernants n'influent pas sur de nombreux aspects de leur existence collective tandis que leur sort réel ne se joue pas dans les sphères politiques. L'ensemble de ces éléments ne convainc pas voire même dissuade nos concitoyens d'aller voter.

Dans notre société, de nombreux aspects de l'existence sont valorisés : le marché économique, le plaisir ou encore les loisirs. La citoyenneté ne l'est pas ou dans des formes extrêmement édulcorées. La transformation du terme citoyen utilisé indifféremment en atteste. Comment s'étonner dès lors que les bureaux de vote soient vidés ? Où sont les files d'attente ? Elles s'installent dans des lieux où l'imaginaire social est motivé, où il est suscité. Quelle est la conséquence ? À mon sens, et il s'agit d'un avis subjectif, les citoyens font sécession. Ils sentent confusément que la politique au sens de décision est réalisée sans eux, qu'elle existe en dehors des institutions, qu'elle se déroule ailleurs. En tant que constitutionnaliste je nomme ce phénomène la désinstitutionalisation de la politique. Elle s'effectue au travers des médias, des réseaux sociaux, dans la sphère économique et financière et de moins en moins dans les institutions. Si la politique est devenue un spectacle et non une action, et qu'elle se réalise en dehors des institutions, pourquoi les électeurs iraient-ils voter pour choisir des gouvernants qui, en dépit de leurs convictions, s'avèrent de moins en moins aptes à les mettre en œuvre ? Vous comprendrez alors aisément que les questions suivantes me semblent subsidiaires.

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