Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Réunion du mercredi 22 septembre 2021 à 14h35

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • abstention
  • correspondance
  • demeure
  • procuration
  • électeur
  • électorale
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

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La réunion

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Table ronde réunissant des professeurs de droit public : M. Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes, M. Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille, et M. Romain Rambaud, professeur de droit public à l'université de Grenoble Alpes

La séance est ouverte à 14 heures 34.

Présidence de M. Xavier Breton, président.

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. Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je propose que nous poursuivions notre réflexion sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale. La table ronde d'aujourd'hui réunit trois professeurs : M. Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes ; M. Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille ; M. Romain Rambaud, professeur de droit public à l'université de Grenoble Alpes qui participera à cette réunion par visioconférence. Je vous remercie messieurs les professeurs pour votre disponibilité ainsi que pour les articles et autres éléments que vous nous avez transmis. Cette audition est ouverte à la presse, elle est retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale, et fera également l'objet d'un compte rendu. Je propose de vous donner la parole pour un bref propos liminaire puis nous pourrons vous poser nos premières questions.

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Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes

. Je vous remercie. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c'est un honneur d'être auditionné devant votre commission en tant que défenseur des institutions parlementaires. Je participe à cette table ronde avec plaisir et également avec un certain scepticisme. En effet, si vous attendez d'un professeur de droit public, juriste et plutôt constitutionnaliste, qu'il se présente avec une boîte à outils pour répondre à des problèmes techniques qui à mon sens n'en sont pas, nous aurons manqué notre rendez-vous. Les réponses à l'abstention ne sont pas techniques. Les procurations demeurent d'usage assez facile. Là n'est pas la vraie question et il est inutile de rappeler des chiffres d'ores et déjà évoqués : il est désormais fréquent d'être élu lors de scrutin dans lesquels la participation atteint 35 % à 40 %. À quelques exceptions près telles que les élections présidentielles ou jadis les élections municipales, l'abstention progresse inéluctablement.

Plusieurs causes peuvent être identifiées. Toutefois, il serait illusoire de les considérer sur le même plan. Or si ces causes ne sont pas techniques, cela signifie qu'elles sont politiques et sociologiques, ce qui pose un problème méthodologique pour un professeur de droit qui tend en principe à la neutralité axiologique. Par conséquent, mes hypothèses sont subjectives puisqu'elles découlent d'une analyse politique et sociologique. Subjectif ne signifie pas arbitraire, car ces hypothèses sont liées à d'autres analyses institutionnelles. De mon point de vue, deux grandes causes peuvent être identifiées concernant la question de l'abstentionnisme électoral. Nous pouvons d'abord évoquer une cause politique qui s'explique par un désintérêt des électeurs, principalement parmi les classes populaires. Ils se retiennent de participer à des élections par lesquelles ils ne se sentent pas concernés. Ils ont également le sentiment que leur vote est inutile au regard de la politique menée par les gouvernants au sens générique du terme. Qu'il soit illusoire ou fondé, ce sentiment existe. Non seulement les politiques ne sont pas perçues comme différentes selon la sensibilité de l'élu, mais surtout elles paraissent sans incidence sur la vie quotidienne des citoyens, toujours soumis aux mêmes impératifs économiques et gestionnaires qui ne sont jamais mis en débat. À quoi bon voter puisque ceux qui sont élus sont perçus comme ne mettant pas en cause ses modes de fonctionnement ? Il ne s'agit pas de dire que tous les gouvernants mènent une politique identique. Toutefois, même dans des contextes différents, certains aspects de la vie de nos concitoyens ne sont pas perçus comme susceptibles de changer.

Ces causes sociologiques sont qualifiées comme telles par facilité de langage, ce vocable permettant en outre de les catégoriser. Elles sont complexes, tandis qu'elles font écho à des recherches que je mène actuellement. Si nous partons du principe que la démocratie repose sur le consentement des gouvernés par diverses techniques dont l'élection — en dépit de ses origines aristocratiques et du référendum peu utilisé pour ne pas dire jamais employé —, le propre d'une société de consommation technicienne et marchande comme la nôtre est, pour reprendre la théorie de l'historien du droit Jacques Ellul, de corréler le sort des individus à des décisions sur lesquelles ils ne peuvent influer, en particulier dans le domaine économique et social.

Ces décisions structurent leur vie quotidienne davantage qu'une loi ou qu'un règlement. Elles s'imposent à eux par des techniques de persuasion comme le marketing ou la publicité nourrissant leur désir pour des choses qui leur sont en réalité imposées. Jacques Ellul qualifiait ce phénomène de propagande. Dès lors, si la majorité des cadres et des normes qui pèsent sur les individus et structurent leur vie quotidienne (conditions de travail, conditions de vie, mode de consommation, mode de communication, représentation sociale) leur semblent imposés au moyen de technique voire d'opération de consentement et non par la responsabilité politique, alors il n'est pas étonnant que les citoyens ne se saisissent pas du vote comme d'un moyen d'expression. Les gouvernés considèrent que les gouvernants n'influent pas sur de nombreux aspects de leur existence collective tandis que leur sort réel ne se joue pas dans les sphères politiques. L'ensemble de ces éléments ne convainc pas voire même dissuade nos concitoyens d'aller voter.

Dans notre société, de nombreux aspects de l'existence sont valorisés : le marché économique, le plaisir ou encore les loisirs. La citoyenneté ne l'est pas ou dans des formes extrêmement édulcorées. La transformation du terme citoyen utilisé indifféremment en atteste. Comment s'étonner dès lors que les bureaux de vote soient vidés ? Où sont les files d'attente ? Elles s'installent dans des lieux où l'imaginaire social est motivé, où il est suscité. Quelle est la conséquence ? À mon sens, et il s'agit d'un avis subjectif, les citoyens font sécession. Ils sentent confusément que la politique au sens de décision est réalisée sans eux, qu'elle existe en dehors des institutions, qu'elle se déroule ailleurs. En tant que constitutionnaliste je nomme ce phénomène la désinstitutionalisation de la politique. Elle s'effectue au travers des médias, des réseaux sociaux, dans la sphère économique et financière et de moins en moins dans les institutions. Si la politique est devenue un spectacle et non une action, et qu'elle se réalise en dehors des institutions, pourquoi les électeurs iraient-ils voter pour choisir des gouvernants qui, en dépit de leurs convictions, s'avèrent de moins en moins aptes à les mettre en œuvre ? Vous comprendrez alors aisément que les questions suivantes me semblent subsidiaires.

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Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille

. Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés. C'est un honneur d'être présent parmi vous. Contrairement à mon voisin, cet exercice me semble utile. La prise de décision vous appartient. Toutefois, il me paraît raisonnable de faire appel à la sagesse de la science pour éclairer la décision que vous devez prendre.

La question que vous traitez actuellement dans cette mission d'information sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale touche un problème épineux de nos démocraties contemporaines. Il s'agit en effet de problèmes partagés à l'échelle quasi mondiale. Toutes nos démocraties font face à ce que nous nommons une crise de la représentation qui se traduit notamment par un désintérêt des électeurs vis-à-vis des questions électorales. Ce désintérêt ne touche pas les questions politiques auxquelles les électeurs s'intéressent, preuve en est leur intérêt pour les débats et leur participation à ces derniers sur les réseaux sociaux ou en direct à la télévision. Cependant, il existe un problème d'attrait de l'électeur envers les urnes. Or face à cette difficulté il n'existe pas de solution miracle. Seule une convergence de facteurs, d'éléments, de réflexions pourrait permettre de l'affronter.

J'identifie trois éléments qui expliquent ce phénomène de l'abstention, permettent d'en cerner les causes et donc d'en éviter les conséquences. Ces trois éléments, je les résume en trois mots clés : connaissance, confiance et conséquence. S'agissant de la connaissance médiate et immédiate du phénomène démocratique, les électeurs éprouvent un certain déficit de connaissance du phénomène démocratique en général. Or cette brèche ne pourrait être comblée au cours d'une heure de formation. Il s'agit d'un processus sur le long court qui a été négligé. Il est grand temps de s'y replonger en assurant dès le plus jeune âge des enseignements sur le fonctionnement de nos démocraties contemporaines afin de sensibiliser les électeurs de demain à la chose publique et démocratique. La connaissance immédiate est celle de l'élection en cause. Lorsque le jeu et les dates de l'élection sont modifiés au dernier moment, même si ces modifications sont portées à la connaissance de tous, cela peut entraîner un trouble. Il est nécessaire de connaître le jour de l'élection et également son enjeu : qui désigne-t-on ? Pour quelles compétences ? Nous touchons alors à la connaissance médiate, à savoir l'apprentissage de ce qu'est un conseiller régional, un conseiller départemental ou encore un député européen.

Ensuite, j'identifie la confiance directe et indirecte dans le processus électoral comme facteurs de l'abstention électorale. L'électeur doit adhérer au processus. Ce dernier doit apporter les gages d'une confiance dans la démocratie, c'est-à-dire d'une transparence, d'une indépendance, d'une absence d'altération de la sincérité du scrutin, de tricherie en amont, en aval ou à l'instant du vote. Lorsque nous évoquons les techniques contemporaines de vote qui ne sont pas encore implantées en France, notamment les modalités électroniques, la confiance dans le processus électoral revêt une importance particulière. Si le vote par internet n'est pas si répandu, c'est pour des raisons de confiance et de carence dans ce processus. À titre anecdotique, il existe une nette différence sociale entre les démocraties européennes et les démocraties d'outre-Atlantique, américaines au sens large, dans la dimension électronique du vote qu'il est nécessaire de distinguer du vote par internet. En France, le vote par machine à voter engendre une certaine suspicion. Le bulletin ne peut pas être touché, recompté tandis qu'il pourrait être manipulé à distance. Il s'agit d'autant d'éléments présents dans l'esprit des populations à qui nous ne pouvons pas donner tort quant à la manipulation à distance. Bien que les machines ne soient pas connectées, cette idée demeure un parti pris. À l'inverse, dans les pays d'Amérique latine, au Brésil notamment, étant entendu que nous passons sous silence la récente campagne de désinformation du président en place, le vote par machine s'avère gage de confiance, car le bulletin ne peut être détruit une fois enregistré. Il s'agit d'un décalage sociologique contre lequel nous ne pouvons que diffuser de la connaissance. Nous en revenons donc au premier point. La confiance indirecte est celle donnée à ceux qui seront désignés, femmes et hommes politiques. Un effort a été entrepris sur la transparence de la vie publique ou plus largement concernant la déontologie des personnes publiques. Il doit être poursuivi. Des réformes ne sont pas nécessaires. Il est préférable que celles entreprises ces dernières années portent leurs fruits.

J'identifie enfin la conséquence personnelle et collective, c'est-à-dire la conséquence du vote comme facteur de l'abstention. Quelle est l'utilité de mon vote ? Mon vote présente-t-il un enjeu ? Ces questionnements expliquent en partie l'abstention. L'électeur ne se déplace que lorsque sa voix implique une finalité connue. Lors d'un référendum sur l'indépendance d'un pays ou d'une région, la Nouvelle-Calédonie par exemple, ou les Comores, la participation est massive, car le vote présente un enjeu, une conséquence directe et immédiate fondamentale pour les habitants du pays ou du territoire concerné. Lorsque nous votons pour une instance qui semble nébuleuse et dont nous ne maîtrisons pas les compétences, telle que le parlement européen, il y a moins d'intérêt à voter.

Ces trois éléments me semblent expliquer l'abstention. Il existe des ressorts qui peuvent être utilisés pour essayer de créer cette confiance, diffuser cette connaissance et faire adhérer les électeurs. Vous soulevez plusieurs questions dans votre questionnaire. J'aurai l'occasion de vous dire ce que je pense du vote par internet (nous y viendrons un jour, mais à ce stade la société n'est pas prête). Le système de vote par anticipation ou par voie postale altère cette confiance, car il diffuse l'instant électoral. Le vote obligatoire ne me semble pas judicieux ; certains pays y ont eu recours et l'ont ensuite abandonné. Je considère que le vote demeure un droit et non un devoir, puisqu'existe également le droit de se taire.

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. Merci monsieur le président, messieurs les professeurs. J'ai retenu de vos propos, monsieur Daugeron, que les commodités de vote ne sont pas en cause. Vous percevez des causes sociologiques et politiques aux difficultés que nous avons rencontrées lors des deux derniers scrutins régionaux et départementaux. Pour autant, simplifier les modalités de vote peut aussi entraîner une meilleure participation. Il serait également intéressant de vous entendre sur ce que peut apporter le vote par anticipation ou le vote par correspondance. Soixante millions d'Américains votent par correspondance. Concernant la possibilité de voter sur le territoire national lorsque vous ne résidez pas à votre domicile habituel, se pose également la question de la sécurisation des votes et le lien de confiance entre le citoyen et la modalité de vote qui est retenue. À propos des causes sociologiques et politiques, j'aimerais vous entendre quant à la perception que vous avez de la citoyenneté. Comment transformer cette citoyenneté et faire d'un acte isolé et citoyen tel que le vote un acte collectif entraînant toute la société et permettant une plus grande participation ?

S'agissant de la part entre les droits et les devoirs, les citoyens français acquièrent un droit de vote à l'âge de la majorité. Comment pouvons-nous expliquer les devoirs des citoyens ? Comment sensibiliser aujourd'hui l'ensemble de la population à cette citoyenneté ? Il s'agit en effet d'éviter ce repli sur soi qui engendre une érosion de la participation. La population ne se reconnaît plus dans cet acte collectif ni dans l'engagement à travers le choix qui est réalisé. Comment véhiculer l'idée du devoir citoyen au nom de l'intérêt collectif ? L'apprentissage de la citoyenneté demeure du ressort de l'école, de la famille également. Comment devient-on un bon citoyen dans ce pays ? Quelle est la part de responsabilité des mouvements d'éducation populaire qui ont pendant longtemps porté des messages sur l'action citoyenne et le rôle positif du citoyen dans le choix qu'il opère à travers une élection ?

Vous avez évoqué l'exemplarité et la confiance. Je vous rejoins sur la nécessité d'expliciter ses actions et de les mener à bien pour entraîner les citoyens dans ce lien de confiance qui doit les unir avec celles et ceux qui sont en responsabilité, tant au niveau politique qu'associatif. L'abstention s'avère forte aujourd'hui pour la désignation des représentants au suffrage universel. Or nous constatons ce phénomène également dans le tissu associatif. À mon sens, il existe un savant dosage quant aux causes citoyennes sur lesquelles nous devons travailler. Nous devons fournir des réponses. Votre avis nous est précieux. Certaines modalités de vote permettraient de répondre à des attentes citoyennes. Vous parliez du vote par procuration puisque désormais il est relativement aisé d'effectuer une procuration. Nous pouvons encore améliorer le dispositif pour permettre à ces procurations d'être plus nombreuses. Ce processus nécessite-t-il des changements dans les jours de vote ? Une ouverture des bureaux de vote plus large ? Nous apprécierions quelques éléments de réponse supplémentaires de votre part autour de ces éléments.

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Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille

. Merci monsieur le rapporteur pour ces différentes questions. Concernant les procurations, leur établissement doit nécessairement demeurer simple et sécurisé afin de rester accessible. Je suis heureux que le système passé nécessitant la production d'un justificatif expliquant l'impossibilité à aller voter soit révolu. La sécurité ainsi que des vérifications en amont s'imposent. Ainsi, nous devons nous assurer, lorsqu'un électeur se présente avec une procuration, que son mandant est une personne physique en droit de voter. Je ne suis ni technicien ni ingénieur, par conséquent je ne suis pas en mesure de me prononcer quant aux possibilités de dématérialisation.

Désormais, de nombreuses démarches administratives, notamment les plus essentielles comme les déclarations fiscales ou les remboursements de la sécurité sociale s'effectuent par voie dématérialisée. Établir une procuration devrait également pouvoir être effectué de manière dématérialisée sans passage obligé dans un commissariat pour enregistrer une procuration, étape qui est plus aisée dans une grande ville qu'en province.

En revanche, concernant le nombre de procurations, la règle d'une procuration a été portée à deux procurations par personne en raison de la pandémie que nous traversons. Il ne serait pas judicieux d'aller au-delà, car le risque de manipulation serait trop important. Il ne faudrait pas qu'un électeur se présente dans un bureau de vote avec une valise de procurations, alors qu'il est un proche d'un des candidats. Le système d'une ou deux procurations maximum par électeur me semble raisonnable.

Concernant la question du vote par correspondance, vous avez indiqué que soixante millions d'Américains y avaient recours. Abordons maintenant plusieurs éléments techniques. En France, nous disposons de scrutins à deux tours alors que les scrutins américains n'en comprennent qu'un. Cette organisation pose une difficulté pratique réelle pour organiser un vote par correspondance, a fortiori lorsque les deux tours sont espacés d'une seule semaine. J'avais été auditionné par la mission d'information du Sénat sur le vote par correspondance. L'une des réponses était de porter à deux semaines l'écart entre les deux tours. Je crains que ce ne soit pas suffisant et que trois semaines soient le délai le plus raisonnable si nous devions nous acheminer vers un vote par correspondance. Cependant, j'émets les plus sérieuses réserves vis-à-vis du vote par correspondance. Je préfère un vote à l'urne plutôt qu'un vote par correspondance, mais je préfère un vote par correspondance à l'abstention. Lorsque nous sommes face à des circonstances exceptionnelles telles que pour les deux derniers scrutins en 2020 et 2021, le recours au vote par correspondance se justifie. Le vote à l'urne présente d'inévitables avantages, à savoir d'une part le respect de l'instant démocratique en lien avec l'apprentissage de la citoyenneté. L'acte de citoyenneté revêt une certaine solennité, une importance. D'autre part, l'implication d'un tiers pour distribuer, recueillir et acheminer le courrier pose un problème de confiance. Il n'est pas toujours digne de confiance et des dysfonctionnements peuvent apparaître. Il est à noter que je ne porte aucun jugement sur l'épisode que nous avons connu. Nous avons constaté que des troubles existaient, du moins lors d'un vote particulièrement problématique. Le vote par correspondance a existé en France. Il a cessé à une époque où les PTT étaient largement dominées par un syndicat qui n'était pas forcément favorable au pouvoir en place.

En revanche, le vote par correspondance diffuse dans le temps l'instant du vote. En ce sens, je cite toujours le meilleur exemple qui soit à mon sens, puisqu'il a eu des conséquences mondiales. Il s'agit de l'élection présidentielle américaine de 2016. Donald Trump l'a remportée face à Hillary Clinton qui était issue de l'administration Obama et, alors, empêtrée dans un scandale autour de ses e-mails. Cette affaire, classée en juillet 2016 par le FBI, a été rouverte quelques jours après le début des votes par correspondance par le même FBI justifiant de faits nouveaux. Finalement, une dizaine de jours après cette réouverture d'enquête, l'affaire a de nouveau été classée sans suite à l'avant-veille du scrutin. Un certain nombre d'analystes nord-américains ont démontré que les électeurs qui ont voté par correspondance pendant ces dix jours où subsistait un doute quant à une mauvaise gestion de ses e-mails par Hillary Clinton, ont fait basculer le vote en faveur de Donald Trump. C'est en ce sens que j'évoque des conséquences mondiales. Nous nous souviendrons de l'élection de Donald Trump tout autant que de sa défaite. La proposition de loi déposée au Sénat par le sénateur Éric Kerrouche présentait un avantage : le vote par correspondance pouvait être modifié par un vote à l'urne. Si nous devions introduire à nouveau ce système, il serait bénéfique face à l'abstentionnisme.

Quant à l'apprentissage de la citoyenneté, il doit être opéré dès le plus jeune âge. Nous disposons pour cela de programmes d'éducation civique. Cependant, je crains qu'ils ne soient pas toujours pris au sérieux ni par les élèves ni par les enseignants eux-mêmes qui en profitent parfois pour assurer un autre cours. Ces dernières années, nous avons connu un petit rebond d'engouement pour cette matière. Cette tendance devra se confirmer. Pour autant, nous n'observerons ses effets que dans dix ou quinze ans, lorsque les élèves concernés voteront. Il est nécessaire d'agir à ce niveau, dès l'école maternelle ou élémentaire. À chaque niveau correspondrait un apprentissage de ce qu'est un maire, un État, un département, en usant chaque fois du vocabulaire adéquat aux différents âges des enfants. Ainsi, ils prendraient conscience que la citoyenneté représente l'inclusion dans la société qui est la leur et qu'ils disposent du droit de s'y exprimer. À compter du moment où ils bénéficieront du fonctionnement de cette société, ils s'empareront d'une forme de devoir moral de s'y impliquer. En nous exprimant par le vote et par d'autres voies politiques, nous pouvons prendre part à cette vie citoyenne.

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. Merci monsieur Derosier. Monsieur Romain Rambaud nous a rejoints. Je propose que monsieur Daugeron puisse répondre aux interrogations de notre rapporteur avant de donner la parole à son collègue de Grenoble.

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Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes

Bien que rejoignant sur certains points l'opinion de mon collègue et ami Jean-Philippe Derosier, je poursuivrai ma démonstration que je pense importante dans cette opération. Vous avez distingué, monsieur le rapporteur, deux aspects, l'un technique, l'autre sociopolitique. Je concède que des questions techniques peuvent améliorer la participation électorale, notamment la simplification du vote par procuration comme le disait Jean-Philippe Derosier. À mon sens, ce phénomène ne réenchantera pas l'acte de vote. Il permettra uniquement de le simplifier. Par ailleurs, les autres possibilités qui sont offertes : vote par correspondance, machines à voter et pire encore le vote par internet ne constituent pas des solutions pérennes, car toutes ces éventualités concernent les « inclus », c'est-à-dire des individus qui s'intéressent à ces questions. Ces personnes sont déjà dans le processus électoral ; elles n'ont pas fait sécession. En outre, ces possibilités présentent des inconvénients.

Nous avons évoqué au travers de l'exemple des États-Unis à quels problèmes pourraient conduire le vote par correspondance. Je le corrèle également au vote par anticipation qui entraîne une distorsion des temporalités et une introduction du vote par correspondance plus ou moins mécaniquement liée. Le vote par correspondance implique l'intervention de tiers plus ou moins de confiance dans le processus électoral. Nous avons pu constater les écueils de l'acheminement de la propagande électorale lors des dernières élections régionales à la suite de la mise en œuvre d'une logique gestionnaire néo-libérale de délégation à des opérateurs privés censés mieux fonctionner que les services de l'État. Je considère ce processus avec méfiance. La dématérialisation du vote entraîne la perte de la trace mécanique du vote pour les électeurs. Une fois de plus, ils doivent se fier à des machines.

Dans l'imaginaire collectif, il s'agit de remettre son destin de citoyen à un robot dont nous ne maîtrisons pas le sort qu'il réservera au vote. Ce n'est pas un signe de méfiance envers la technique. La cour constitutionnelle allemande a interdit ce processus en 2009, car il portait atteinte au processus d'intégration politique. Le suivi de la procédure d'élection doit aussi être une tâche du citoyen. L'électeur doit pouvoir en voir les étapes de manière fiable, sans connaissance technique antérieure. Jean-Philippe Derosier évoquait la confiance. Il me semble, en tant que citoyen, qu'une défiance existe vis-à-vis des institutions et de la politique en général. Est-il judicieux de la renforcer avec des procédures qui susciteront la méfiance ? Certes, à l'étranger, il existe des mécaniques d'expert pour vérifier que la procédure électorale demeure conforme au code de bonne conduite. Cependant, si nous prenons le cas de l'Estonie, les experts citoyens ne peuvent pas demander l'intégralité de la procédure aux sociétés, car cela causerait une atteinte au secret industriel. Le monde des robots et de l'industrie intercalerait un écran inutile entre le citoyen et la politique.

Je pense qu'un recours à la technique dans le cadre des procurations serait positif. Néanmoins, concernant d'autres éléments du processus, ce recours contribuerait à un phénomène de désenchantement de la politique et de désacralisation de cet acte citoyen. Lorsque nous nous rendons un dimanche dans un bureau de vote, quelque chose relie les citoyens entre eux, un lien important et essentiel au centre d'une sorte de rituel républicain. Je pense qu'il n'est pas souhaitable que ces rencontres soient remplacées par l'intervention de robots qui conduirait à précipiter le dernier rituel républicain dans les eaux glacées du divertissement technicien.

Je me permettrais un dernier point sur la question sociologique. De nos premiers échanges, j'ai le sentiment que nous parlons entre nous comme si le monde des institutions était un monde à part. Or la société a tendance à prendre le pas sur les institutions. Elle fait perdre de vue ce que peut être la citoyenneté, ses modalités d'expression, et valorise d'autres priorités que le vote, de sorte que la question de l'éducation civique devient particulièrement importante. Il est essentiel de sacraliser ces enseignements et de former les enseignants à ce type d'instruction afin que le sentiment d'une collectivité et d'une citoyenneté commune existe sans le médium technicien qui transforme le vote en un divertissement comme un autre. En quelques mots, je ne suis pas favorable à diluer la citoyenneté.

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Romain Rambaud, professeur de droit public à l'université de Grenoble Alpes

. Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés. Permettez-moi de vous remercier d'avoir accepté mon retard et la mise en place de la visioconférence depuis Grenoble.

Au regard du questionnaire reçu, je souhaite vous faire part de certaines appréciations personnelles qui font suite à mes recherches sur les modalités alternatives du vote pendant la crise sanitaire. Une des difficultés demeure celle des limites de nos connaissances quant aux procédés tels qu'ils existent ailleurs. En effet, lors de comparaisons, nous n'atteignons pas le caractère concret des procédures administratives dans les différents pays observés. Il s'agit d'une démonstration effectuée dans le rapport de la mission du Sénat sur le vote à distance. Le niveau de détail n'est pas maîtrisé entièrement. Nos débats généraux gagneraient à s'améliorer au travers de recherches sur les sciences administratives et les opérations électorales. Ces enquêtes requerraient des moyens particulièrement conséquents, car l'accès à l'information et la connaissance des réalités du terrain ne sont pas toujours faciles. Cela explique pourquoi les services du ministère des Affaires étrangères ou le service de droit comparé du Sénat s'en sont emparés.

Lors des dernières élections municipales, un report des élections par voie de décret sans consensus politique aurait été compliqué. Mais l'inertie qui a frappé la France avant les élections départementales et régionales était particulièrement regrettable au regard des expériences menées à l'étranger : en Allemagne, en Suisse avec le vote par correspondance, ou bien aux États-Unis. Dans une moindre mesure, cette inertie n'a pas touché la Pologne, le Royaume-Uni ou le vote par correspondance en Corée du Sud. Nous évoluons dans un univers d'inertie administratif sur ces sujets. Or cet état de fait n'est pas nécessairement étayé par les recherches effectuées. Dans beaucoup de pays dans lesquels il existe des modalités alternatives de vote (correspondance, anticipation), nous savons que la participation électorale s'avère plus élevée. Les études américaines parlent de 2 à 4 points de participation supplémentaire avec des effets de nouveauté très forts au début et qui se stabilisent par la suite. Les études ne sont pas toutes convergentes. Cependant, nous savons que ces processus permettent d'augmenter la participation, notamment au travers du vote de convenance. Ce dernier vise des catégories sociologiques aisées disposant d'une capacité à utiliser leur vote de manière responsable et anticipée.

Dans les pays étrangers qui utilisent ces systèmes de vote, les élections se déroulent relativement bien. En France, pour le vote par correspondance, nous demeurons dans la problématique de 1975. J'ai procédé à une recherche de fraudes dans les pays utilisant cette modalité de vote et j'ai rencontré des difficultés pour les trouver. La question demeure quant à leur marginalité ou leur nombre limité. Il est également envisageable que ces fraudes échappent au radar. Par conséquent, la modestie est de mise quant à ce sujet.

En interrogeant des acteurs électoraux, il m'a semblé que ce processus se déroulait plutôt bien aux États-Unis, en Suisse ou encore en Allemagne. Nous constatons dans ces pays, notamment en Suisse, que les réticences ont existé comme elles existent en France aujourd'hui. En effet, la Suisse a connu dans les années 1970 un débat identique à celui qui se déroule désormais en France quant à la fiabilité du processus postal et au « vote familial ». Ces craintes s'estompent au fil du temps. Désormais, en Suisse, 90 % de la population vote par correspondance. La peur des fraudes n'altère pas la confiance globale de la population dans ce système. Elles sont perçues comme marginales, non suffisantes pour remettre en cause l'intégralité du système qui présente d'autres avantages comme la facilité de l'exercice du droit de vote, ou l'impression de modernité.

J'ai également cherché les fraudes au Royaume-Uni. Les collègues anglais demeurent confiants sur ce type de procédure bien que des cas de fraudes demeurent, notamment en raison du système de la collecte, qui est autorisé. Les partis politiques peuvent aider les électeurs à réaliser leur bulletin par correspondance. Ce phénomène a conduit à des abus de la part de partis politiques vis-à-vis de certaines communautés. Pendant mes recherches sur ce terrain, j'ai cru trouver les fraudes communautaristes dans la communauté originaire du Pakistan. Or il semblerait que ce soient les partis traditionnels qui utilisaient ces communautés à des fins de fraudes électorales dans les années 2000. Le système de collecte pose donc problème. Là où il n'existe pas, comme en Suisse, le vote par correspondance soulève moins de difficulté.

Tous ces pays semblent avoir renoncé à la lutte contre le « vote familial ». Il semblerait que la Suisse ait ainsi renoncé à pénaliser le « vote familial » par correspondance, et qu'en Allemagne un tel vote ne soit pas non plus strictement interdit ; il faudrait toutefois aller plus loin dans les recherches. Un contexte familial peut en effet poser des difficultés ; toutefois, lorsque de telles fraudes sont organisées à grande échelle, cela a tendance à se voir. En France, d'après les standards internationaux, notamment ceux de l'OSCE, les problématiques du « vote familial » se posent en matière de procuration. L'incertitude demeure quant au « vote familial », au secret du vote voire au respect du sens du vote de la personne qui donne procuration. Il s'agit d'une problématique touchant à la sincérité du suffrage qui participe de représentations mentales.

Il existe également des obstacles d'ordre opérationnel comme le démontre la mission sur le vote à distance menée par le Sénat. Elle met en exergue des difficultés techniques liées au nombre de communes ou à la chronologie des tours de vote. S'y ajoute une faiblesse des autorités indépendantes pour gérer ce type de problématiques. Le plus gros frein semble toutefois relever des représentations mentales, des habitudes et des traditions. À titre personnel, je ne pense pas que ces éléments devraient nous empêcher d'avancer sur ce sujet. Je me place dans la lignée de ce qu'Éric Kerrouche et le rapport de la mission d'enquête du Sénat avaient pu proposer en matière de solutions opérationnelles. Ainsi, je suis favorable à une réflexion sur les modalités alternatives de vote qui permettraient de lutter contre l'abstention.

Sur le plan démocratique, il existe des moments où des signaux méritent d'être envoyés aux électeurs. Parmi eux se trouve l'idée de faciliter l'exercice du droit de vote pour tenir compte de l'évolution de la société. Pendant la crise sanitaire, nous avons eu la sensation que les pouvoirs publics favorisaient la sécurisation absolue du vote, la sélection des dirigeants par l'élection le plus traditionnellement et incontestablement possible y compris sur le plan politique, au détriment du souci d'inclusion plus large des électeurs dans des circonstances exceptionnelles. Ce phénomène renvoie l'image d'un pouvoir républicain replié sur lui-même, qui n'aurait pas le souci d'inclure davantage les électeurs dans les processus électoraux.

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. Je vous remercie pour vos interventions. Deux points forts me semblent importants. Dans notre culture démocratique, il existe une liturgie républicaine ou démocratique, soit un vote dans un lieu physique avec des codes qui répondent du « sacré ». Dans certains pays, les processus s'avèrent totalement différents, l'urne est un élément de défiance qui peut se remplir ou se pirater. Il existe donc une question culturelle, tandis que la confiance demeure primordiale. S'agit-il du seul blocage ? Vos interventions diffèrent quant à un recours en toute confiance au vote électronique rapide. Devons-nous nous départir de cette liturgie ?

Un autre point d'étonnement concerne l'enjeu de l'élection. Lorsque l'enjeu est important, la participation augmente. Comment les citoyens peuvent-ils comprendre l'enjeu ? Devons-nous avoir recours à une certaine clarification ? En effet, comment comprendre l'enjeu lorsque vous votez pour les élections départementales et régionales en même temps ? J'ai pu discuter de ce sujet avec beaucoup de citoyens qui n'en comprenaient pas l'enjeu. La clarification des enjeux requiert-elle une simplification de nos institutions ?

Enfin, concernant les questions de distribution de la propagande, le changement de prestataire visait un meilleur fonctionnement. Or, ce processus ne fonctionne guère depuis une dizaine d'années. Par conséquent, il est inutile de critiquer un modèle ultralibéral. La commission des lois a auditionné le ministre et les personnes qui ont participé à cette distribution. Ils nous ont indiqué que le principal problème venait du fait que des candidats n'avaient pas transmis leur document dans les temps.

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. Le professeur Bruno Daugeron a souligné la perte de confiance dans les institutions en raison du sentiment de déplacement de la prise de décision. Vous avez parlé de réenchanter l'acte de vote et de mobiliser l'imaginaire social. Cette surenchère ne risquerait-elle pas d'entraîner une perte de confiance si cet imaginaire devait être déçu ? Les électeurs se mobilisent lorsqu'il s'agit d'un vote local ou d'un vote pour lequel ils ressentent l'impact sur leur quotidien. C'est le cas des élections municipales ou présidentielles pour lesquelles les candidats ne manquent pas d'idées pour alimenter l'imaginaire collectif. Notre mission d'information fait suite aux élections départementales et régionales, échelon intermédiaire où l'abstention a été majeure. Comment réenchanter les rôles des conseils départementaux et régionaux, selon vous, sans engendrer une surenchère qui serait incomprise ?

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. J'ai le sentiment d'entendre quelque chose de relativement convergent indiquant qu'un simple changement de système de vote ne constituerait pas la solution principale. Nous demeurons face à un problème structurel qui s'intensifie élection après élection. Ce phénomène est préoccupant et appelle des ruptures. Je partage votre analyse : une partie de la solution repose effectivement sur le projet politique. Il demeure nécessaire de réenchanter l'acte électoral. Avec du recul, nous constatons que ce qui a fait rêver le monde pendant longtemps s'est écroulé. En Europe, l'idéal communiste s'est fracassé sur les expériences de type soviétique, tout comme la social-démocratie a montré ses impasses partout en Europe ces dernières décennies. Aujourd'hui, le rêve libéral se brise également. Les grands imaginaires porteurs de désirs, de transformations, de votes et donc de mobilisations politiques sont en panne. Les réponses politiques doivent être profondes ; chacune des familles politiques se trouve dans une impasse pour se fédérer autour d'un projet politique rassembleur.

Le deuxième problème me semble également d'ordre institutionnel. Vous nous dites tous que les personnes souhaitent voter pour un changement concret, d'où un vote supérieur aux élections municipales puisqu'il est possible d'identifier les actions d'un maire de manière concrète. Ne faut-il pas interroger une remise en cause en profondeur du modèle institutionnel globale qui est le nôtre ? Notre République est à bout de souffle. Elle génère une défiance à l'égard de la politique, des institutions et de leurs pendants : critique des médias, de la justice, des syndicats, tandis que le complotisme acquiert davantage d'envergure. En réalité, aujourd'hui, tous les espaces de médiations sont en faillite.

J'ai eu l'occasion de voir le film Boîte Noire. Il montre qu'un problème se pose également dans les entreprises où les cadres sont pris entre deux feux. Ils appliquent des décisions auxquelles ils n'ont pas participé. Ils constituent aussi des espaces de médiation intermédiaires porteurs du sentiment que la décision se prend ailleurs, dans des conseils d'administration notamment. Il me semble que la société tout entière est en panne à différents échelons pour tout ce qui relève de l'institution, ce qui va jusqu'à la critique des données scientifiques, comme nous l'avons constaté avec la crise sanitaire. Je souhaite ouvrir une brèche dans cette discussion afin d'engager un questionnement de notre système républicain. Sans un élan qui permettrait de rebattre les cartes, pouvons-nous nous en sortir ?

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. J'entends et je partage une partie de ces préoccupations. Avec un certain nombre de collègues, nous travaillons avec Romain Rambaud sur le défi démocratique. Cette mission doit y réfléchir. Je vous remercie, monsieur le président et monsieur le rapporteur d'avoir permis à nos intervenants de s'exprimer sur les modalités de vote. Cette question est essentielle dans le procédé pour comprendre cette fracture entre l'opinion publique, les électeurs et les politiques.

La crise de l'abstention n'est pas récente, nous y réfléchissons depuis longtemps avec d'autres parlementaires. Les taux actuels nous obligent à l'étudier davantage, mais elle n'est pas nouvelle. Une réflexion doit être menée sur l'action publique, les institutions et la démocratie. Il me semble que nous aurions également intérêt dans cette mission à proposer des éléments pratiques ainsi que l'exprimait Romain Rambaud. De nouvelles modalités de votes facilitant les procédures de scrutin au XXIe siècle pourraient participer d'un certain nombre de solutions amenant des publics qui s'éloignent du vote à revenir. Effectivement, cela passe par le vote par correspondance, et pourquoi pas par une expérimentation des votes électroniques. Il y a des exemples à l'étranger qui fonctionnent. Je suis élue locale depuis presque dix-sept ou dix-huit ans. Dans ma commune de Suresnes, nous expérimentons le vote sur machine à voter, comme dans un certain nombre de villes. En période de pandémie, ces machines se sont révélées particulièrement efficaces, car elles permettent des résultats de vote rapide et évitent des scrutateurs. Certes, il existe des réticences. Toutefois, j'ai participé à la demande de levée du moratoire de 2008 concernant ces machines à voter. Je suis convaincue qu'une évolution est nécessaire. Des changements dans les modalités de vote représentent des solutions concrètes qui pourraient toucher un public nouveau, plus jeune, qui se déplace davantage, comme c'est le cas de beaucoup de nos électeurs notamment dans les métropoles. Je vous remercie pour ces auditions et je soutiens notamment Romain Rambaud dans la ligne qu'il a exposée.

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Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes

. Finalement, nous en venons aux vraies questions. Si nous parlons des questions électorales en les dissociant des questions institutionnelles, nous demeurerions à la surface. Je sens poindre une sorte de tropisme technicien qui voit dans le recours à la technique une solution qui permettrait d'améliorer la situation et de récupérer des électeurs dont on ne s'interroge pas sur les raisons de l'abstention. Cette dernière existe depuis longtemps. Or, il s'agit d'un vote à l'envers qui exprime lui aussi quelque chose : la sécession. Il s'avère nécessaire d'entendre les raisons pour lesquelles cette abstention existe. Des politologues ou des sociologues pourraient s'attacher à ce domaine de recherche. Mes propos semblent paradoxaux puisque j'évoque tour à tour une désertion et un ré-enchantement. Ce dernier appelle à une réappropriation par les institutions de la politique. Malgré tout, le remplacement de la politique par le management dans nos institutions demeure négatif. Aucune solution technique ne peut être fournie si elle est perçue comme artificielle.

Concernant la simplification des enjeux, les électeurs vont voter lorsqu'ils ont le sentiment de percevoir les enjeux. Nous devons nous méfier d'une simplification des enjeux adossée à une simplification des institutions. Quel en serait l'objectif ?

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. Les enjeux politiques connus et complexes doivent être partagés. Nos institutions, notre « mille-feuilles » administratif, la compréhension de la différence pour un citoyen averti entre un conseil départemental et régional sont primordiaux. Lorsque nous votons, il est nécessaire de savoir pourquoi, pour qui et quels sont les enjeux de notre vote.

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Bruno Daugeron, professeur de droit public à l'université Paris Descartes

. Les débats parlementaires qui ont mené aux réformes locales successives ont été entrepris au nom de la simplification. Autrefois, les individus connaissaient leurs cantons, leurs conseillers généraux. Le résultat est catastrophique. La complexité est positive, le bicamérisme également. Néanmoins, il ne serait pas judicieux de simplifier le fonctionnement d'une institution comme celle d'une entreprise. En revanche, les électeurs savent se saisir des enjeux politiques et institutionnels. Nous n'avons pas parlé du référendum. Lorsque celui-ci pose une question dont les électeurs peuvent se saisir et que le résultat en cas d'abstention sera différent, ils se déplacent. Lors du traité de Maastricht, nous avons pu comptabiliser 70 % de participation, et seulement 30 % d'abstention. Au moment du vote, les électeurs avaient le sentiment d'un changement en fonction du résultat. Ce sentiment est perdu, nous devons le réinvestir. À défaut, nous pourrions simplifier des problèmes pour nous précipiter dans 100 autres. La question demeure institutionnelle et politique. Certes, elle soulève la question du fonctionnement de nos institutions. Cependant, nous ne pouvons pas les dissocier si nous souhaitons traiter exhaustivement de cette question.

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Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l'université de Lille

Je souhaite apporter quelques éléments de réponse aux nombreuses questions posées. En premier lieu, gardons-nous de nous illusionner de mirages. La Suisse qui a été citée par mon collègue affiche un taux de participation inférieur à 50 % en moyenne aux élections chaque année, voire même plus proche des 40 %, soit des taux d'abstention supérieurs à 50 %.

Par ailleurs, nous disposons d'ores et déjà d'un laboratoire testant le vote par internet ou par correspondance lors du vote par les Français de l'étranger, qu'il s'agisse des élections législatives ou pour la désignation de leurs représentants consulaires. L'élection qui mobilise le plus demeure l'élection présidentielle pour laquelle les conditions de vote sont similaires aux nôtres. Il n'existe en effet qu'une seule circonscription pour l'élection présidentielle. Les modalités demeurent identiques, peu importe le lieu de résidence. Entre les élections législatives de 2012 et celles de 2017, le taux de participation a baissé d'un point alors qu'en 2012, le vote par internet existait. Lors des élections pour les délégués consulaires entre 2014 et 2021, le taux de participation a diminué alors que le recours au vote par internet avait été instauré. Par conséquent, je ne pense pas qu'il s'agisse là du remède à l'abstention. Nous y viendrons un jour ou l'autre. Cependant, à ce stade, les électeurs ne sont pas prêts. Cette modification des modalités de vote nécessitera au préalable un travail d'apprentissage, de confiance et de culture.

Deuxièmement, par rapport au vote électronique en général, et en particulier l'usage des machines à voter, effectivement monsieur le député Balanant, la question culturelle demeure le principal point de blocage. Il en existe d'autres, davantage conjoncturels, tels que le coût des machines à voter. Nous disposons de près de 70 000 bureaux de vote en France. Or une à deux machines par bureau seraient nécessaires, soit un coût substantiel plus élevé qu'une urne et des bulletins papier. Notons également les besoins d'entretien des machines, d'où le moratoire de 2008 qui suspendait le développement des machines à voter. Il s'agit là d'éléments à prendre en considération. Je reconnais la profondeur idéologique quant à la volonté de tout bouleverser. Il ne s'agit pas forcément de mon positionnement, je suis un conservateur de la Ve république, même si elle mérite certaines adaptations. Un bouleversement général ne permettrait pas un ré-enchantement de la vie démocratique. En revanche, des clarifications et une évolution pourraient être réalisées. Je suis partisan d'un regroupement des instances électorales, non pas de l'ensemble, mais d'une partie : d'une part, un regroupement des échéances nationales et, d'autre part, celui des échéances locales afin qu'elles aient lieu le même jour (municipale, départementale et régionale). Cet assemblage mettrait en évidence un enjeu local. Je sais que les élus locaux n'y sont pas favorables, car les questions politiques peuvent différer selon les niveaux. Parallèlement, je suis favorable à regrouper les élections présidentielles et législatives. En outre, je défends un alignement sur le modèle nord-américain, afin que les élections s'effectuent suffisamment en amont du début du nouveau mandat pour que la nouvelle administration puisse se mettre en place.

Troisièmement, je souhaite faire un point à propos du Mexique, pays intéressant dans lequel j'ai été observateur d'opérations électorales lors des dernières élections et des précédentes. Ce pays souffre d'un regard extérieur qui le range parmi les pays du tiers monde et le dote d'une démocratie vérolée. Concernant les opérations électorales, j'ai rarement trouvé un pays aussi exemplaire. Quatre-vingt-dix millions d'électeurs sont appelés à voter. Certains résident parfois dans des lieux particulièrement reculés où l'acheminement des bulletins s'effectue à dos d'âne. Le pays compte 170 000 bureaux de vote soit 1,5 fois plus que la France. Les bureaux de vote sont partout, dans les maisons individuelles notamment, les habitants prêtant leur jardin et leur maison. Un million et demi de personnes sont affectées aux bureaux de vote soit environ dix personnes par bureau de vote : représentants de parti politique, scrutateurs, président du bureau… Ils disposent tous d'une conscience démocratique et participent ainsi de 8 heures à 18 heures à l'instant démocratique.

Enfin, concernant le ré-enchantement des rôles des conseils départementaux et régionaux, je crains que nous sortions du champ de notre mission d'information. Notre « mille-feuilles » territorial et la répartition des compétences entre nos collectivités territoriales sont un autre sujet. Je ne suis pas convaincu que la réécriture de la carte régionale qui a été opérée il y a cinq ans était positive. Il est nécessaire d'apporter de la clarification, de la diffusion d'informations. Nous en revenons à mon premier point, la connaissance, l'apprentissage dès le plus jeune âge : qu'est-ce qu'un département, une région ? Quelles sont les activités de leurs représentants ? En regroupant les trois élections le même jour — certes cela poserait des difficultés politiques au regard des alliances électorales — l'électeur se déplacerait en connaissance de cause pour les instances locales : son maire qu'il connaît et identifie et les représentants départementaux et régionaux.

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Romain Rambaud, professeur de droit public à l'université de Grenoble Alpes

. Réfléchir à des évolutions institutionnelles générales demeure un point central. Toutefois, nous ne sommes pas obligés de réfléchir aux deux aspects dans le même temps. Nous pouvons mener une réflexion parallèle en les dissociant. Certaines questions institutionnelles restent fondamentales et il est nécessaire de les réinvestir pour réimpliquer les électeurs.

Nos conceptions diffèrent quant à la méthode à employer. Il s'agit là de la limite des raisonnements globaux, l'absence d'accord freinant un éventuel avancement. Nous risquons la paralysie à ne pas vouloir traiter des questions d'ordre pratique qui ne résoudront pas tous les problèmes, mais qui pourraient améliorer la situation. Nous parlions de liturgie démocratique, d'un rituel républicain fort. Néanmoins, les traditions n'ont pas toute vocation à perdurer. Nous devons nous interroger sur ce que signifie cette liturgie, ce rituel pour d'autres populations plus jeunes qui ont évolué, tout au long de leur vie, avec internet. Je pense notamment à la primaire écologique.

L'introduction du vote par internet ne rencontre pas de consensus immédiat. Cependant, d'autres modalités de vote davantage sécurisées comme le vote par correspondance peuvent être envisagées. Il existe de mauvais rituels, des rituels démodés à remettre en cause. L'hypothèse de l'expérimentation à laquelle Mme la députée Isabelle Florennes se référait constitue une bonne piste. Si nous souhaitons avancer, nous pouvons nous appuyer sur la mission du Sénat qui suggère, dans son rapport, que nous tentions des expérimentations lors de consultations locales. Ce rapport s'avère particulièrement intéressant. Il donne l'impression que des craintes telles que la fraude ou les votes communautaristes sont levées. Nous pouvons prendre appui sur ce premier rapport, très riche sur le plan du droit comparé, pour avancer dans la mise en œuvre de propositions.

S'agissant de l'enjeu, la métropole de Lyon devait devenir un exemple, mais elle demeure contestée. En revanche, parmi les questions à traiter pour diffuser de l'information, de la communication et de l'apprentissage, il subsiste la question des campagnes électorales. Nous pouvons nous interroger quant à leur cadre juridique par trop restrictif et parfois peu adapté aux nouveaux modes de communication. Leur fonctionnement ne permet pas de procéder à de véritables campagnes pouvant influer sur la participation. Une réflexion sur ce sujet permettrait d'avancer sur la question de l'abstention.

Pour conclure, la mobilisation demeure forte lors de belles campagnes électorales. La crise sanitaire et l'absence de campagne électorale dense, riche et puissante ont entraîné une démobilisation. Cependant, l'abstention repose également sur la mauvaise compréhension des institutions décentralisées.

J'ai souligné que la question de la recherche scientifique demeure primordiale afin de lever ces obstacles psychologiques et opérationnels. Lorsque nous effectuons des travaux de droit comparé, notre compréhension des ressorts de la réticence progresse. Il serait donc particulièrement intéressant d'encourager les recherches sur ces sujets afin d'améliorer nos connaissances. En Islande, le vote par anticipation s'étale sur huit semaines et il est possible de modifier son vote au dernier moment. En Australie, le vote par correspondance et par anticipation permet également de changer son vote au dernier moment. Ces comparaisons démontrent que d'autres systèmes fonctionnent ailleurs dans le monde. N'essuyons-nous pas un retard technique et opérationnel, retard que nous aurions tendance à alimenter du fait d'un conservatisme regrettable ? En France, nous avons probablement un handicap : nous ne disposons pas d'une autorité indépendante pour gérer les scrutins, le ministère de l'Intérieur détient donc un rôle central. Les pays qui disposent d'autorités indépendantes montrent davantage de dynamisme.

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. Je vous rassure, vous pouvez évoquer les travaux du Sénat sans aucun problème devant des députés. Nous allons regarder avec attention le rapport d'information de notre collègue François-Noël Buffet sur le vote à distance.

Je vous remercie pour votre participation.

La séance est levée à 16 heures 09.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Clémentine Autain, M. Erwan Balanant, M. Xavier Breton, M. Pierre Cordier, M. François Cornut-Gentille, Mme Jacqueline Dubois, Mme Isabelle Florennes, M. Sylvain Templier, M. Stéphane Travert

Excusée. - Mme Muriel Roques-Etienne