Intervention de François Cornut-Gentille

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 16h30
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Cornut-Gentille, député :

Les réflexions synthétisées dans ce livre s'intègrent aux travaux que nous menons dans cette mission d'information. L'abstention semble avoir deux causes distinctes : les modalités de vote et un désintérêt profond des citoyens envers la chose politique. La crise démocratique que nous traversons est reconnue par tous, par le pouvoir exécutif comme par les partis d'opposition. Depuis une cinquantaine d'années, les réflexions institutionnelles me semblent orientées exclusivement vers deux thématiques. Or ces dernières sont hors sujet et accessoires. Tout d'abord, la population serait lassée de ne constater aucun changement, la politique ne modifierait plus rien. Deux présidents de la Ve République, Nicolas Sarkozy, puis Emmanuel Macron — dans la première version de son quinquennat — considéraient que le chef n'avait pas les moyens de poursuivre les actions qui découlent de son choix. Par ailleurs, d'autres estiment qu'il existe un problème de représentation et proposent d'avoir recours au scrutin proportionnel (MoDem et RN) ou au tirage au sort (Jean-Luc Mélenchon) pour y remédier. Les sociologues, les politiques et les élus qui réfléchissent depuis vingt-cinq à trente ans sur cette crise démocratique estiment que celle-ci résulte d'un déséquilibre des pouvoirs. Or, je pense que cette question qui nous obnubile depuis la Révolution est désormais hors sujet. Nous sommes confrontés à une crise systémique et à un problème institutionnel. En effet, dans le débat public tel qu'il se déroule, les partis politiques ne proposent plus d'offres crédibles et intéressantes. Il existe un déplacement du débat institutionnel, qui est dépossédé de son contenu.

Je suis député depuis longtemps ; j'ai vu quantité de majorités arriver au pouvoir pleines d'espoir et je suis constamment frappé par l'échec des politiques menées. Il s'agit de promulguer toujours plus de lois aux intitulés merveilleux, mais au contenu moins enthousiasmant. Ce contraste touche toutes les majorités. L'opposition dénonce ce phénomène qu'elle reproduit une fois arrivée au pouvoir. Une réelle impuissance publique est à l'œuvre. Il existe également le « dégagisme » évoqué depuis 2017, dont il est de nouveau question avec Éric Zemmour. On ne se met plus d'accord sur quoi que ce soit, sauf sur le fait de « dégager » les élus.

Nous connaissons une alternance politique à chaque élection nationale depuis 1978. Les politologues y voyaient le signe de la vitalité de notre démocratie. Cependant, il s'agissait peut-être des prémices de la lassitude actuelle : les électeurs n'étant jamais satisfaits, le basculement demeure permanent. L'idée selon laquelle les personnalités que nous élisons n'agiraient plus une fois au pouvoir est certes éminemment répandue, mais elle ne correspond pas à la réalité. J'ai essayé de comprendre pourquoi, si l'envie de changement est grande, elle n'aboutit jamais. Quelle est la fatalité de cette impuissance publique ? Elle est perçue comme une trahison, les promesses n'étant pas tenues.

En réalité, nous bloquons sur des obstacles assez lourds que nous n'avons pas identifiés. Quels sont ces obstacles ? Il me semble que nous n'avons pas mesuré les conséquences d'un constat pourtant unanime : nous avons changé de monde. Les changements ponctuels sont visibles (Internet, baisse de l'autorité). En réalité, tout a changé, dans tous les domaines. Être professeur ou médecin ne correspond plus à la même réalité qu'il y a vingt ans. De nouveaux problèmes se posent à nous. Or nos outils demeurent anciens. Le rapport sur l'évaluation de l'action de l'État dans l'exercice de trois de ses missions centrales en Seine-Saint-Denis, que j'ai co-écrit avec Rodrigue Kokouendo, est révélateur de ce phénomène. Les problèmes d'insécurité dont nous parlons depuis trente ans n'ont pas trouvé de solution. L'exécutif de droite envoyait des CRS. La tradition de gauche dénonce un manque de fonctionnaires dans les commissariats. Si nous disposions des outils, les problèmes des quartiers sensibles auraient été résolus.

Si mon analyse est juste, il est nécessaire d'identifier, domaine par domaine, les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Or, nous ne pouvons pas agir en ce sens, car l'explosion médiatique a changé le positionnement du politique. Selon les constitutionnalistes, le pouvoir exécutif est trop fort. Pourtant, en dépit des pouvoirs qui lui sont attribués dans la Constitution, l'exécutif ne dispose que d'une légère marge de manœuvre. Le débat public, il y a quarante ans, était monopolisé par les institutionnels, car il existait peu de chaînes de télévision et de radios et aucune n'était indépendante. Le pouvoir parlait depuis un piédestal. Désormais, avec l'explosion des chaînes audiovisuelles et d'Internet, nous constatons que le pouvoir est faible. Un ministre est en concurrence avec un militant « gilet jaune » pour être interviewé sur BFM. La lecture de cette problématique ne peut demeurer uniquement institutionnelle. Le pouvoir accède difficilement aux médias, ce qui oblige les leaders à se présenter en « marques ». Emmanuel Macron s'est conçu comme une marque. Marine Le Pen a été la marque des invisibles. Jean-Luc Mélenchon s'est constitué comme la marque de la colère du peuple. Les constitutionnalistes ne perçoivent pas ces mécanismes, qui sortent du champ juridique. Au moment où le monde change à grande vitesse, le débat politique est devenu schématique.

La révolution des médias a eu deux effets. Le premier a été la simplification du message. Le ministre qui n'est pas invité à la télévision peut perdre son poste. Il doit établir des projets creux pour disposer d'une audience. Le second effet a été l'explosion du clivage gauche/droite. Auparavant, les questions politiques étaient structurées par cet arrière-fond. Cela permettait à chacun de savoir où il se situait sur l'échiquier politique. La simplification est une évolution négative. Toutefois, l'explosion du clivage gauche/droite n'est pas nécessairement vaine. De nombreux sujets sont entrés dans le débat public et impliquent la construction d'une nouvelle grille d'analyse. Qu'est-ce que le clivage gauche/droite au regard de la transition écologique ? Il existe, dans l'opinion, la volonté de discuter de davantage de sujets, une envie de démocratie plus forte. En parallèle, la simplification réductrice ne permet pas de disposer des moyens pour débattre de ces sujets.

L'offre politique reste insuffisante. Les partis politiques qui n'ont pas accédé au pouvoir répètent « il n'y a qu'à » « il faut qu'on ». Tous pointent du doigt des éléments probants. Or, ils proposent une injonction et non une solution. Par conséquent, les citoyens peuvent exprimer un mécontentement, mais pas une adhésion. Il s'agit pourtant là de l'essence même d'une offre politique. Les partis de gouvernement font face à une double difficulté : ils doivent être audibles tout en restant dépendants de leurs outils. Les CRS et les services de police actuels sont totalement inadaptés aux problèmes des quartiers sensibles. Cependant, un ministre de l'Intérieur ne peut pas user de cet argument. Il est préférable, pour lui, d'évoquer le manque de moyens. Les partis dits « raisonnables » n'ont pas le recul nécessaire pour décrire le travail essentiel à une réforme en profondeur de l'État. Nous demeurons face à une offre politique insatisfaisante. J'ai beaucoup analysé l'échec de la révision générale des politiques publiques (RGPP), de la modernisation de l'action publique (MAP) et de CAP 22. Il s'agissait de bricolages sans intérêt. L'offre politique n'est pas crédible, les uns demeurant dans l'injonction, les autres ne disposant pas des outils nécessaires.

Aux prémices de ma réflexion, j'envisageais une évolution des tâches de l'Assemblée nationale qui, outre son travail législatif d'évaluation et de contrôle, devrait effectuer des diagnostics, c'est-à-dire identifier les nouveaux problèmes et mesurer l'inadaptation des outils politiques. Mon étude sur la Seine-Saint-Denis préfigure cette réflexion. Néanmoins, j'ai pris conscience que ces diagnostics, s'ils nous font défaut, ne peuvent être pris en charge par l'Assemblée nationale. En effet, l'ordre du jour est saturé par l'étude des projets de loi et le vote du budget. Par ailleurs, l'Assemblée nationale, le gouvernement exécutif et donc la majorité demeurent sous la pression de l'action immédiate. Par conséquent, je propose de supprimer le Conseil économique social et environnemental (CESE), qui n'a que peu d'intérêt. En revanche, il serait utile de disposer de représentants du peuple, d'élus au suffrage universel chargés de ce travail de diagnostic. Il s'agira, pour ces derniers, d'identifier les problèmes et les difficultés dans tous les domaines et de démontrer l'inadaptation de nos réponses. Ce travail intéresserait les Français et les médias. Il en découlerait un débat fort autour des réponses possibles. Les partis populistes amélioreraient ainsi leur offre, tandis que les partis de gouvernement ne seraient plus prisonniers de leurs outils.

Nous avons perdu, dans l'incantation politique et la technocratie, notre capacité à représenter. À l'Assemblée nationale, nous sommes prisonniers du jeu des majorités. Cette assemblée d'élus aurait pour rôle d'exprimer les problèmes, de présenter les enjeux et de procéder à la rédaction d'un cahier des charges des difficultés à résoudre. Elle serait entendue, aurait de l'impact et transformerait le débat public. L'originalité de cette proposition repose sur une innovation très forte : la création d'une nouvelle assemblée qui permettrait d'améliorer le débat tout en conservant le modèle exécutif de la Ve République.

Je ne crois pas en la proportionnelle. Cette discussion a cinquante ans de retard. Les Français sont relativement indifférents au fait que certains partis soient moins représentés que d'autres. L'offre politique ne correspond plus à la réalité. Il ne s'agit pas d'un problème de dosage.

Cette approche est transpartisane, elle est une réflexion gaulliste sur la Ve République. Le débat politique est plus nécessaire que jamais ; or il est de plus en plus confus.

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