Intervention de Pascal Perrineau

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Pascal Perrineau, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Paris :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs, il s'agit aujourd'hui de réfléchir à un problème qui n'est pas nouveau : la montée régulière du phénomène abstentionniste sur tous les types d'élections. Il s'agit d'abord d'interpréter ce phénomène afin d'établir le diagnostic le plus précis possible, puis d'envisager les différentes manières de lutter contre celui-ci. D'après de nombreuses consultations électorales, l'abstention constitue désormais un phénomène majoritaire parmi la population inscrite sur les listes, que les élections soient locales, nationales, ou encore européennes. Une augmentation de l'abstention est ainsi constatée depuis vingt ans, bien que la dernière élection européenne ne s'inscrive pas complètement dans cette tendance. Il est vrai qu'il y a vingt ans, nous étions persuadés qu'il s'agissait d'un cycle dont nous sortirions relativement rapidement. Cependant, ce cycle ne s'est pas achevé et la France semble au contraire s'enfoncer dans l'abstentionnisme. Cela n'avait historiquement jamais été le cas depuis la naissance du suffrage universel direct en 1848, que ce soit sous la Troisième, la Quatrième ou la Cinquième République. Le taux de participation de la France était même plutôt élevé par rapport à la plupart des démocraties.

Nous n'avons néanmoins rien à envier aux démocraties abstentionnistes, qui sont nombreuses sur la surface du globe, et même en Europe. Il suffit de constater la situation de la Suisse. Les taux de participation pour l'élection des assemblées représentatives et pour les votations y sont extrêmement faibles, ce qui ne remet pas en cause la légitimité du système démocratique suisse. Je n'évoque pas la situation de la Suisse afin de rassurer, mais parce qu'elle constitue une réalité.

Lorsque nous essayons de prévoir aujourd'hui le niveau de participation de la prochaine élection présidentielle, à l'aide d'un instrument de prédiction assez fragile, nous nous apercevons que le niveau d'abstention projeté se situe entre dix et quinze points de pourcentage au-dessus de celui mesuré à la même époque en 2016. Ainsi, même l'élection reine de la Cinquième République n'est pas à l'abri d'une surprise abstentionniste, malgré l'intérêt que les Français continuent à avoir pour l'élection présidentielle. Ne croyons pas que ce problème touche en particulier la France, comme nous en avons souvent l'habitude, car il concerne de très nombreuses démocraties.

L'interprétation classique de l'abstention, qui continue d'ailleurs à prospérer, mais qui est un peu limitée, est sociologique. Elle consiste à dire que certains milieux sont plus ou moins exclus socialement, culturellement et économiquement de la vie démocratique et électorale, qui serait réservée aux couches moyennes et supérieures de la société. L'abstentionnisme concernerait ainsi ceux qui sont éloignés culturellement et socialement de la vie politique, du discours politique, des appareils politiques, ainsi que de la classe politique, dont le profil sociologique est tout à fait particulier. En effet, seule une partie infime de la classe politique a une origine sociale populaire. Cette distance des électeurs par rapport aux élus créerait un phénomène abstentionniste quasiment inéluctable et irrépressible, parce que la tâche de redonner à ces Françaises et ces Français un intérêt pour la vie politique ne prendra pas seulement quelques années, mais le temps de deux à trois générations.

Cependant, toutes les bonnes analyses de l'abstention, telles que les travaux assez anciens de Jérôme Jaffré ou encore d'Anne Muxel, démontrent que la progression de l'abstention n'est pas sociologique, mais politique. Ils qualifient la première abstention de « hors-jeu de la politique, des événements et de la conjoncture politique » et appellent la seconde « l'abstention dans le jeu politique ». Cette abstention touche aujourd'hui des électrices et des électeurs intéressés par la politique et par la chose publique, qui ne sont exclus ni culturellement ni socialement. Elle touche absolument tout le monde, même les professions intellectuelles et la « bourgeoisie » telle qu'elle peut être définie par son capital économique ou culturel. Elle touche les étudiants qui disposent d'un diplôme de haut niveau. Je le constate d'ailleurs dans l'école où j'enseigne. J'interroge régulièrement mes élèves avant une élection. Je vous assure qu'auparavant, le taux de participation électorale à Science Po Paris s'élevait quasiment à 100 %, tandis qu'aujourd'hui, environ 40 % des étudiants affirment ne pas avoir l'intention d'aller voter. J'ai fait le test récemment lors des élections régionales : la majorité absolue des étudiants de Sciences Po ne s'est pas rendue aux urnes, comme c'est le cas de 87 % des Français de 18 à 24 ans. Le taux de participation était en effet de 13 %, ce qui permet de réaliser l'ampleur du phénomène.

Afin de donner un sens général à cette abstention politique, nous pouvons nous intéresser à une analyse que j'aime beaucoup et que j'avais lue il y a très longtemps, celle d'un économiste américain maintenant disparu, Albert O. Hirschman. Dans un livre extrêmement intéressant intitulé Exit, Voice and Loyalty, il affirme que, dans toutes les organisations, les « loyautés », ce que les Américains appellent les loyalties, c'est-à-dire les sentiments d'appartenance aux institutions, connaissent une érosion extrêmement forte. Ce n'est pas seulement le cas dans les organisations politiques, mais également dans les entreprises, les universités, les associations ou encore les Églises. Une enquête pourrait même être menée pour étudier le lien entre les élus et l'Assemblée nationale, afin de le comparer à ce qu'il fut dans les années 1960. Je suis certain que l'on constaterait des évolutions, parce qu'il n'y a aucune raison que vous échappiez au phénomène observé.

Le phénomène des loyautés étant en profonde érosion pour différentes raisons, en particulier culturelles, nos sociétés connaissent une individualisation croissante. En effet, le sentiment d'appartenance à un groupe de référence diminue, mais les individus se sentent appartenir à plusieurs microgroupes, qu'ils mettent en concurrence à la manière d'un consommateur sur un marché. Selon Albert O. Hirschman, lorsque les loyautés connaissent des crises, deux stratégies peuvent être appliquées. La stratégie de Voice consiste, pour un individu, à rester dans l'organisation afin de faire entendre son désaccord, son hostilité à l'égard du système et son malaise quant à son appartenance à cette organisation. Le vote protestataire, actuellement très répandu à droite, au centre et ailleurs, en est un exemple. Cette stratégie de Voice se manifeste depuis vingt à trente ans.

La stratégie d' Exit consiste à sortir du système électoral, non nécessairement ad vitam aeternam, mais pour des périodes de plus en plus longues. Il s'agit de s'abstenir, de voter blanc ou encore de mettre une insulte à la place du bulletin, ce qui le rendra nul. La stratégie d' Exit touche désormais des personnes qui, vingt ou trente ans auparavant, possédaient toutes les caractéristiques des votants réguliers. Elles sont devenues peu à peu des votants intermittents, voire des abstentionnistes réguliers. Par exemple, je vois apparaître chez les étudiants de Sciences Po, qui constituent un groupe relativement politisé, des profils d'abstentionnistes permanents. Ils tiennent un discours complètement apocalyptique et catastrophiste sur ce que sont la politique, les élus et le système aujourd'hui, affirmant qu'il faut inventer d'autres types de démocratie qui permettraient de dépasser les limites de la démocratie représentative. Il s'agit certes d'une forme de naïveté, mais nous ne pouvons pas la leur reprocher alors qu'ils n'ont que 18 ou 25 ans. Quoi qu'il en soit, cette naïveté a pour conséquence pratique le développement de leur abstentionnisme, qui peut devenir dur, parce que certains d'entre eux sont persuadés qu'il existe d'autres types de démocratie que la démocratie électorale. D'autres pensent qu'un système autoritaire ou illibéral serait finalement peut-être préférable au système que nous connaissons. Ce type d'opinion est rencontré par exemple chez les jeunes avec un faible niveau d'études qui suivent un enseignement professionnel, ont un emploi ou bien sont au chômage. Récemment, j'ai eu accès à une enquête menée au sein des centres d'apprentissage de certificats d'aptitude professionnelle (CAP). Quand les jeunes interrogés ne pratiquent pas le vote protestataire, qui se manifeste d'ailleurs toujours en faveur de l'extrême droite, ils pratiquent massivement l'abstentionnisme. Ils sont devenus des abstentionnistes durs, parce qu'ils pensent que nous perdons notre temps avec la démocratie et qu'il vaut mieux que nous soyons dirigés par un homme qui a de l'autorité.

Environ un Français sur trois répond favorablement aux enquêtes qui interrogent de plus en plus les citoyens sur la question de savoir s'il serait souhaitable qu'un homme fort qui se passe du Parlement soit au pouvoir. Nous pourrions croire que ces individus sont principalement des personnes relativement âgées, nostalgiques des régimes autoritaires d'antan. Au contraire, les plus âgés sont les plus attachés à la démocratie électorale. En revanche, parmi les citoyens âgés de 18 à 30 ans, le pourcentage des personnes qui répondent favorablement est supérieur à la moyenne nationale. Leur paysage démocratique et civique est donc en train de changer.

Il existe la parade récurrente du vote obligatoire. Au sein de l'Assemblée nationale, de nombreuses propositions ont été émises pour introduire le vote obligatoire. Cependant, comme vous le savez en tant que législateurs, les réformes efficaces sont celles qui ont un sens culturel dans un pays. Or le vote obligatoire n'appartient pas à nos mœurs, sauf en ce qui concerne le vote sénatorial. Dès lors, méfions-nous de l'instauration d'une contrainte qui risquerait de ne pas être respectée. Il s'agit donc, à mon avis, d'une fausse solution. Elle est souvent portée par les motivations politiques de ceux qui suggèrent que les résultats électoraux que l'on obtiendrait seraient différents de ceux que l'on a actuellement. Il faut être prudent : les résultats électoraux obtenus avec l'instauration du vote obligatoire pourraient au contraire renforcer les tendances actuelles. Une très ancienne enquête passionnante de l'Institut français d'opinion publique (IFOP) demandait aux Français pour qui ils voteraient si le vote était obligatoire. Le nombre de votes protestataires aurait alors énormément augmenté, ce qui est prévisible, car il existe une correspondance entre l' Exit et la Voice en cas de crise des loyautés.

Les autres solutions consistent à faciliter en effet l'accès au vote. Il ne faut toutefois pas se faire d'illusions excessives sur la capacité de ces mesures, qui ont des avantages et des inconvénients, à provoquer une hausse très sensible de la participation. Souvenez-vous des débats sur le vote par correspondance, qui entraine de la fraude. En France, nous jouissons d'un système assez propre, bien qu'il puisse être amélioré. Souhaitons-nous revenir à un système électoral que nous aurons beaucoup de mal à contrôler ? Je sais qu'il existe à ce propos des rapports intéressants, tel que celui du sénateur Buffet à propos du vote à distance, mais il n'existe pas de solution miracle.

L'autre stratégie, de plus longue haleine, consiste à réintroduire l'apprentissage d'une culture démocratique dès le plus jeune âge, pas simplement dans le verbe et dans le texte, mais également dans les pratiques. Il ne suffit pas que les instituteurs expliquent aux enfants que le vote est nécessaire au fonctionnement de la République et permet de faire partie d'une communauté dont nous devons tous être fiers, etc. Les enquêtes montrent que les jeunes qui participent le plus sont en général ceux qui ont été exposés dès leur plus jeune âge à des pratiques de participation, par exemple lors des conseils à l'école ou dans d'autres structures de participation dans lesquelles ils ont appris à être des citoyens actifs.

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