Intervention de Vincent Tiberj

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Vincent Tiberj, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Bordeaux :

Comme l'a évoqué Pascal Perrineau, nous observons sur ce graphique la progression de l'abstention tout au long de la Cinquième République, avec des niveaux d'abstentionnisme particulièrement forts lors des dernières élections municipales et régionales. Ils peuvent être dus à des accidents de l'Histoire. Par exemple, les élections municipales n'auraient pas dû susciter autant d'abstentions, puisqu'elles mobilisent habituellement de nombreux Français. Sur le long terme, nous observons moins une progression systématique de l'abstention qu'une variation de plus en plus forte de celle-ci en fonction des différentes élections. Nous constatons tout de même que les élections présidentielles mobilisent toujours une grande partie de la population, ce qui représente aujourd'hui près de 37 millions d'électeurs. Ce nombre a considérablement augmenté depuis 1965. Pour de nombreux électeurs, le vote reste ainsi une action très importante et le seul moyen de participer activement à la politique.

Il est frappant de constater que, dans les années 60 et 70, les électeurs votaient de manière quasiment systématique, quel que soit le type d'élection. Aujourd'hui, leur comportement s'inscrit moins dans une logique d'abstentionnisme systématique que dans ce que François Héran appelle « le vote intermittent ». Nous ne pouvons ainsi jamais être sûrs que ces personnes vont effectivement aller voter, mais nous rencontrons parfois de bonnes surprises, comme lors des dernières élections européennes ou lors des élections régionales de 2004. Le taux de participation comportant une dimension conjoncturelle ; il ne faut pas penser que le système du vote est nécessairement fini.

En revanche, les cultures du vote sont en train d'évoluer. Celles-ci désignent des manières de participer aux affaires publiques et des conceptions de la citoyenneté. Nous disposons désormais d'indicateurs assez fins pour analyser la dimension sociologique de l'abstention, comme dans les enquêtes de participation de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui permettent de suivre la participation effective de grands échantillons de Français. Les chercheurs de l'INSEE sont pour cela allés vérifier que les électeurs s'étaient déplacés aux urnes, notamment pour les deux tours de l'élection présidentielle et pour les deux tours des élections législatives. Les résultats qui ont été obtenus sont assez classiques en termes d'abstentionnisme sociologique, montrant notamment que l'âge est corrélé avec l'abstention. Comme l'a évoqué Anne Muxel dans l'un de ses grands travaux sur la question du moratoire politique, les plus jeunes ont tendance à sous‑voter, d'autant plus lors des élections législatives. Nous pouvons en effet observer sur le graphique qu'en 2017, le taux d'abstention a été supérieur à 60 % parmi les personnes âgées de 18 à 29 ans. L'abstentionnisme est également élevé parmi les plus âgés, mais il s'explique dans ce cas par des difficultés physiques et cognitives à aller voter.

L'abstentionnisme peut également être corrélé aux professions, aux diplômes et au niveau de revenus. Dans les années 2000, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, à partir de l'étude qu'ils avaient menée dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis, ont réussi à alerter sur la possibilité que, désormais, la majorité sociale, à savoir les catégories populaires et classes moyennes, devienne une minorité électorale. En effet, l'abstention progresse différemment dans les différents milieux sociaux. Dès lors, nous pouvons nous demander, d'un point de vue social, si les personnes qui s'expriment sont représentatives de celles qui ne s'expriment pas. Le fait que les groupes de personnes qui s'expriment le plus à travers le vote fassent désormais partie de milieux sociaux et de générations ciblées peut exercer une influence sur la couleur politique du pays.

Au-delà de l'âge, une véritable transformation générationnelle s'opère. D'après les enquêtes de participation de l'INSEE en 2002, 2007, 2012 et 2017, le renouvellement générationnel est en train d'apporter une forte transformation du rapport au vote. L'abstention systématique progresse ainsi fortement pour les personnes nées entre 1928 et 1937 en raison de leur âge avancé. Elle est également élevée pour les millennials, c'est-à-dire les individus nés à partir de 1988, mais nous pouvons espérer que cette tendance soit un effet de moratoire politique et qu'à terme leur rapport au vote se portera mieux. Néanmoins, aucune vraie fracture générationnelle n'est observée en termes d'abstentionnisme systématique. En revanche, la réelle différence entre les générations se caractérise par la séparation entre les votants constants et les votants intermittents. La génération du baby-boom s'avère avoir un rapport au vote relativement constant. Parmi les générations suivantes, plus un groupe d'âge est jeune, moins le devoir de se déplacer pour voter est systématiquement rempli. Cela signifie que le rapport au vote change durablement et que l'abstentionnisme risque de perdurer dans les années à venir, au point de devenir une donnée du jeu politique. La question de la légitimité de l'élection pourrait alors devenir beaucoup plus compliquée.

Il peut être considéré qu'il fut un temps où le vote constituait un devoir, accompli non pas nécessairement par intérêt pour la politique, mais parce qu'on le devait à la société et parce que des personnes étaient mortes pour la démocratie. Le vote était considéré comme la pierre angulaire de la démocratie. Cette culture se retrouve chez les générations nées avant le baby-boom et chez les baby-boomers, mais moins chez les générations nées ensuite. Elle est remplacée par deux tendances. Premièrement, ces générations nées après le baby-boom se demandent si le vote constitue réellement un bon moyen de participer aux affaires publiques. Deuxièmement, elles sont sujettes à un phénomène d' Exit qui dépasse largement la question de la participation électorale.

Je souhaite évoquer la typologie que j'ai essayé de construire à partir de l'enquête European Values Study de 2018, qui nous apprend de quelle manière les cultures de la participation évoluent au sein des différentes générations. De nombreux individus nés entre 1932 et 1937 affirment voter de manière systématique à toutes les élections, qu'elles soient locales, européennes ou nationales, mais refusent la participation protestataire, les manifestations et les pétitions. Cette culture, qui serait dirigée par les élites, ressemble beaucoup à celle de la remise de soi, un peu comme l'évoquait Pierre Bourdieu. Cette culture connaît aujourd'hui un recul, au point de disparaître. Elle concerne 33 % des électeurs nés entre 1932 et 1937, mais 5 % des électeurs nés après 1988.

Cette culture est remplacée par deux autres types de participation. D'une part, la participation « multi-positionnée » est particulièrement représentée dans la génération du baby-boom. Les personnes concernées, tels des virtuoses de la participation, utilisent tous les moyens d'action à leur portée. Le vote est ainsi remplacé par d'autres moyens de s'engager et de s'exprimer, tels que les pétitions, les manifestations ou encore le boycott. L'ensemble de ces répertoires d'actions, qui s'étendent d'ailleurs grâce à l'utilisation d'Internet, n'était pas nécessairement en concurrence avec le vote pour les personnes nées entre 1938 et 1967. Cependant, les personnes nées après cette date sont, au mieux, des électeurs intermittents et, beaucoup plus souvent désormais, des électeurs protestataires. Ils utilisent en tout cas d'autres modes d'action pour s'exprimer. Cette tendance est donc significative de la difficulté pour le pouvoir politique et pour la démocratie représentative à saisir les citoyens dans l'ensemble de leur répertoire d'actions. L'absence de participation d'une partie des citoyens n'est pas nouvelle, mais cette enquête de 2018 montre que les non-participants constituent désormais le deuxième groupe le plus important parmi les millenials. Cette tendance peut être un effet de moratoire politique qui va tendre à se réduire lorsque les personnes concernées vont progresser en âge, mais elle peut également être le reflet d'une cassure démocratique beaucoup plus préoccupante. En effet, les millenials concernés sont les moins diplômés d'une génération très diplômée. La plupart du temps, ils ne sont ni étudiants ni employés, mais au chômage, et vivent dans les territoires relégués comme les banlieues populaires ou encore les territoires périurbains. Nous pouvons dès lors craindre une cassure, non seulement avec le système de la démocratie représentative, mais également avec les mouvements sociaux en général.

Le vote des baby-boomers nés dans les années 40 et 50 s'avère peser de plus en plus dans les urnes, tandis que les générations nées ensuite pèsent de moins en moins. J'ai calculé à partir de données proposées par l'IFOP que, lors des élections régionales, la proportion des votes de personnes de plus 65 ans représente 1,4 fois leur poids dans la population, tandis que la proportion des votes des personnes de moins de 35 ans représente la moitié de leur poids dans la population.

D'après les travaux comparatifs, le vote par correspondance peut faciliter géographiquement le vote, l'étaler dans le temps, et peut contribuer à augmenter le niveau de participation, comme le montre notamment l'exemple des États-Unis. Il ne faut cependant pas négliger le fait qu'en France, le vote est ritualisé. D'une certaine façon, l'organisation du vote présente des similitudes avec la messe. Dans l'univers catholique, le confessionnal peut être considéré comme le pendant symbolique de l'isoloir, l'urne celui de l'autel et l'église celui de l'école. Dès lors, faciliter le vote en ouvrant la possibilité de voter par correspondance ou par Internet contribue à le « déritualiser », c'est-à-dire à le rapprocher des autres types de votations sans conséquence auxquelles les individus peuvent être confrontés, tels que les votations dans le cadre de la télé-réalité.

La procuration ne constitue pas une mauvaise idée, mais plusieurs travaux comme ceux de Baptiste Coulmont montrent qu'en réalité, elle permet d'accroître encore un peu plus les inégalités sociales. Baptiste Coulmont montre ainsi que, si la procuration n'existait pas, les cadres participeraient au même niveau que les ouvriers. Autrement dit, la procuration constitue une modalité de vote dont s'emparent les catégories supérieures.

Si le vote à 16 ans n'a pas été un franc succès au Brésil, il a plutôt bien fonctionné en Autriche, parce qu'il va de pair avec une véritable culture démocratique et politique enseignée dès le secondaire. Il s'agit, pour eux, d'apprendre non seulement ce que sont les institutions de la République et leurs fonctions, mais aussi ce qu'est la politique en termes d'affrontements, de réflexion et d'antagonismes. Il s'agit également de faire sorte que les élèves soient pris au sérieux lorsqu'ils discutent de sujets politiques. Nous ne pouvons pas attendre des jeunes qu'ils votent si nous ne leur apprenons pas à s'exprimer.

Enfin, comme l'ont souligné les Gilets jaunes à plusieurs reprises, le vote doit-il nécessairement être synonyme d'élection ? L'un des problèmes du vote réside dans le fait qu'une fois que notre voix a été donnée, elle ne nous appartient plus. Si les moyens de participation alternatifs rencontrent autant d'enthousiasme, tels que la participation au niveau local, dans l'associatif, par l'expression d'opinions sur les réseaux sociaux ou encore dans le cadre de conversations, c'est possiblement parce qu'ils nous permettent de garder le contrôle sur notre voix. En France, le vote est trop souvent associé à l'élection d'un candidat et à la perpétuation de la démocratie représentative. Dans quelle mesure pourrions-nous recréer un réel attachement au vote si nous utilisions d'autres modalités d'action telles que le référendum d'initiative citoyenne (RIC) ou d'autres types de référendums, ou encore le recall que pratiquent un certain nombre d'États américains ? La multiplication des référendums a toutefois entrainé une forme de lassitude démocratique en Suisse, où la participation est extrêmement faible.

Au-delà d'une crise du vote, nous traversons une crise de la démocratie. Les citoyens eux-mêmes ne savent pas trop ce qu'ils veulent. Nos études sur les systèmes démocratiques européens montrent qu'il existe une demande de démocratie participative, mais uniquement sur certains sujets et dans certaines conditions. Certains ressentent la tentation de placer un homme fort au pouvoir, voire de mettre en place ce que certains appellent la « démocratie furtive », dans laquelle des experts sont chargés de décider à la place des citoyens. Il existe de nombreuses demandes d'hybridation des systèmes démocratiques, ainsi que des moyens de donner plus de place aux citoyens et de mettre en place plus d'horizontalité. La démocratie participative n'est toutefois pas exempte de biais, comme l'ont notamment démontré Loïc Blondiaux et Yves Sintomer. Nous ne détenons donc pas la solution et il faudra vraisemblablement redoubler d'imagination pour la trouver.

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