Intervention de Pascal Perrineau

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Pascal Perrineau, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Paris :

Les éventuelles évolutions du mode de scrutin sont un peu des chimères. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours, ainsi que le mode de scrutin majoritaire à un tour, que nous ne connaissons pas, sont extrêmement nivelants pour toutes les minorités, même lorsque ces minorités sont importantes. Il suffit de constater le nombre de députés du Rassemblement national (RN) à l'Assemblée nationale, qui ne correspond certainement pas au poids que cette formation a dans la société française. C'est également le cas pour la France Insoumise et pour les Écologistes. Si le retour à une représentation intégralement proportionnelle n'est pas compatible avec le dispositif institutionnel de la Cinquième République, l'introduction d'un correctif proportionnel pourrait néanmoins améliorer la représentation de celles et ceux qui estiment que leur vote n'a pas la même valeur au niveau de la représentation parlementaire. À mon avis, une telle mesure pourrait éventuellement jouer un rôle, mais ne serait pas décisive pour transformer profondément la participation.

Il en va de même pour le regroupement des élections, dont l'idée n'est pas nouvelle. En 1986, les élections régionales avaient été organisées en même temps que les législatives. L'enjeu des élections législatives avait été à l'époque très important, puisqu'elles allaient déboucher sur une cohabitation, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Cette fusion avait considérablement augmenté le niveau de participation aux élections régionales et il s'agissait de la première fois que les Français votaient pour élire les représentants des régions. Cependant, les autres regroupements d'élections qui ont suivi n'ont eu que très peu d'impact sur le taux de participation. Il n'est certes peut-être pas inutile de limiter le nombre d'élections, mais cette mesure ne serait pas non plus décisive pour lutter contre l'abstention.

Lors des élections locales, c'est-à-dire municipales, départementales et régionales, les votants appartiennent à des minorités, et parfois même à de toutes petites minorités. Celles‑ci sont souvent dans les « loyautés » vis-à-vis du système de partis tel qu'il existe au plan local et vis-à-vis des élus dont les Français sont satisfaits, qu'ils soient de gauche ou de droite, ce qui renvoie à la « prime au sortant ». Traditionnellement, les politistes cherchent toujours à comprendre en quoi les clivages politiques expriment sur la scène politique d'autres clivages historiques, culturels ou religieux. Il s'agit de la théorie des clivages. Or, en France, très étrangement, deux clivages politiques sont à l'œuvre. Il existe, d'une part, le clivage entre la gauche et la droite, qui se porte globalement bien au plan local, en particulier pour la droite qui contrôle environ deux tiers des départements, la majorité des régions et presque 68 % des villes de plus de 20 000 habitants. Le parti socialiste fait preuve quant à lui de résilience et, plus encore, d'une forte résistance dans les territoires dans lesquels il est bien implanté. Devant cette situation, un observateur étranger pourrait penser que rien n'a changé en France. Pourtant, l'élection présidentielle de 2017, les élections européennes, ainsi que les intentions de vote à la prochaine élection présidentielle montrent qu'un autre clivage est à l'œuvre. Il s'agit de ce que les politologues désignent comme le clivage entre la société ouverte et la société de recentrage national, avec d'une part, ceux de droite, de gauche ou d'ailleurs qui considèrent que les avantages de l'ouverture économique, politique et culturelle de nos sociétés qui deviennent de plus en plus cosmopolites l'emportent sur ses coûts, et d'autre part ceux de droite, de gauche ou d'ailleurs également qui considèrent qu'étant donnés les dégâts de l'ouverture, l'heure est venue de se recentrer sur la nation et de mettre en place un protectionnisme à la fois économique, culturel et politique. La seule question de la souveraineté nationale revient de manière massive. J'ai même constaté que cette notion n'a jamais été aussi présente qu'actuellement dans les textes de la coalition tricolore en Allemagne, en particulier en ce qui concerne la souveraineté industrielle, ce qui laisse présager de vives discussions avec nos amis allemands.

Nous ignorons quelle sera la capacité du clivage gauche-droite à revenir au plan national et dans quelle mesure l'implantation locale de ce nouveau clivage rencontrera des limites, puisque celle de la République en Marche et celle du Rassemblement national n'ont pas été une franche réussite. Lorsque deux clivages aussi prégnants sont à l'œuvre, la scène politique devient alors beaucoup moins lisible, ce qui ne constitue pas un facteur de mobilisation. Lorsqu'en 1958, une coalition s'est formée face au Général de Gaulle et à tous ses alliés, la situation était claire et les citoyens se sont donc mobilisés. De même, en 1981, comme l'affirmait Jacques Lang, les citoyens devaient choisir de voter en faveur du « jour » ou bien de la « nuit ». Il est aujourd'hui très difficile de développer des stratégies de mobilisation des appareils politiques devenus incroyablement faibles.

La perte des rituels, non pas religieux, mais républicains, concerne à peu près toutes les organisations. En effet, il est extrêmement compliqué d'entretenir des rituels d'appartenance dans une société individualiste. Pour autant, il existe une demande confuse de rituels, liée à un sentiment de malaise inhérent à cette société des individus. Les cabinets de psychologues n'ont jamais été aussi nombreux et la consommation de psychotropes n'a jamais été aussi élevée qu'aujourd'hui. Il suffit de constater, à la sortie de la pandémie du Covid-19, l'état de dépression qui touche une grande partie des étudiants en milieu universitaire, qui découvrent la vie et l'engagement à tout point de vue. La société française va extrêmement mal. C'est aussi la manifestation d'une forme de sentiment d'abandon ressenti par les jeunes, d'une perte de repères et du sens des rituels d'appartenance, depuis ceux de la famille jusqu'à des niveaux plus élevés. Comment entretenir, en effet, des rituels familiaux dans une famille recomposée ? J'en ai moi-même fait l'expérience et cet aspect est beaucoup moins aisé que dans les familles traditionnelles. Dans une université catholique dans l'ouest de la France où je me suis récemment rendu pour donner une conférence, les 300 jeunes présents se sont levés à mon arrivée, à la demande du président de l'université. Un tel comportement m'avait beaucoup impressionné. Je n'avais pas eu l'occasion de l'observer depuis environ vingt ans, car il n'existe aujourd'hui plus que dans les terres catholiques. Le rituel consistait simplement à saluer celui qui s'apprête à consacrer bénévolement deux heures de son temps à discuter avec des jeunes, et il constitue ainsi d'une certaine manière une rémunération symbolique. Les jeunes ont paru heureux de m'envoyer ce signal de bienvenue et de reconnaissance.

Il est donc nécessaire d'inventer de nouveaux rituels en compléments des anciens rituels, dont certains méritent d'être conservés. Par exemple, les Français ont recommencé à agiter leur drapeau au moment des attentats, alors que le pays est habituellement très rétif à sortir le drapeau national, contrairement aux États-Unis où tout le monde installe un drapeau dans son jardin. Il était urgent de faire communauté, tout comme lorsqu'il s'agissait de soutenir les métiers de la main et du cœur au début de la pandémie, pendant lequel des rituels ont été inventés, comme le fait d'applaudir les soignants à 20 heures à nos fenêtres. Nous étions alors heureux, quels que soient notre génération et notre milieu, de participer à ce rituel. L'école a d'ailleurs un rôle à jouer dans le maintien des rituels, qu'elle ne joue pas, comme s'il existait une peur de ces rituels, à commencer par celui de l'hymne national. À plusieurs reprises, certaines personnes de tous horizons politiques ont proposé de faire chanter aux jeunes l'hymne national, qui constitue le chant commun aux jeunes dans les écoles. Cependant, ces propositions ont provoqué à chaque fois des réactions de tétanie, comme s'il s'agissait d'une monstruosité.

Comme l'a affirmé tout à l'heure Vincent Tiberj, derrière ces mutations du rapport au vote se cache une mutation des rapports à la citoyenneté. Voilà maintenant de nombreuses années, Sophie Duchesne, une chercheuse de Bordeaux, avait écrit un livre intéressant intitulé Citoyenneté à la française, dans lequel elle distingue, à partir d'entretiens non directifs, deux « modèles citoyens » présents dans l'esprit des Français. D'une part, le modèle d'antan, qui est d'ailleurs encore extrêmement présent chez certaines générations, constitue une citoyenneté par héritage, dans laquelle les citoyens héritent d'un ensemble de droits et de devoir. D'autre part, il existe ce que j'appelle une « citoyenneté contractuelle et épisodique », dans laquelle le lien citoyen est vécu de manière beaucoup plus épisodique. Dans ce modèle, la citoyenneté se compose de davantage de droits que de devoirs : nous choisissons à certains moments d'être citoyen, puis à d'autres de nous retirer de la communauté. Il est donc certes beaucoup plus difficile d'inventer des rites dans le contexte de cette citoyenneté intermittente que dans le cadre d'une citoyenneté par héritage que nous reproduisons tout en l'adaptant d'une certaine manière.

Je pense que cette prise de distance phénoménale avec le politique a commencé dans les années 80 avec une longue période de hausse de l'abstention, de crise de défiance vis-à-vis de la politique et des mouvements de critique des élus. En effet, entre 1945 et les années 80, la politique nationale était encore investie des attributs de la puissance. Les hommes et les femmes politiques, dans leur version parlementaire sous la Quatrième République, puis dans leur version présidentielle et plus exécutive sous la Cinquième République, étaient crédités d'une capacité à prendre des décisions et à changer les choses. Les stratégies de réindustrialisation de Charles de Gaulle puis de Georges Pompidou ou encore les réformes économiques de cette période en sont des exemples. À partir des années 80 cependant, correspondant au début de la mondialisation, un chômage structurel de masse apparaît pour la première fois, lié aux nombreux chocs pétroliers des années 70. Dès lors, l'idée que la politique est le domaine de l'impuissance a commencé à s'installer. Il s'agit selon moi de l'une des causes profondes de la crise. Le politique est de plus en plus assimilé à un théâtre d'ombres dans lequel nous constatons une impuissance à changer profondément les choses, en particulier en ce qui concerne la question préoccupante du chômage structurel de masse, notamment des jeunes, comme l'ont montré les enquêtes à six mois de l'élection présidentielle. Par exemple, à Sciences Po, qui n'est pas un milieu universitaire prolétarien, mais qui rassemble des étudiants d'origines sociales diverses, certains étudiants se trouvent dans une situation insupportable. À la sortie de la crise de la pandémie, ils disposent de 300 à 350 euros par mois pour vivre. Nous devons donc prendre ces problématiques au sérieux, car cette angoisse des jeunes générations remonte vers les anciennes générations, celles de leurs parents et de leurs grands-parents. De manière similaire, l'angoisse que nous avons ressentie lors de la pandémie pour nos grands-parents s'est diffusée dans toute la société. Nous devons ainsi prendre en compte la capacité des peurs et des inquiétudes à enflammer le corps social.

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