Intervention de Vincent Tiberj

Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 14h00
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Vincent Tiberj, professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Bordeaux :

Je pense qu'il faut tenir compte, dans notre analyse, du fait que nous avons vécu récemment des moments très particuliers et que les élections municipales de 2020 et les élections régionales de 2021 n'auraient vraisemblablement pas suscité autant d'abstention si une réelle campagne électorale structurée avait été menée. Il est donc possible de mobiliser les gens lorsque les campagnes se déroulent normalement. Bien que de nombreuses personnes affirment ne pas s'intéresser à l'Europe, le référendum sur le traité constitutionnel européen a suscité 69 % de participation. Ce score non négligeable a été obtenu grâce à des campagnes et à la présence d'alternatives, bien que les arguments proposés n'étaient pas tous bons. Ce constat nous montre l'importance de la polarisation. Les rituels sont effectivement omniprésents aux États-Unis, ce qui transparaît dans les séries et les films, mais la situation du pays en termes de participation électorale est encore plus alarmante que celle de la France, à l'exception de la dernière élection présidentielle. Les records de participation obtenus lors de cette élection s'expliquent par une campagne extrêmement forte, et par la présence d'enjeux politiques de société et de civilisation. Pour la même raison, l'élection présidentielle en France continue à mobiliser les citoyens malgré la faiblesse du politique et la distance au milieu politique que Pascal Perrineau mentionnait. En effet, les médias considèrent qu'il s'agit d'une élection essentielle parce que les citoyens s'en emparent. Daniel Gaxie et d'autres ont qualifié ce phénomène « d'effervescence électorale » : nous nous mettons à discuter de politique dans les interactions personnelles au sein de différents milieux dans lesquels le sujet de la politique est habituellement peu abordé, sinon dans un registre de mise à distance ou de dénonciation.

Nicolas Sauger souligne que la défiance de la France à l'égard de son personnel politique s'explique en partie par les trop nombreuses promesses lors des élections présidentielles. Les choix de société que nous effectuons tous les cinq ans sont-ils réellement appliqués ? Avec la campagne, des attentes sont créées, les citoyens se mobilisent et redonnent de l'importance à la politique avant d'être déçus. Les électeurs de François Hollande ont par exemple été déçus par le non-respect de ses promesses lors de son mandat. Ce phénomène ne concerne bien entendu pas seulement le parti socialiste.

Martial Foucault et plusieurs de ses collègues ont proposé un modèle en ce qui concerne les élections municipales. Ils ont montré qu'elles constituent des élections locales, mais également des élections nationales. En effet, le contexte national pèse notamment sur le camp du Président de la République sortant. Un gouvernement de gauche qui rencontre du succès auprès de la population amènera par exemple des victoires pour la gauche au niveau local, et inversement. Cet effet a été neutralisé lors des élections municipales de 2020, car le contexte ne coïncidait pas avec la fin d'un mandat présidentiel, ce qui a abouti à une prime au sortant pour la gauche et la droite. Les résultats ont reflété le fait que la droite avait été favorisée lors des élections de 2014 et de 2015.

Le faible niveau de participation conduit à de réels problèmes de représentativité. Les modèles explicatifs des élections locales américaines nous ont appris que le plus important désormais n'est pas de mobiliser les électeurs, mais uniquement de mobiliser ses soutiens, ce qui pose des questions en termes de légitimité et de capacité à gouverner.

La force de l'individualisme est une limite au vote sociotropique, c'est-à-dire dans l'intérêt des autres. Les citoyens se rendaient auparavant aux urnes pour eux-mêmes, mais également dans l'intérêt des classes sociales, groupes religieux ou minorités auxquels ils appartenaient. Par exemple, les Afro-américains continuent à voter fortement, notamment en faveur des démocrates. Cependant, pendant une crise de l'intégration sociale, cette dynamique fonctionne moins bien, même si certaines préoccupations collectives perdurent. En effet, des volontés de se mobiliser pour les autres se créent, notamment à travers d'autres types de citoyenneté comme la participation associative ou la participation caritative. Martine Barthélémy avait souligné, à propos de la loi de 1901, que les militants associatifs, à la différence des militants partisans ou même des électeurs, peuvent observer immédiatement le résultat de leurs actions. Lorsque nous effectuons une maraude ou lorsque nous participons à une distribution de denrées alimentaires, nous avons immédiatement l'impression d'être utiles. Les organisations partisanes comportent de moins en moins de militants, qui sont pour la plupart des élus et des professionnels des sondages, de la communication et des affaires juridiques. Les partis sont de moins en moins irrigués par la société.

Je pense qu'un troisième clivage se structure autour des questions d'environnement et de mode de vie, dont certains candidats à la présidentielle s'emparent désormais. Le nombre de membres du parti Europe Écologie Les Verts (EELV) représente aujourd'hui une tête d'épingle par rapport au nombre de militants qui composent l'ensemble du mouvement écologiste, avec notamment de nombreux mouvements locaux, des associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) et autres associations. La distanciation à l'égard de la politique dépasse donc la question du vote sur de nombreux aspects.

Je travaille avec plusieurs collègues sur des questions de politique comparée. Nous avons constaté que ce que certains appellent la dutifulness citizenship (citoyenneté du devoir), qui renvoie à la citoyenneté par héritage de Sophie Duchesne, tend à disparaître en France, en Europe ou encore aux États-Unis. Russell Dalton affirme qu'elle est remplacée soit par une citoyenneté des engagements, notamment locaux, soit par une citoyenneté assertive, dans laquelle les individus osent prendre la parole. Comme l'a évoqué Pascal Perrineau, nous vivons une transformation extrêmement forte et difficile, qui a commencé dans les années 80. Nous n'avons jamais eu autant de citoyens diplômés, qui ont accès à l'information, mais nous n'avons jamais eu autant de citoyens qui ne participent pas électoralement et qui utilisent d'autres moyens d'action. Laissons-nous toutefois à ces citoyens la possibilité de jouer leur rôle ?

Je partage le point de vue de Pascal Perrineau en ce qui concerne la possibilité de regrouper les élections. Cette mesure ne suffirait vraisemblablement pas à mobiliser les citoyens, à qui nous devons donner la possibilité de réellement comprendre les enjeux grâce aux campagnes électorales.

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