Intervention de Pascal Sciarini

Réunion du jeudi 25 novembre 2021 à 10h10
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Pascal Sciarini, politologue, professeur à l'université de Genève :

Le déclin de la participation au cours du XXème siècle, que j'ai mentionné précédemment, est lié au renouvellement générationnel, qui s'est développé de pair avec une diminution du sens civique et de l'intérêt pour la politique. Ceci n'est pas propre à la Suisse mais a été observé dans d'autres pays. On constate parallèlement une augmentation de la participation avec l'âge, phénomène imputable à la fois à l'intégration sociale, qui suit l'évolution professionnelle et familiale, et à l'augmentation progressive de l'expertise politique, particulièrement importante en Suisse du fait du nombre élevé de scrutins. Les jeunes votent donc moins en raison de leur intégration sociale et de leur expertise politique moindres. Ne s'intéressant pas autant que leurs aînés à la question politique, ils éprouvent des difficultés à comprendre l'utilité de voter. D'après nos études, les jeunes sont en outre surreprésentés parmi les abstentionnistes constants, mais cela a tendance à évoluer avec l'âge.

Cependant, ainsi que l'a observé monsieur le rapporteur, dans le grand âge, on peut observer un phénomène inverse, à savoir que, pour des raisons de mobilité, de santé, voire de discernement, les personnes très âgées ne votent plus.

Comme je l'ai déjà évoqué, nous assistons en Suisse à un phénomène supplémentaire caractérisé par un détournement de la politique plus précoce chez les femmes âgées que chez les hommes. L'écart de participation commence ainsi à se creuser entre 60 et 70 ans. Cela est imputable à un facteur compositionnel : parmi les personnes très âgées, on compte proportionnellement plus de veuves que de veufs, puisque les femmes ont une espérance de vie plus longue. Or le veuvage constitue un facteur d'isolement social et, par conséquent, de non-participation. Une autre explication à ce phénomène pourrait être de type institutionnel, reposant sur l'octroi tardif du droit de vote féminin en Suisse (en 1971 sur le plan national et en 1960 à Genève). Une femme âgée de 90 ans aujourd'hui n'a donc obtenu le droit de vote qu'à l'âge de 40 ans. Une femme âgée de 70 ans a obtenu le droit de vote à 20 ans mais elle n'a pas été préparée à voter dans sa jeunesse. On considère que ce facteur pèse encore aujourd'hui sur la participation des femmes les plus âgées.

Il est très important de préciser qu'il existe en Suisse un vote par correspondance simplifié. Concrètement, chaque canton, par ailleurs responsable de la mise en œuvre du système de vote, propose cette modalité très simple, pour laquelle aucune demande de la part des votants n'est requise. Les citoyens reçoivent donc par courrier le matériel de vote ainsi qu'une enveloppe de retour, ce qui leur permet de choisir entre le renvoi du bulletin par la poste ou le déplacement dans le local de vote, avec le matériel reçu, pour voter à l'urne. Le taux de vote par correspondance avoisine désormais les 80 % à l'échelle nationale et plus de 90 % dans le canton de Genève. La tradition du déplacement au bureau de vote ne se conserve plus guère qu'en milieu rural, où elle participe à la vie sociale.

Des études ont été réalisées sur l'ensemble des cantons proposant le vote par correspondance simplifié, avant et après l'introduction de celui-ci. Elles ont conclu que l'avènement de ce mode de vote s'était traduit par une augmentation de trois ou quatre points du pourcentage de participation.

Nous avons aussi largement expérimenté le vote par internet, en particulier dans le canton de Genève. Ce mode de vote, à Genève comme à Zurich, n'a pas eu d'effet sur le taux agrégé de participation. En revanche, dans une étude que j'ai publiée récemment, j'ai pu montrer que l'offre du vote par internet avait un effet mobilisateur sur la participation des personnes qui votent habituellement très peu, quel que soit leur âge. Le cas de Genève n'est toutefois certainement pas représentatif dans la mesure où, le vote par correspondance y représentant déjà une solution extrêmement facile, l'introduction du vote par internet n'a pas conduit à un changement qualitatif majeur. Or il convient d'évaluer les effets de la proposition d'un nouveau mode de vote en fonction des conditions initiales. En fait, le vote par internet s'est plutôt substitué au vote par correspondance, choix plébiscité par 20 % des votants. Au contraire, on pourrait imaginer que dans un contexte d'absence de mode de vote par correspondance, ou dans le cas où cette modalité serait complexe et mal organisée, l'introduction du vote par internet aurait un effet positif sur la participation.

L'intensité des sondages en Suisse est bien plus faible qu'ailleurs, et particulièrement en France. Peu de sondages sont réalisés avant le scrutin, et ce notamment parce que notre système fédéral impliquerait que ces sondages soient effectués dans chacun des cantons. L'intérêt des sondages est assez limité, surtout pour les élections, puisqu'ils sont effectués à l'échelle nationale et ne donnent qu'une image globale des rapports de force. Les sondages pré-élections et pré-votations ne sont pas effectués par l'État, mais ils reposent sur le financement par la télévision suisse publique et par un groupe de presse, Tamedia, qui regroupe un ensemble de journaux quotidiens romands et alémaniques. L'État, à travers le Fonds national suisse de la recherche scientifique, finance depuis 1995 un dispositif important d'enquêtes, l'étude électorale suisse ou Swiss Election Study (Selects), qui repose sur une vaste opération d'enquêtes tous les quatre ans, à la fois avant et après les élections fédérales. Nous bénéficions par ailleurs d'enquêtes après les votes de démocratie directe, financées par la Chancellerie fédérale, afin de comprendre les ressorts de la participation et du vote pour ou contre l'objet soumis au vote.

Pour les votations fédérales, avant tout vote de démocratie directe, chaque citoyen reçoit la traditionnelle brochure du Conseil fédéral, qui présente les objets soumis au vote ainsi que la position des autorités, à savoir le Conseil fédéral et le Parlement. Ils exposent donc leurs recommandations ainsi que les raisons de celles-ci. Par ailleurs, les conseillers fédéraux et les parlementaires interviennent dans des débats publics ou des conférences et prennent position sur les objets pour essayer de former l'opinion et d'amener les citoyens à voter conformément aux souhaits des autorités. Dans la démocratie directe suisse, pour trois votations populaires sur quatre, le peuple donne raison aux autorités. Les animateurs des campagnes (partis politiques, groupes d'intérêts, associations) interviennent également pour tenter d'influencer l'opinion.

Comme je l'ai déjà mentionné, on observe de fortes disparités dans les taux de participation d'un scrutin à l'autre. Cela s'explique en premier lieu par le contexte du vote, c'est-à-dire l'intensité de la campagne référendaire. En effet, d'une part, plus la campagne est intense, plus nombreuses sont les informations délivrées dans l'espace public, et donc plus nombreux sont les messages et les possibilités pour les électeurs de se forger une opinion puis d'aller voter. D'autre part, l'intensité de la campagne agit comme le signal qu'un évènement important est en train de se produire, ce qui mérite que l'on s'informe et que l'on vote. Nous disposons d'une quantité d'informations moindre concernant les élections, beaucoup moins fréquentes. On relève néanmoins ici aussi un lien positif entre intensité des campagnes et taux de participation. Le second facteur explicatif du taux de participation dans le cadre des votations est la complexité de l'objet qui, lorsqu'elle est forte, retient certains citoyens de donner leur opinion.

Les études montrent que le niveau de compétences – perçu ou objectif – est un puissant facteur de participation : les individus non compétents ont ainsi tendance à s'abstenir de voter. Ce constat de la rationalité est plutôt rassurant en termes de gouvernabilité puisque cela permet d'éviter les résultats aléatoires.

Une faible participation ne constitue donc pas nécessairement un problème. De plus, considérer que la légitimité du vote repose sur le taux de participation n'est pas entièrement exact. En effet, si la participation est faible mais distribuée de manière équilibrée parmi tous les segments de la population, le vote est représentatif. Le problème se pose avant tout lorsque la participation est inégalement distribuée, c'est-à-dire lorsque certains segments sont systématiquement sous-représentés parce qu'ils votent moins et que, par conséquent, leurs préférences ne sont pas correctement prises en compte. C'est le cas en Suisse, avec la faible représentation des jeunes, des personnes les moins éduquées et les moins riches ainsi que des personnes issues de l'immigration.

En Suisse, la tradition du vote et l'adhésion au principe de démocratie directe sont telles que la remise en cause d'un vote est un phénomène très rare. Malgré les inévitables déceptions, le verdict est généralement bien accepté, la démocratie directe apportant une très grande légitimité aux décisions politiques. Fait remarquable, cela a même tendance à s'étendre aux objets qui n'ont pas été votés par le peuple. La démocratie directe représente donc à mon sens un instrument très moderne qui permet l'adhésion de la population aux décisions prises par les autorités. Nous connaissons ainsi beaucoup moins de manifestations d'opposition en Suisse que dans d'autres pays, beaucoup moins de grèves, beaucoup moins de démonstrations dans la rue, certainement grâce à cette possibilité de codécision offerte à la population.

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