Intervention de Stéphane Travert

Réunion du mercredi 8 décembre 2021 à 14h35
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaStéphane Travert, rapporteur :

Je vous remercie toutes et tous de votre participation pendant ces trois mois de travail.

J'ai été surpris de recevoir par email la dépêche parue dans Le Monde ce matin. Nous avions été très sollicités pour envoyer des exemplaires du rapport, mais nous avons tenu bon ; d'ailleurs, une chaîne de télévision a appelé mon assistante pour se plaindre de voir repris dans Le Monde des éléments qu'elle nous avait demandés en vain. Il est vrai qu'il est difficile de garder un secret que connaissent plus de deux personnes…

Quoi qu'il en soit, j'ai le plaisir de vous présenter le fruit de nos travaux, qui ont été à la fois éclairants et exigeants. Nous avons couvert de nombreux aspects du sujet et abordé avec un esprit très ouvert les différentes évolutions du droit positif qui pourraient avoir un effet d'entraînement sur la participation électorale.

Nous formulons quatre principaux constats.

Premièrement, l'abstention augmente tendanciellement depuis les années 1980. En 2017, 41 % des électeurs n'ont participé à aucun tour des élections législatives. En juin dernier, près des deux tiers des inscrits ne se sont pas déplacés pour élire leurs représentants au sein des conseils départementaux et régionaux.

En s'abstenant de voter, ces citoyens renoncent à leur faculté de participer à la vie publique. Cette situation est regrettable pour les individus, pour la collectivité et pour les représentants politiques. Il faut donner aux citoyens les moyens et l'envie de revenir aux urnes – voilà qui fait l'unanimité des courants politiques et des analystes que nous avons entendus.

Les électeurs votent de moins en moins. Chez certains d'entre ceux, les « électeurs intermittents », cela reflète une stratégie électorale : ces électeurs décident de prendre part au vote en fonction des enjeux et de l'importance que ceux-ci revêtent à leurs yeux. Le professeur Pascal Perrineau évoquait ainsi l'apparition d'une « citoyenneté contractuelle et épisodique » qui remplace l'ancien rapport solennel au vote, empreint d'un sentiment de devoir. Ce vote intermittent est devenu, d'une certaine manière, la nouvelle norme, comme le rappelait la sociologue Anne Muxel.

D'autres abstentionnistes, en revanche, sont en rupture plus nette avec les urnes. Il s'agit des abstentionnistes « systématiques », qui ne se déplacent jamais pour voter, pour quelque motif que ce soit. Cette attitude traduit soit un déficit structurel d'accès au vote, soit un rejet du principe même de l'élection.

Deuxième constat : la progression généralisée de l'abstention masque des différences importantes au sein du corps électoral.

La participation électorale s'explique en effet, en grande partie, par les variables lourdes de la sociologie électorale : de manière générale, la participation électorale croît avec l'âge et le niveau de diplôme.

D'autres effets, plus structurels, sont également à l'œuvre : le renouvellement générationnel fait évoluer les modalités de participation citoyenne, et l'obligation morale que constitue l'acte de voter tend à s'étioler, cohorte après cohorte.

Le dynamisme de l'abstention a pour effet d'aggraver ce que les chercheurs appellent les « inégalités de participation électorale » : de manière générale, les gens votent de moins en moins, mais certaines catégories de population votent encore moins que d'autres. Les chercheurs que nous avons auditionnés le relevaient avec justesse : pour la plupart des scrutins, sauf la présidentielle, une forte abstention signifie que des catégories entières restent à l'écart des urnes. Par exemple, le vote des baby-boomers pèse de plus en plus dans les urnes – 1,4 fois leur poids dans la population – alors que la proportion des votes des personnes de moins de 35 ans représente la moitié de leur poids dans la population. L'abstention affaiblit ainsi la représentativité des personnes élues, donc leur légitimité.

Troisième constat : les causes de l'abstention sont multiples. L'abstention constitue, le plus souvent, un choix et un mode d'expression politique ; elle peut également être subie, car les modalités d'inscription sur les listes électorales peuvent éloigner durablement le citoyen de l'urne.

Le tableau ne serait pas complet si je n'évoquais pas les deux termes qui ont été martelés au cours de ces auditions : « défiance » et « indifférence ».

L'abstention peut s'expliquer par un manque de confiance, voire par une forme de défiance envers les élus et la démocratie représentative dans son ensemble. L'analyse des opinions des abstentionnistes fait apparaître plusieurs causes profondes : souvent, leur mécontentement vis-à-vis de la classe politique ; parfois, leur moindre adhésion à un système de valeurs fondé sur la confiance ; dans certains cas, le désaccord avec un mode de scrutin qui ne permet pas la représentation de toutes les sensibilités politiques. La défiance est une terrible sentence pour les responsables politiques dont la légitimité repose sur l'élection, donc sur l'adhésion populaire.

L'indifférence, quant à elle, évoque un mur à escalader qui ne présenterait pas la moindre aspérité : comment intéresser les citoyens à un programme s'ils ne souhaitent pas entendre parler de politique ? La démobilisation électorale peut ainsi reposer sur une indifférence à l'égard des candidats, par lassitude à l'égard des conséquences de l'alternance, voire à cause d'un sentiment d'inutilité du vote. Aux abstentionnistes mécontents s'ajoutent ainsi ceux ne parviennent pas à trouver d'intérêt à la politique en général.

L'abstention peut enfin s'expliquer par des contraintes matérielles, liées à la procédure électorale. Je pense surtout à l'inscription sur les listes électorales. Environ 6 % des Français en âge de voter n'y sont pas inscrits, tandis que 15 % des inscrits sont « mal inscrits », c'est-à-dire qu'ils sont inscrits à une autre adresse que celle de leur résidence principale, sans que cela relève d'un choix. La non-inscription ne fait pas augmenter l'abstention statistique, mais réduit le nombre potentiel de votants. La mal-inscription, de son côté, est un déterminant majeur de l'abstention.

Quatrième constat, enfin : la faible participation aux élections départementales et régionales du printemps 2021, qui a été l'élément déclencheur de la constitution de notre mission, résulte d'une conjonction de facteurs.

Le scrutin a été organisé dans un moment particulier : le contexte sanitaire difficile, la modification de la date du scrutin et le caractère limité de la campagne électorale ont pu expliquer une partie des renoncements à se déplacer dans les bureaux de vote. Ces causes conjoncturelles sont réelles, mais leurs conséquences sur la participation électorale apparaissent réduites.

Le double scrutin de 2021 aura surtout cristallisé les phénomènes dont je viens de dresser le constat. De manière particulièrement frappante, les électeurs n'ont pas perçu d'enjeu du scrutin. Cela tient peut-être au fait que les débats n'ont pas suscité suffisamment d'engouement ; cela tient sans doute également, et plus profondément, à la complexité du « millefeuille administratif » et à la faible connaissance qui en découle des compétences des collectivités.

Ces constats sont inquiétants. Ils appellent de notre part une réponse forte et globale. Il nous faut actionner tous les leviers qui sont à notre disposition pour redonner aux citoyens l'envie de voter et réenchanter la démocratie.

Il a donc fallu se plier à l'exercice, difficile mais nécessaire, de formuler des propositions pour le moyen et le long terme. Vingt-huit propositions sont ainsi nées de nos travaux. Elles suivent trois axes forts : premièrement, lever les obstacles à l'expression du suffrage ; deuxièmement, repenser la démocratie représentative ; troisièmement, encourager la mobilisation éclairée des électeurs.

S'agissant du premier grand axe, dans la lignée du souhait exprimé par le président de l'Assemblée nationale, nous nous sommes interrogés sur les moyens permettant de faciliter l'expression du vote. Ces obstacles au vote ne sont certes pas la solution à toutes les formes d'abstention, mais ils n'en demeurent pas moins bien réels.

Trois leviers peuvent ainsi être mobilisés.

Le premier consiste à remédier au manque d'information des citoyens sur les enjeux du scrutin ainsi qu'aux difficultés rencontrées lors de la distribution de la propagande électorale. Je propose pour cela d'organiser une grande campagne médiatique en amont de l'élection, qui porterait tant sur la procédure électorale que sur les compétences et le rôle de l'institution concernée. Il me paraît également nécessaire de permettre la diffusion dématérialisée de la propagande électorale, par mail ou sur une application particulière, tout en maintenant la distribution du matériel de vote chez chaque électeur.

Le deuxième levier consiste à résoudre le problème de la mal-inscription sur les listes électorales. Il me paraît ainsi essentiel de permettre l'inscription automatique sur la liste électorale de la commune du nouveau lieu de domicile de l'électeur en cas de déménagement déclaré à l'administration. Les bases de données des administrations fiscales et sociales pourraient ainsi être croisées avec le répertoire électoral unique afin de systématiser ces opérations. Le dispositif Dites-le nous une fois (DLNUF) permettrait de simplifier la procédure de changement de liste. Je précise que cette inscription devrait être proposée à l'électeur, non lui être imposée. Des campagnes d'incitation à l'inscription sur les listes électorales pourraient également être menées en amont de la campagne.

Dernier levier de ce premier axe : je vous propose d'étendre les possibilités de vote. Les études concluent que le vote dit de convenance, c'est-à-dire la facilitation du vote permettant de tenir compte des situations d'indisponibilité personnelle, a un impact statistiquement significatif sur la participation, situé entre deux et quatre points de pourcentage.

Certaines propositions paraissent simples à mettre en œuvre. Je pense notamment à la généralisation à l'ensemble des scrutins nationaux, locaux et européens de la faculté d'établir deux procurations. Je pense également à la possibilité d'établir une procuration par un système de visioconférence ou par l'intermédiaire des facteurs, ce qui éviterait un déplacement dans un commissariat, une gendarmerie ou un tribunal. Je pense enfin à l'instauration pour le jour du vote d'un service public de transport des personnes en situation de dépendance.

D'autres propositions, plus ambitieuses, méritent de faire l'objet d'une expérimentation locale avant d'être généralisées.

Je propose ainsi d'expérimenter dans les communes volontaires le vote par correspondance et le vote par internet lors de prochaines élections locales ou de référendums d'initiative locale. Le vote par anticipation, qui permettrait de voter un autre jour que le dimanche, devrait également faire l'objet d'une expérimentation territorialisée.

Ces outils permettraient de faciliter le vote pour de nombreux concitoyens, mais le risque de fraude est encore important : il nous faut avancer avec prudence.

Les avancées obtenues grâce au répertoire électoral unique devraient permettre à tout électeur de voter dans la commune de son choix à l'occasion des élections présidentielle et européennes, ainsi qu'aux référendums nationaux. S'agissant du vote en ligne, nos travaux ont montré qu'il ne pouvait actuellement être sécurisé. Je suggère donc que l'on poursuive le développement des systèmes permettant, à terme, d'envisager cette modalité pour des élections nationales, ainsi que des capacités de cyberdéfense.

Deuxième grand axe : repenser la démocratie représentative.

Nous avons longuement réfléchi ensemble aux questions du vote blanc et du vote obligatoire. La comptabilisation du vote blanc comme un suffrage exprimé est une proposition qui revient régulièrement dans le débat public, comme en témoignent les huit propositions de lois ordinaires et organiques en ce sens déposées par des députés de sensibilités politiques très diverses depuis janvier 2020. L'écrasante majorité des répondants à la consultation que nous avons menée s'y déclare favorable. Je considère pour ma part que le choix du vote blanc, comme l'abstention, doit être respecté, mais je ne suis pas favorable au décompte des votes blancs dans les suffrages exprimés, car le risque d'impasse est réel.

J'ai en revanche été sensible aux arguments en faveur du jugement majoritaire, qui présente l'avantage de mettre fin au vote utile ou par défaut. Je propose de permettre le recours à ce mode de scrutin pour les consultations menées au niveau local.

Je vous propose également de réfléchir à un rapprochement des modes d'élection des conseillers départementaux et régionaux, et de faire figurer obligatoirement la photographie du candidat tête de liste ou du binôme de candidats sur les affiches et les professions de foi, afin d'améliorer la lisibilité des élections.

La question de la démocratie participative doit également être abordée. À ce sujet, deux propositions ont émergé de nos travaux : d'une part, développer les référendums d'initiative locale, les consultations citoyennes et les ateliers citoyens ; d'autre part, créer une plateforme de la vie démocratique permettant aux citoyens d'interpeller les élus à tous les niveaux.

Enfin, la participation des parlementaires, avec voix consultative, aux bureaux des conseils communautaires des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) situés sur leur territoire, ainsi qu'aux conférences territoriales de l'action publique (CTAP), permettrait de consolider leur ancrage local. Je propose également de renforcer les outils à la disposition des parlementaires afin de leur permettre de contrôler l'application des lois ainsi que l'action du Gouvernement à l'échelle de leur circonscription.

Troisième et dernier axe : encourager la mobilisation éclairée des électeurs.

Une bonne campagne est celle qui informe les électeurs, leur donne envie d'exprimer une opinion et leur permet de le faire en conscience. La puissance publique dispose d'outils pour encourager le pluralisme et la sincérité des scrutins, dimensions essentielles à la mobilisation des électeurs.

Je vous propose d'encadrer davantage les sondages, en faisant mieux connaître et diffuser les avis de la Commission des sondages, et d'interdire la communication des sondages d'opinion une semaine avant le premier tour de toutes les élections, et avant le second tour pour l'élection présidentielle.

Il paraît également important d'étendre aux élections régionales la réalisation de spots de campagne et de prévoir la diffusion des clips de campagne sur les réseaux sociaux et sur des applications.

Enfin, il me paraît essentiel de réenchanter la pratique démocratique pour les jeunes générations, en replaçant l'éducation à la citoyenneté au cœur du parcours scolaire et en favorisant l'attachement à l'acte de vote.

L'éducation à la citoyenneté doit ainsi être renforcée, dans le parcours scolaire, mais pas seulement. Le contenu des enseignements théoriques et leur évaluation doivent être renforcés, et il faut aussi développer l'aspect pratique. Les expériences d'engagement, telles que la participation au conseil de la vie lycéenne, et les structures permettant aux jeunes de se confronter aux réalités de la vie démocratique, telles que les conseils des jeunes, doivent être encouragées. Je propose également de créer un Parlement des collégiens et des lycéens sur le modèle du Parlement des enfants. Les mouvements d'éducation populaire doivent enfin être mobilisés pour former à la citoyenneté.

Le réenchantement de la pratique démocratique passe également par l'attachement à l'acte simple et concret, mais aussi fortement symbolique, qu'est le vote. Je propose pour cela de systématiser la remise des cartes électorales aux jeunes majeurs lors de cérémonies de citoyenneté, de renforcer l'intérêt et l'utilité de cette carte, d'inviter les personnes nouvellement inscrites sur les listes électorales à tenir un bureau de vote, une demi-journée, au cours du premier scrutin organisé après leur inscription, et de tirer au sort les citoyens assesseurs qui pourront être requis pour tenir les bureaux de vote.

Alors que nos travaux s'achèvent, je souhaite vous témoigner ma reconnaissance pour la qualité des débats qui se sont tenus au sein de cette mission. Ils m'ont conforté dans l'idée que le travail transpartisan peut avoir bien des vertus, notamment quand il porte sur des sujets qui touchent au cœur du fonctionnement des institutions et qui nous concernent tous.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.