Parmi la multiplicité des avis des comités d'éthique sur les techniques de mutation dirigée, celui de l'INRAE et des autres organismes se distingue par deux originalités : il replace la problématique dans le contexte socioéconomique et il développe une approche axiologique.
Du point de vue l'approche contextuelle, les techniques de mutagénèse dirigée n'ont pas émergé dans un vide culturel. Elles se sont développées dans un contexte marqué en Europe par la contestation des organismes génétiquement modifiés. C'est pourquoi les chercheurs de l'INRAE ont développé, lorsque nous les avons auditionnés, des réactions très hostiles. Ils étaient traumatisés par les violences des commandos anti-OGM. Ils ont manifesté une grande méfiance envers l'éthique, considérée comme une « police » accusée de limiter, voire contester leur liberté de recherche.
Nous avons donc dû montrer que nous ne contestions pas l'utilité de CRISPR comme outil de recherche, mais que la distinction entre recherche finalisée et recherche non finalisée ne permet plus, dans un régime technoscientifique, d'éluder les questionnements éthiques et politiques.
Nous avons de plus souligné que la bioéconomie encouragée par le gouvernement recouvre deux conceptions très différentes. La première consiste à recourir aux biotechnologies pour augmenter la compétitivité économique tout en assurant le développement durable ; la seconde consiste à définir un nouveau rapport de l'économie au vivant qui implique de renoncer à privilégier la productivité, la rentabilité, la standardisation et l'impératif de croissance au profit d'impératifs écologiques.
Pourquoi une approche axiologique, c'est-à-dire une évaluation technique en fonction des valeurs associées, est-elle nécessaire ? Beaucoup d'acteurs considèrent cette technique comme un simple moyen en vue d'une fin, mais une technique est toujours une médiation entre les humains et leur milieu. Elle engage une vision implicite des rapports entre l'homme et la nature. L'examen des controverses révèle que la technique n'est pas neutre. Elle véhicule toujours des valeurs de la communauté qui la porte et de la société où elle émerge.
Si la technique n'est pas un simple moyen en vue d'une fin, les bienfaits de la fin, par exemple adapter les plantes à la sécheresse due au changement climatique, ne suffisent pas à justifier l'absence de risque. La technique peut provoquer attraction ou répulsion suivant qu'elle exprime les valeurs de la société ou qu'elle s'en écarte. C'est pourquoi notre comité s'est penché sur les discours critiques et a proposé une lecture originale du débat axé sur l'analyse des systèmes de valeurs et de représentation symbolique qui sous-tendent les techniques de mutation dirigée.
Le statut des OGM dépend du conflit des systèmes réglementaires européen et américain qui sont respectivement basés sur le procédé et le produit. Or ces deux systèmes reposent sur des représentations symboliques divergentes de la plante. Réglementer les produits, c'est considérer la plante comme l'expression d'un programme sur lequel on peut intervenir. La plante est alors définie comme une structure biologique d'où dépendent ses performances. C'est une définition scientifique de la plante, séparée de son milieu, de son histoire.
Cette vision abstraite s'oppose à une éthique biocentrique, laquelle accorde une valeur en soi à la plante. Justement, la réglementation focalisée sur le procédé d'obtention correspond à une vision de la plante comme objet d'un travail de, sur et avec la nature. Si le travail d'amélioration respecte la normativité propre aux plantes, c'est-à-dire la téléonomie de l'organisme, alors il est acceptable dans une perspective biocentrique.
S'agissant de la propriété intellectuelle, notre comité s'est prononcé en faveur du COV parce qu'il résout le mieux la tension entre les valeurs de partage des connaissances, de compétitivité et de rentabilité. Le COV reconnaît un droit d'auteur, c'est-à-dire un droit exclusif d'exploitation au créateur, mais permet néanmoins au sélectionneur d'utiliser cette variété en tant que ressource génétique. Il permet en outre à l'agriculteur d'utiliser des semences de ferme. Il correspond en outre à une vision humaniste du bien commun.
Par contraste, le brevet favorise les pays riches et les semenciers importants. Il agit donc à l'encontre d'une conception distributive de la justice. Nous avons aussi encouragé la démarche de l' open - source, il est possible de considérer l'édition du génome comme un traitement de texte, qui relèverait de la réglementation des logiciels. Ce régime, déjà mis en place dans le secteur de la biologie de synthèse, permettrait l'accès aux ressources génétiques grâce à l'octroi de licences gratuites : il y a là un domaine à explorer.
La question de la compatibilité entre l'édition du génome et l'agroécologie a également été posée ce matin. Cependant, l'agroécologie présente une version faible et une version forte. Dans sa version faible, l'approche systémique de l'agronomie vise à comprendre et maîtriser les interactions entre les organismes au sein des écosystèmes pour permettre de substituer des intrants biologiques aux intrants chimiques. En revanche, la version forte ajoute aux innovations techniques la notion d'innovation sociale pour assurer l'autonomie des agriculteurs à l'égard du marché.
La compatibilité entre l'édition du génome et l'agroécologie n'est possible que dans la version faible de cette dernière. La version forte montre un conflit entre le paradigme écologique et le paradigme scientifique. Dans le premier, on doit faire et agir avec la nature, alors que dans le deuxième, les préoccupations sont la qualité et la surveillance des produits.