Intervention de Angèle Préville

Réunion du jeudi 27 mai 2021 à 8h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office, rapporteure :

. – Je vais parler de la recherche polaire, dont les enjeux dépassent très largement le cadre polaire. La recherche en milieu polaire joue d'abord un rôle clé pour comprendre le réchauffement climatique, à travers la recherche sur les calottes glaciaires. Dans ce domaine, la France a une expertise reconnue et recherchée. Les calottes glaciaires sont les mémoires du climat passé. Catherine Ritz a expliqué que les carottages permettaient d'analyser des glaces vieilles de plus de 800 000 ans. De cette manière a été démontrée l'existence de cycles de périodes chaudes et de périodes froides, corrélés à des alternances de valeurs hautes et de valeurs basses de méthane et de dioxyde de carbone. Ces recherches ont également permis d'établir que sur 800 000 ans, la variation était quasiment régulière alors que récemment, les quantités de dioxyde de carbone observées sortent complètement du cadre établi jusque‑là. Cela indique que nous nous trouvons dans un moment très particulier en matière de réchauffement climatique.

Les calottes glaciaires sont également des éléments actifs du système climatique, notamment à travers leur rôle dans l'élévation du niveau des mers. Catherine Ritz a rappelé que les glaces de l'Antarctique et du Groenland constituent d'énormes réserves d'eau douce, représentant respectivement 60 mètres et 6 mètres de hausse possible du niveau des mers. D'ici 2300, ces calottes glaciaires vont perdre une fraction de leur glace, ce qui va conduire à une élévation du niveau de la mer de plusieurs mètres. Les observations confirment que ce phénomène a déjà débuté et que les sociétés humaines vont donc être impactées. Jérôme Chappellaz a rappelé que les deux tiers de l'Humanité vivent à moins de 100 kilomètres des côtes. Cela constitue donc un problème important que nous devons regarder en face. Catherine Ritz a néanmoins souligné les incertitudes qui entourent ces prévisions et a insisté sur la nécessaire poursuite des recherches, en se fondant à la fois sur les observations satellitaires, les modélisations et les observations de terrain.

La scientifique Marie‑Noëlle Houssais a évoqué les recherches sur les océans polaires. Elle a expliqué le rôle majeur des océans, en particulier de l'océan Austral, dans le système climatique. Ils interviennent dans l'absorption de l'énergie solaire – entre 1971 et 2018, les océans ont absorbé 90 % de l'excédent d'énergie de l'atmosphère – dans l'absorption des émissions de dioxyde de carbone d'origine anthropique et dans la circulation océanographique globale. On parle du « tapis roulant » de la circulation océanique qui tend à transformer les eaux de surface qui sont chaudes en une circulation profonde, beaucoup plus lente et froide. Cette circulation est activée aux pôles, qui sont le siège de cette transformation. Les modélisations montrent actuellement une amplification du ralentissement de cette circulation, dans un scénario qui prend en compte la fonte du Groenland. La fonte des glaces polaires a donc un impact très fort sur les mécanismes de transformation qui entretiennent cette circulation océanographique globale et elle aura donc des effets probables sur le climat, notamment sur le climat de la France.

La recherche polaire est aussi à l'origine d'innovations technologiques et biomédicales majeures. Parce que les régions polaires sont des régions hostiles, soumises à des conditions climatiques extrêmes et difficiles d'accès, des avancées technologiques ont été mises en place pour s'adapter à ces milieux extrêmes, notamment en termes d'automatisation, d'autonomie de capteurs et de technologies de communication.

Le Protocole de Madrid interdit toute dégradation de l'environnement antarctique et soumet toute activité, dont l'activité scientifique, à une étude d'impact environnementale préalable. Afin de respecter cette contrainte, le développement des technologies est indispensable, que ce soit pour réduire l'empreinte écologique des infrastructures (par l'installation de panneaux solaires, d'éoliennes, ou la gestion des eaux usées), ou pour limiter les effets nocifs des expérimentations qui sont menées, dans le cadre de l'observation des animaux. À cet égard, Yan Ropert‑Coudert a montré que les enjeux sont doubles : ne pas faire souffrir les animaux et éviter de mesurer des paramètres qui seraient faussés par la démarche scientifique.

Yvon Le Maho a rappelé que les chercheurs français ont été pionniers dans l'utilisation de puces RFID pour la radio‑identification des animaux dans leur milieu naturel. Ces puces ne pesant qu'un gramme et ne contenant pas de batteries peuvent être implantées sous la peau des manchots. Contrairement au baguage d'ailerons, qui était utilisé jusque‑là, elles n'entraînent pas de gêne hydrodynamique pour ces animaux. On a en effet pu mettre en évidence les effets désastreux de la gêne hydrodynamique provoquée par le baguage précédemment utilisé.

Yan Ropert‑Coudert a présenté la révolution technologique que représente le bio‑logging pour le suivi des animaux, mais également pour d'autres domaines scientifiques. L'équipement des animaux avec des appareils d'enregistrement miniaturisés permet de suivre leurs déplacements, de reconstituer leurs activités et d'obtenir des informations sur divers paramètres. Étendu à plusieurs espèces clés, le bio‑logging fournit des informations sur leur localisation et les zones dans lesquelles ils se nourrissent, ce qui permet d'identifier les zones écologiquement riches en proies variées et donc importantes à protéger. L'observation des animaux peut donc nous aider à délimiter les futures aires marines protégées. Le bio‑logging permet aussi d'utiliser certains prédateurs pour faire des mesures, par exemple des éléphants de mer qui parcourent des distances très importantes et plongent jusqu'à 2 000 mètres, et recueillir des informations sur la température, la salinité de l'eau, la concentration en chlorophylle, l'état des ressources trophiques, etc. D'après Yan Ropert‑Coudert, 80 % des profils océanographiques, au sud des 60 degrés, sont échantillonnés par les phoques austraux.

J'en viens maintenant à une innovation biomédicale à travers l'exemple de la sphéniscine. Yvon Le Maho a insisté sur le rôle de la recherche polaire dans le développement d'innovations biomédicales et a cité cet exemple emblématique. Les manchots royaux assurent généralement la dernière phase de l'incubation en conservant de la nourriture dans leur estomac qu'ils donnent aux poussins. Cette nourriture n'a pas été digérée et est restée intacte, en dépit d'une température corporelle de 38 degrés Celsius. Cette conservation a donc été observée, et la présence d'un peptide dans l'estomac du manchot a été décelée, la sphéniscine. Cette molécule, antibactérienne avérée et efficace contre les agents de certaines maladies nosocomiales, telles l'aspergillose et le staphylocoque doré, pourrait se substituer aux antibiotiques face à l'antibiorésistance croissante constatée actuellement, mais également en raison de la mauvaise efficacité des antibiotiques en milieu salin. C'est le cas notamment pour les infections oculaires. Par ailleurs, la sphéniscine pourrait être utilisée pour la conservation des aliments.

La recherche en milieu polaire offre également des outils précieux pour la décision politique. Comme l'a fait remarquer Sabine Lavorel, la recherche polaire en sciences juridiques et politiques porte sur des thématiques stratégiques telles que les enjeux géopolitiques ou les enjeux liés à la protection de l'environnement. En matière d'enjeux géopolitiques et de relations internationales, Sabine Lavorel a décrit plusieurs des thèmes abordés par la recherche polaire.

L'un des sujets est celui de l'analyse des coopérations internationales : la diplomatie polaire est devenue un instrument privilégié par certains États pour influencer les relations internationales en leur faveur, par des moyens autres que coercitifs ( soft power ), et pour renforcer la légitimité de leur action internationale. L'analyse de la gouvernance des pôles à travers cette question pose le problème plus général de la gestion des biens communs, c'est‑à‑dire des espaces non appropriés qu'il faut gérer collectivement, comme c'est le cas pour l'Antarctique, dans le but de les préserver et de les pérenniser. Il s'agit des forêts, des rivières, de l'atmosphère. Ce sujet rejoint celui de la gouvernance de l'espace extra‑atmosphérique, qui va constituer une nouvelle frontière.

L'analyse des enjeux de puissance autour des pôles constitue un autre thème d'investigation. L'ouverture de nouvelles voies maritimes dans l'océan Arctique et un accès facilité aux ressources minérales du Grand Nord entraînent la résurgence de tensions internationales. En Antarctique, de nouvelles puissances, telles que la Chine, émergent, alors qu'elles n'étaient traditionnellement pas des puissances polaires et pourraient chercher à remettre en cause le fonctionnement multilatéral du traité de l'Antarctique.

Enfin, la recherche polaire s'intéresse à l'analyse des enjeux de défense et de coopération militaire : le Traité sur l'Antarctique interdit toute présence militaire, mais cette région devient une zone stratégique pour les intérêts de défense, notamment à travers la rhétorique sur l'axe indopacifique.

En matière d'environnement, les activités touristiques sont un sujet pour les recherches polaires, ainsi que la bio‑prospection ou encore la géo‑ingénierie. L'apparition de nouveaux risques environnementaux, au cours des dernières décennies, a entraîné un renouvellement de ces recherches qui concluent à l'insuffisance les dispositifs juridiques actuels face aux nouveaux risques. L'essor des activités d'extraction a des répercussions particulièrement néfastes sur les sociétés humaines qui avaient su, pendant des millénaires, conserver ces environnements fragiles intacts.

Alexandra Lavrillier a rappelé qu'environ 100 millions de personnes étaient concernées par les recherches en zone arctique, en tenant compte de l'Arctique et du Subarctique, dont 110 peuples autochtones. Les chercheurs s'intéressent aux mécanismes juridiques nécessaires pour protéger les droits et les modes de vie spécifiques des populations autochtones. Au‑delà des peuples de l'Arctique, ces recherches posent la question du principe de la protection des droits des peuples autochtones, quel que soit le continent sur lequel ils vivent.

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