. – Le troisième volet de notre rapport concerne la position de la recherche française sur les pôles compte tenu des moyens insuffisants qui lui sont attribués.
Lors de l'audition, il a été insisté sur le fait que la France a été à la pointe de l'exploration et de l'étude des terres du Grand Nord et du Grand Sud. Elle fait partie des rares nations scientifiques à être présente dans les pôles des deux hémisphères, ainsi que dans les territoires subarctiques, et elle compte parmi les grands acteurs polaires. Néanmoins, son statut est menacé aujourd'hui, en raison d'un sous‑investissement chronique, à la fois dans la recherche et dans les opérations de logistique que cette recherche nécessite, mais également faute d'une stratégie globale à long terme.
Lors de l'audition, Olivier Poivre d'Arvor a rappelé les célèbres noms d'explorateurs que nous avons chacun pu connaître à travers nos études. Mais aujourd'hui, l'enjeu majeur concerne la présence française dans les pôles, les moyens humains, financiers et logistiques mis en œuvre. En Arctique, la France partage avec l'Allemagne une station de recherche scientifique, dans l'archipel de Svalbard, ce qui lui permet de participer, en tant qu'observateur, au Conseil de l'Arctique. Cette coopération internationale exige bien sûr des moyens et nous constatons que ceux mis à la disposition de la recherche française ne sont pas toujours à la hauteur de ses ambitions.
Certes, l'excellence de la recherche française est reconnue internationalement. Comme en témoignent les chiffres avancés par Charles Giusti, elle est au premier rang mondial pour la production d'articles scientifiques sur le subantarctique, au cinquième rang pour la production d'articles scientifiques sur l'Antarctique et au deuxième rang pour les index de citations d'articles. La recherche française en sciences sociales et humaines subarctique et arctique a une longue tradition en anthropologie, en linguistique, en littérature, en géographie.
Aujourd'hui, la recherche française peut s'appuyer sur des bases de données anciennes inestimables qui nous permettent d'innover, de mieux connaître l'histoire de notre Terre ainsi que les enjeux futurs afin d'agir pour sauver la biodiversité des pôles.
Concernant la stratégie polaire de la France, notre pays est distancé sur un certain nombre de sujets au regard de l'insuffisance chronique des financements et de moyens logistiques qui atteignent désormais leurs limites. Les personnes auditionnées ont rappelé que l'IPEV est chargée des infrastructures et de la logistique, en lien avec l'administration des Terres australes et antarctiques françaises. Toutefois, son budget annuel de 16 millions d'euros apparaît beaucoup trop faible. Les comparaisons internationales confirment l'inadéquation de ce budget par rapport à ses missions. Ainsi, le budget de l'agence italienne s'élève à 23 millions d'euros, ou, plus précisément à 18 millions d'euros si on extrait les financements dédiés aux laboratoires de recherche situés en Italie, afin de mieux le comparer au budget de l'IPEV. Le budget du service logistique de l' Alfred Wegener Institute, l'Institut allemand, pour les missions polaires, est de 53 millions d'euros et celui de l' Australian Antarctic Division est de 88 millions d'euros. Le budget de fonctionnement de l'IPEV n'apporte pas assez de marges de manœuvre en cas d'imprévus. Enfin, avec un budget d'investissement de 2 millions d'euros par an, l'IPEV est dans l'incapacité de financer ses investissements, pourtant indispensables compte tenu de la vétusté de certaines installations, de la nécessité de réduire leur impact environnemental et du développement des technologies. À terme, les contraintes budgétaires imposées à l'IPEV pourraient remettre en cause les partenariats historiques noués entre la France et d'autres grandes nations polaires comme l'Allemagne, l'Italie et l'Australie.
L'enjeu majeur aujourd'hui concerne l'investissement dans la logistique. Notre recherche est handicapée par l'absence de brise‑glace de recherche. Olivier Lefort a expliqué que la Flotte océanique française fait partie des trois premières flottes océaniques européennes et des cinq premières flottes mondiales. Elle est composée notamment de quatre navires hauturiers, dont le Marion Dufresne, propriété des TAAF, mais qui est sous‑affrété 217 jours par an par l'Ifremer, pour réaliser des missions océanographiques, principalement au sein de l'océan Austral. Toutefois, la Flotte océanographique française ne comporte pas de brise‑glace permettant de réaliser des campagnes océaniques dans les zones polaires. Même si la coopération internationale permet à la France d'utiliser des brise‑glaces pour des périodes limitées, l'absence de brise‑glace de recherche fait de la France une exception par rapport à d'autres nations polaires comparables comme l'Allemagne, l'Italie, le Royaume‑Uni et l'Australie. Les pistes évoquées et envisagées pour pallier cette difficulté sont notamment un partenariat entre l'Ifremer et l'Université de Laval. Les Canadiens profiteraient des navires océanographiques français en Atlantique Nord et la communauté de recherche française accèderait au brise‑glace canadien Amundsen pendant deux ou trois semaines par an environ.
Le sous‑dimensionnement des moyens logistiques attribués à la recherche française polaire est étroitement lié à l'absence de stratégie globale arrêtée au plus haut niveau. Cette absence de stratégie nationale a également des répercussions négatives sur le financement de la recherche. Jérôme Chappellaz a rappelé que les financements pour la recherche en milieu polaire étaient assez disparates, tout en insistant sur le rôle fondamental des financements européens. Sabine Lavorel a regretté le peu de visibilité de la recherche polaire française en droit et en sciences politiques, en l'absence de laboratoire de recherche dédié à ces thématiques. Au niveau international, la participation des scientifiques français à des groupes de travail est limitée, faute d'un nombre suffisant de chercheurs spécialisés dans ces disciplines, ce qui affaiblit le poids de la France dans la préparation des décisions.
Dans ce contexte, avec Angèle Préville, nous formulons des recommandations afin d'insuffler une nouvelle dynamique à la recherche française en milieu polaire. Nous espérons qu'à l'occasion de la présidence française de la RCTA, il sera possible d'obtenir des crédits supplémentaires permettant d'atteindre un niveau de financement équivalent à celui de nos homologues internationaux, voire supérieur.
Cette audition publique a rappelé l'importance des pôles au regard des enjeux économiques, géopolitiques et environnementaux, décisifs pour l'avenir de notre planète. La recherche scientifique en milieu polaire est fondamentale à un double titre. Non seulement elle joue un rôle clé dans la compréhension des enjeux mentionnés précédemment, mais elle est la condition nécessaire pour participer à la gouvernance des pôles. Par conséquent, au‑delà de son impact négatif sur le maintien de l'excellence de la recherche française en milieu polaire, le décrochage de la France par rapport aux autres nations polaires fragilise le rôle qu'elle souhaite jouer, à la fois dans la protection environnementale des pôles et dans la défense de ses intérêts stratégiques.