Intervention de François de Singly

Réunion du lundi 9 septembre 2019 à 17h05
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

François de Singly, professeur émérite de sociologie, Université Paris Descartes :

Je ne suis pas un spécialiste des politiques publiques en général ou des politiques familiales en particulier, même si je m'intéresse au domaine politique dans le cadre de mes travaux. Je suis en revanche sociologue de la famille depuis 1970, et ai eu à ce titre la chance de disposer d'un terrain d'étude qui n'a cessé d'évoluer, à l'aune de questionnements nombreux pour la plupart encore d'actualité.

Pour comprendre la situation présente, marquée par un sentiment d'accélération de certaines transformations, il me semble utile d'adopter un point de vue historique.

À mon sens, l'événement le plus important survenu dans l'histoire de la famille occidentale depuis la fin du XIXe est le passage progressif au mariage amoureux. Selon la plupart des historiens, ce dernier commence à devenir une évidence après la guerre de 1914-1918. Ce changement s'est toutefois opéré dans un contexte démographique difficile marqué par le manque d'hommes. Des compromis ont donc été trouvés en certains cas. Il m'est arrivé ainsi de rencontrer de vieilles dames qui avaient hésité à l'époque entre le célibat – condition encore considérée comme presque infamante pour les femmes – et le renoncement au mariage amoureux.

Pendant quelques décennies, on a cru que l'alliance entre le mariage et l'amour allait constituer un aboutissement extraordinaire, les individus ayant enfin pris possession de cette institution étrange qu'était le mariage arrangé. Mes propres parents, mariés en 1936, avaient d'ailleurs accepté cette situation.

En réalité, une logique individuelle s'est imposée progressivement à cette époque dans la conception du mariage. La reconnaissance amoureuse consiste à se faire reconnaître par quelqu'un en tant qu'individu unique. Le mariage amoureux s'est inscrit en ce sens dans une logique de la personne. A contrario, le mariage arrangé, forme dominante du mariage dans presque toutes les cultures à travers l'histoire, était contracté non entre deux individus ou deux personnes uniques, mais entre un fils et une fille. Il s'agissait d'un mariage contracté dans l'intérêt de deux familles, de deux lignées.

L'amour tel qu'on le perçoit dans le mariage amoureux s'est construit historiquement aux alentours des XIIe-XIIIe siècles, avec la naissance de l'amour courtois. Dans ce cadre, les femmes souhaitaient être reconnues non plus en tant que « filles de » mais comme des personnes uniques. Mais il est intéressant de noter que le mariage et l'amour étaient conçus comme absolument contraires dans les cours d'amour de cette époque. Le mariage amoureux était donc interdit.

Le mariage n'obéissait alors pas à la logique de l'amour, mais avait pour but la reproduction, tant biologique que sociale, et s'inscrivait à ce titre dans le temps long. Cependant, il est faux de dire que l'amour relève quant à lui du temps court. Il est faux de dire qu'il dure trois ans. En réalité, l'amour n'a pas de durée préétablie. Tant que deux personnes s'aiment, cela peut continuer.

Pendant des siècles, nous avons donc respecté le mariage. Les premières unions amoureuses qui se sont nouées au XIXe étaient d'ailleurs des unions adultères. Le mariage amoureux a consisté en ce sens à rendre l'adultère amoureux compatible avec la reproduction sociale. Mais la logique de reconnaissance sociale, publique, qui y était à l'œuvre s'est avérée parfois insuffisante. Les femmes ont été sur ce point les moteurs de l'évolution de la famille, en demandant notamment la séparation lorsqu'elles considéraient qu'elles n'avaient pas à rester avec quelqu'un qu'elles n'aimaient plus. À partir des années 1960, une séparation progressive s'est donc opérée par rapport à la conception antérieure du mariage amoureux. Nous nous sommes demandé notamment si le mariage ne renforçait pas en un sens l'instabilité éventuelle de l'amour, à rebours donc de la croyance qui prédominait dans les années 1930 selon laquelle le mariage renforçait le lien amoureux (croyance qui a duré 40 ans dans l'histoire du monde, uniquement en Occident).

Progressivement, la logique affective a donc déstabilisé l'institution du mariage. C'est la raison pour laquelle le divorce par consentement mutuel a été réinstauré en 1975 sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. Il avait initialement été mis en place légalement en 1792. Le mariage était alors perçu comme une union civile, obéissant à une logique contractuelle et pouvant à ce titre être rompue. En 1975, ce n'était pas tout à fait la même logique à l'œuvre. En effet, le mariage a été considéré alors comme pouvant être rompu en tant que mariage amoureux, non en tant que contrat.

La réinstauration de la possibilité du divorce par consentement mutuel a entraîné des séparations, lesquelles ont débouché sur des familles monoparentales ou sur des familles recomposées. Cependant, la famille monoparentale comme la famille recomposée ne constituent pas à proprement parler de nouveaux modèles familiaux. Personne ne rêve d'avoir une famille recomposée. En revanche, chacun rêve de trouver quelqu'un qui le reconnaisse et d'avoir des enfants avec cette personne, cette union devant durer ce qu'elle durera.

Il arrive souvent, et le domaine de la politique familiale ne fait pas exception, que d'importants changements se fassent silencieusement. C'est ce qui s'est produit dans les années 1970, durant lesquelles le mariage a été déstabilisé non par le divorce mais par le concubinage sans que personne en fasse mention. Il n'existe ainsi pas, à ma connaissance, d'association de familles d'union libre à l'union nationale des associations familiales (UNAF). Or le concubinage s'est imposé progressivement dans la société. Des tentatives de canalisation du phénomène ont été effectuées au début. On a ainsi rebaptisé le concubinage « cohabitation juvénile ». À l'époque, ce phénomène apparaissait comme une émanation de mai 1968 et ne semblait pas devoir s'inscrire dans la durée. Or aujourd'hui 58 % des naissances se font hors mariage en France.

Ce changement a conduit à une autre évolution à mon sens fondamentale et trop souvent sous-estimée : la fin de la distinction entre les enfants légitimes et les enfants naturels. Historiquement, le mariage a pour fonction de garantir un contour pour les enfants devant percevoir l'héritage. D'un point de vue sociologique, la fonction universelle du mariage est donc celle de la transmission.

Récemment, plusieurs instituts de statistiques dont l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et l'institut national d'études démographiques (INED) ont fait apparaître dans leurs tableaux la notion de « famille traditionnelle », entendue comme un couple vivant avec des enfants tous nés dans le cadre de ce couple. Or la véritable définition de la famille traditionnelle est la suivante : un couple marié vivant avec des enfants nés dans le cadre de ce couple. J'ai vu de la même façon un tableau construit par un institut de statistiques européen qui signalait que la notion de « couple marié » pouvait s'appliquer indifféremment à des couples mariés et à des couples non mariés. En un sens, les statistiques officielles ont donc entériné l'inutilité de la notion de mariage. Nous pourrions donc nous demander, dans le cadre de la politique familiale, au nom de quoi le mariage est maintenu, sa fonction principale s'appuyant sur la distinction entre les enfants légitimes et les enfants naturels et cette distinction ayant été supprimée.

Il a fallu cependant attendre l'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation pour que disparaisse en droit français la distinction entre la filiation légitime et la filiation naturelle, et la loi de ratification du 16 janvier 2009 pour que cette disparition soit concrétisée. Des résistances s'exprimaient donc dans la société contre cette évolution.

Il s'agissait néanmoins d'un grand mouvement social anti-institutionnel, porté par l'idée que l'institution du mariage n'était pas forcément utile. Cette idée se retrouvait d'ailleurs également chez des personnes mariées. Ainsi, dans les années 1970 un sondage d'opinion avait montré que 40 % des personnes mariées interrogées considéraient que le mariage n'était pas quelque chose d'important dans leur vie. De même, aujourd'hui, en dehors d'une petite minorité le mariage n'apparaît pas comme une certitude ou un aboutissement nécessaire lorsqu'un couple se forme. Il peut arriver que l'un des deux membres du couple le demande, mais il peut arriver également que cela ne se produise pas, auquel cas il n'y a pas de mariage. Il est d'ailleurs assez étonnant de noter que des mariages se produisent parfois après 15 ans de vie commune sans que cela puisse réellement s'expliquer. Le mariage n'est donc pas refusé en tant que tel, ni au contraire regardé comme une assurance, mais considéré comme un « petit plus » susceptible ou non de survenir dans un couple. C'est là une question qu'il me semblerait intéressant de creuser au regard des politiques familiales.

Par ailleurs, de nombreuses personnes s'inquiètent depuis les années 1970 des transformations de la famille. Une grande partie des associations familiales partage ces inquiétudes.

D'un point de vue sociologique, la fonction universelle de la famille est de mettre de l'ordre entre les générations. La structure sociale du temps T+1 dépend pour partie en ce sens de la structure sociale du temps T. Mais cette fonction universelle de la famille entre en conflit avec une autre idéologie à l'œuvre en France depuis la Révolution : celle d'une société méritocratique fondée sur le principe de l'égalité des chances. En effet, la famille est fondamentalement anti-égalité des chances. Une famille qui fonctionne s'inscrit dans une logique de reproduction des inégalités. Chacun se mobilise ainsi pour que ses enfants réussissent. Nous acceptons que d'autres que nous bénéficient de l'ascenseur social à condition que cet ascenseur ne dispose pas de deux boutons.

Or il est assez surprenant de noter que cette fonction de la famille de contribution à l'ordre social, qui fait qu'un enfant d'ouvriers n'a pas les mêmes chances dans la vie qu'un enfant de cadres, n'a pas bougé. Elle est aussi bien assurée aujourd'hui qu'en 1970. En réalité, contrairement à ce que disent les tenants de l'idée de la fin de la famille, du point de vue de la reproduction sociale la famille se porte à merveille. Cette fonction sociologique s'est même plutôt renforcée avec le temps.

Historiquement, au moment de la Révolution française, les conservateurs n'avaient pas comme mot d'ordre l'égalité. La famille était donc perçue spontanément comme relevant de la droite, en tant qu'elle était facteur d'ordre dans les générations, bien qu'elle ne soit abstraitement ni de droite ni de gauche.

Ces remarques me conduisent à une question importante sur laquelle il me semblerait d'ailleurs intéressant de former un petit groupe de réflexion : comment articuler les politiques familiales, prises au sens large, avec une politique d'égalité des chances ? Il s'agit là à mon sens de l'un des nœuds des tensions républicaines.

En France, peuple de petits paysans et de petits commerçants, la logique de reproduction sociale s'appliquait historiquement dans le cadre de la transmission du patrimoine (la terre, le commerce), donc d'un capital économique, généralement passé au fils aîné. Aujourd'hui, cette logique s'appuie principalement sur une volonté de transmission du capital scolaire. Si je suis diplômé, je me mobilise pour que mes enfants, garçons et filles, obtiennent un diplôme au moins équivalent, quelle que soit leur position à l'intérieur de la fratrie. Or la reproduction sociale entendue en ce sens « universitaire » s'est renforcée depuis les années 1970. Mais cet élément est peu évoqué dans les ouvrages consacrés aux évolutions de la famille.

Je souhaiterais à présent évoquer la question de l'individualisation. Norbert Elias, sociologue allemand, a écrit : « L'identité du je [en tant qu'identité individuelle] prime sur l'identité du nous ». À mon sens, les transformations de la famille ont découlé de nouvelles définitions des individus et des je. Or la principale transformation du je qui a bouleversé l'identité du nous à l'intérieur de la famille a été celle de la femme. En effet, l'identité du je féminin historique était d'assurer le bon fonctionnement de la famille. En tant que telle, la femme n'avait pas, historiquement, de je, contrairement aux hommes qui étaient des individus à part entière.

Nous avons trop souvent tendance à faire coïncider l'émergence du je féminin avec les mouvements féministes de 1968. Je vous invite à lire la pièce de théâtre Une maison de poupée, d'Ibsen, parue en 1879. Tout est là. Dans cette pièce, un mari que sa femme veut quitter lui répond « Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants. […] Tu manqueras à tes devoirs les plus sacrés. […] Tu es épouse et mère avant tout. » À cela sa femme objecte : « Je n'y crois plus. Je crois que je suis avant tout un être humain, avec les mêmes droits que toi, ou que du moins je dois tâcher de l'être. » Or dans de nombreux entretiens que j'ai aujourd'hui avec des femmes qui veulent se séparer de leurs maris, les mêmes mots sont employés. Les femmes ont ainsi porté la revendication suivante : la famille et le couple sont possibles à condition qu'ils n'écrasent pas leur je, leur identité.

Une autre dimension a également contribué à l'évolution de la famille : la transformation de l'identité de l'enfant. Un enfant d'aujourd'hui n'est pas comparable à un enfant, par exemple, de 1958. Or les logiques d'affirmation des adolescents d'aujourd'hui au sein de leur famille et les fonctionnements basés sur la négociation qui en découlent proviennent de cette transformation de l'identité de l'enfant.

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