La place du père n'est pas une chose évidente. Le père est défini, y compris dans la psychanalyse lacanienne, comme celui qui interdit la confusion entre la mère et l'enfant. Il est celui qui les sépare. Jusqu'en 1970, la fonction du père était définie comme une fonction d'autorité. Or cette fonction ne nécessite pas forcément de présence. D'une certaine façon, dans cette conception, un bon père est un père absent, d'autant plus qu'il lui faut se dévouer pour subvenir aux besoins de la famille, faire des heures supplémentaires, etc.
Aujourd'hui, une exigence de présence s'impose pour qu'il y ait un lien entre les parents et les enfants. Les parents sont tenus de s'occuper de leurs enfants. Le congé de paternité a d'ailleurs été mis en place dans cette optique. A contrario, dans la conception précédente le père absent pouvait être un excellent père. Son je pouvait alors se développer, quel que soit son milieu social, par l'accès à d'autres (dans son travail, notamment). La femme au foyer était pour sa part enfermée dans deux rôles. Or plus l'on a de rôles, plus l'on peut développer un je. Les hommes avaient alors la possibilité historiquement de multiplier leurs rôles, y compris sur le plan de la sexualité. Les femmes n'avaient pas cette possibilité. Historiquement, l'individualisation des hommes et des femmes ne s'est donc pas faite au même moment ni de la même façon. L'individualisation des femmes s'est faite notamment sous une forme à mes yeux exceptionnelle : en prenant soin. C'est ce que l'on appelle le care. Le care est en effet, en tout cas en Occident, historiquement féminin.
S'agissant de la place du père, il s'est produit un peu la même chose que pour le mariage. En effet, cette place a pour ainsi dire disparu. Une femme me racontait ainsi en entretien qu'elle « laissait dire » son mari, le laissait « taper sur la table », mais qu'ensuite ses enfants et elle en souriaient.
La place du père doit aujourd'hui être définie selon des logiques nouvelles. Les pères doivent notamment être présents. En entretien, il arrive souvent que l'on me raconte que les enfants, alors qu'ils racontent leur journée à leur mère en rentrant de l'école, partent lorsque leur père est de retour à la maison. Car c'est presque un étranger qui arrive. Et 80 % des confidences des enfants sont destinées à leur mère et non à leur père. Comme une logique de reconnaissance interindividuelle ou interpersonnelle prévaut également dans le rapport parents/enfants, le rôle traditionnel de la mère a pu se moderniser puisqu'il pouvait répondre à cette demande de reconnaissance. A contrario, les pères ont un travail considérable de conversion identitaire à produire. Ce travail n'est pas impossible, mais difficile.
À mon sens, la place du père aujourd'hui est d'être un parent comme la mère. Je suis en effet persuadé que la différence des sexes n'est pas au centre de la relation interindividuelle, du point de vue du care notamment. Un homme peut prendre soin de son enfant. C'est dans la contrainte du travail domestique, malheureusement souvent mal distribuée, que s'instaurent des liens personnels. Jouer cinq minutes en rentrant du travail ne suffit pas.
S'agissant de la question de l'égalité des chances, les politiques de rectification du destin ne joueront pas directement sur la famille. À titre d'exemple, la décision de scolarisation des enfants dès deux ans montre que bien l'on considère qu'un enfant aura plus de chances s'il est laissé moins longtemps à sa famille. De même, les enfants de familles « supérieures » accumulent des ressources en dehors de leurs familles, pendant les grandes vacances par exemple. Cependant, je n'ai jamais dit qu'il n'y avait pas dans les familles populaires d'aspiration à une vie meilleure. Mais comme cette aspiration fonctionne mal objectivement, nous entrons dans une période d'incroyance sur ce point.
Enfin, l'école étant aujourd'hui le capital central de la transmission, il serait intéressant de réunir des commissions sur le sujet fondamental du couple école/famille. Auparavant, le père avait le pouvoir absolu de désigner l'héritier de son capital. Aujourd'hui, les pères n'ont pas la possibilité de décider de l'ordre hiérarchique des diplômes obtenus par leurs enfants. C'est l'institution scolaire qui prend cette décision. Le grand pouvoir des pères a donc été transféré à l'école. C'est d'ailleurs pour cette raison que des résistances à la scolarisation s'expriment dans certains pays, en particulier pour la scolarisation des filles, puisque cette scolarisation est un facteur de déstabilisation masculine et de déstabilisation du pouvoir des pères.