Votre proposition m'a intéressé, car je venais de terminer la rédaction d'un article sur la politique familiale française pour une revue québécoise qui s'intéresse beaucoup à la politique familiale française. Dans cet article, je soutenais l'idée que, loin d'être une politique d'État de soutien à la famille, la politique familiale française a toujours fait preuve d'une grande adaptabilité aux transformations même de la famille, parce que son objet d'attention est beaucoup moins la famille que l'enfant.
La raison de fond est que la famille dans nos sociétés ne joue plus le rôle de structuration du rapport politique, c'est le droit qui le fait pour l'essentiel. De ce fait, la famille a pu devenir l'objet d'une politique publique qui prenait l'enfant comme objet propre de son intervention.
Tout cela a été discuté largement à la fin du XIXe, pendant les premières décennies du XXe siècle, et c'est peut-être de cela que nous allons discuter encore ces temps-ci.
J'analyse la politique familiale qui a été suivie jusqu'à nos jours, non comme une idéologie d'État pour imposer un modèle familial circonstanciel, mais beaucoup plus comme ayant été la mise en œuvre d'une conception républicaine de l'enfant. Comme toute politique publique, elle n'a jamais la pureté de son schéma analytique.
Elle n'a pas été non plus à l'abri d'un certain nombre de tentatives de dévoiement ou au moins de dérives possibles, et donc de questionnements notamment sur son efficacité, sur sa légitimité éventuellement. Je pense à cette période dans les années 1980 où beaucoup d'associations familiales se mobilisaient, les caisses d'allocations familiales également, pour dénoncer une sorte de dérive de la politique familiale sous forme de politique sociale, de dérive vers la politique sociale.
Effectivement, la frontière est vraiment ténue entre politiques familiales et politiques sociales. La tentation a souvent été grande de faire du social depuis le familial. D'autant que nos dispositifs de protection sociale sont largement familialisés, et je ne parle pas de notre système d'imposition. Il y a là, à mon sens, si ce n'est un défi pour la politique familiale, du moins une zone que je qualifierais « d'inconfort » pour elle, surtout si on s'en tient aux lignes d'analyse que je viens de résumer.
La question est délicate, non seulement sur le plan de la doctrine, mais aussi et peut‑être d'abord sur le plan du symbolisme politique, du symbolisme social, du poids des institutions qui sont en place. Je pense notamment aux malheurs du Premier ministre Jospin, lorsqu'il a voulu mettre sous condition de ressources la perception des allocations familiales en 1998. Il a fallu revenir en arrière, parce qu'il y a une forte capacité de résistance des institutions, et notamment d'une institution comme l'Union Nationale des Associations Familiales (UNAF) qui ne fait d'ailleurs que jouer son rôle, puisqu'elle a été instituée pour être un acteur majeur de la politique familiale auprès de l'État. Il y a des formes que nous pourrions qualifier peut-être « de résistance », mais qui renvoient finalement à cette conception républicaine de l'enfant que j'évoquais tout à l'heure.
Concernant les défis qui me paraissent prédictibles, il y a celui qui est lié au vieillissement de la population. Si des mesures de politique sociale et de politique sanitaire ont déjà été prises, nous savons que le vieillissement de la population reste problématique pour les familles, surtout dans les dernières années de vie de la personne âgée lorsqu'elle perd son autonomie.
Il s'agit de la thématique du care, qui a fait couler beaucoup d'encre. Nous pourrions appeler cela « la thématique de la caritas » des Latins. Cela traverse notre vision des rapports humains, parce qu'il s'agit de l'obligation morale, sociale et juridique de prendre soin de ses proches lorsqu'ils connaissent des difficultés. Les personnes âgées en perte d'autonomie connaissent toutes sortes de difficultés que ceux qui se sentent obligés vont devoir pallier.
Parmi ceux qui se sentent obligés, nous trouvons la famille, en l'occurrence les enfants de la personne âgée, généralement des adultes eux-mêmes chargés d'enfance, la fameuse « génération sandwich » qui est amenée à faire don de son temps, de ses moyens, de ses compétences, etc. Au sein de la famille, ce sont les filles, les épouses, les compagnes qui le plus souvent assurent le soin qui sera donné.
Or pour la plupart, ce temps, ces moyens, ces compétences qui sont consacrés à la personne âgée sont limités et entrent en concurrence, parfois en conflit ouvert, avec les autres demandes qui remplissent leur univers de vie : le travail, les enfants, les relations sociales, l'attention à soi-même, etc.
Il est clair que l'on retrouve ici les problèmes de frontière entre la politique familiale et les politiques sociales : lorsque l'on considère cette question, s'agit-il de politique familiale ou de politique sociale ?
Si l'on pense que la famille n'est que l'environnement dans lequel se déploient les modalités de la prise en charge, les modalités du care dans ce cas, on peut penser que l'on a affaire à une politique sociale en faveur des plus démunis. C'est le renforcement de dispositions qui vont relever de conventions professionnelles, conventions salariales, etc., qu'il faut envisager dans ce cas.
En revanche, si l'on pense qu'il s'agit de conforter l'obligation sociale du care de la prise en charge par des mesures qui visent à renforcer ce qu'on appelle, à mon sens improprement, « la solidarité familiale », là, on aurait peut-être un objectif de politique familiale.
Cependant, c'est peut-être aller au rebours de ce qu'a été la politique familiale jusqu'ici, du moins telle que je vous l'ai présentée, puisque ce n'est plus l'enfant qui est au cœur de l'attention.
La solidarité familiale n'est peut-être pas la bonne notion à mettre en avant. Dans le fonctionnement de nos sociétés, il me semble que la « solidarité familiale » est une idée séduisante, mais qui n'a pas de fonction réelle sociologique et politique. Cela n'interdit pas qu'il y ait beaucoup d'échanges entre les membres de la famille, que ce sentiment d'obligation vis-à-vis des autres puisse exister, mais cela ne fait pas encore la « solidarité » au sens propre du terme, c'est-à-dire de créer quelque chose qui est absolument uni et qui va fonctionner sur la base de cette unité.
Pour les autres défis s'agissant des politiques familiales, il y a ce que l'on pourrait appeler « la gestion des questions identitaires ».
L'identité des individus, des groupes, n'a eu de cesse de s'exprimer dans ces dernières décennies et cela a rempli l'agenda politique : il y a eu beaucoup de débats autour du mariage pour tous, la question du statut de l'homoparentalité ; il y a eu les questions d'accès aux origines pour les enfants nés sous X, cela rebondit avec la procréation médicalement assistée (PMA), et puis maintenant, la gestation pour autrui (GPA) qui arrive à grands pas.
Plus largement, je dirais que nos sociétés sont ébranlées par la question de l'identité. Désormais, cette identité ne peut pas se satisfaire des héritages sociaux que les individus peuvent avoir, et qui longtemps ont caractérisé justement l'identité en conférant aux individus des appartenances dont ils ne cherchaient guère à s'émanciper.
Désormais, l'individu doit être lui-même, il doit s'affirmer, il doit s'autonomiser, se singulariser. C'est donc « l'injonction sociale de singularité », comme disent bien des sociologues, qui est au cœur de l'identité et se fait tous azimuts jusqu'à la recherche de son moi profond, d'où l'importance des questions de genre, d'orientation sexuelle, des questions d'expression publique de soi : exprimer son indignation, sa colère. Ce que l'on appelle les réseaux sociaux sur la toile l'autorise, apparemment sans limites.
De ce fait, des conflits sont ouverts, ou plus ou moins larvés, entre les normes qui paraissent relever des temps anciens et celles que l'on voudrait voir s'imposer. Elles confortent son soi, c'est-à-dire ce que l'on veut être aux yeux des autres et à ses propres yeux. Ces conflits normatifs traversent les familles.
Ils ont déjà eu comme conséquence de redéfinir le rôle et le statut du parent, ainsi que l'ensemble des relations entre les membres du groupe familial. L'enfant est désormais perçu comme une personne douée d'autonomie, certes variable selon son âge, mais toujours plus précocement reconnue, et l'autorité parentale voit ses contours redessinés. Autrement dit, tant du côté de ce qui s'imposait comme contraintes externes à l'enfant, la normativité sociale, que du côté des prérogatives que nous lui reconnaissons, l'enfant semble pouvoir détenir un pouvoir d'émancipation de plus en plus consistant.
La question qui peut se poser est de savoir jusqu'où la politique familiale, qui s'est développée autour de l'intérêt de l'enfant, va pouvoir satisfaire cet intérêt de l'enfant si celui-ci se singularise et s'autonomise de plus en plus.
Pour conclure, je dirais qu'à mes yeux, le défi majeur de la politique familiale est celui du maintien sur les rails suivis jusqu'ici, à savoir cette conception républicaine de l'intérêt de l'enfant, parce que les tendances sociologiques profondes de nos sociétés sont à l'individuation du report collectif, y compris dans les familles. L'intérêt de l'enfant s'individualise et s'individualisant, il devient de plus en plus difficile de l'appréhender normativement, sauf à envisager des politiques familiales autoritaires, une « police des familles » au sens ordinaire de l'expression, non pas au sens que lui donnait Donzelot, mais au sens de l'obligation à suivre des règles et des normes.
La politique familiale risque d'être confrontée à un dilemme. Est-ce qu'elle est ou est-ce qu'elle sera une politique publique dont l'objet réel, l'enfant, va rejoindre dans la même indétermination que son objet apparent, la famille, ou bien, est-ce que c'est une politique qui va revendiquer de plus en plus être une politique sociale assurant des revenus complémentaires ? La relation juridique qui institue le fait familial existe entre des personnes. Si c'est la présence de l'enfant qui constitue la famille de la politique familiale contemporaine, maintenant, c'est peut-être seulement l'âge, ou du moins le statut générationnel de l'enfant, qui va justifier les mesures de politique familiale.
Les débats publics qui portent sur la suppression des allocations familiales en cas de décrochage scolaire, me semblent assez bien illustrer ces difficultés. Effectivement, personne n'a envisagé vraiment de pouvoir supprimer des allocations familiales, parce que l'obligation scolaire ne fait plus problème dans nos sociétés. Supprimer les allocations familiales revient à supprimer des sources de revenus pour les familles qui en ont le plus besoin.