Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle
Lundi 16 septembre 2019
La séance est ouverte à quinze heures trente-cinq.
(Présidence de M. Stéphane Viry, président de la mission d'information de la Conférence des présidents)
Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi MM. Julien Damon et Michel Messu que je remercie pour leur présence et leur disponibilité.
Notre mission s'interroge sur les changements ou les transformations à entreprendre en matière de politique familiale au regard des évolutions et des mutations de notre société.
Nos premières séances sont davantage consacrées à des réflexions d'ordre général. C'est pour cette raison que nous avons choisi de convier à nos premières auditions des philosophes, des sociologues, des économistes, pour entendre des points de vue différents, parfois convergents et parfois contradictoires. Ces points de vue doivent nous permettre à penser ces évolutions de la politique familiale dans un contexte où la famille et les notions de solidarité, d'égalité des chances revêtent dans notre société une importance particulière, pour ne pas dire fondamentale.
Monsieur Damon, vous avez considéré dans un article publié en 2014 que la politique familiale était devenue « le concours Lépine de la recette magique », mais que cette politique, à la fois copiée et enviée, et aussi régulièrement attaquée sur le plan économique, n'avait guère bougé depuis 1945. Vous comprendrez, notamment à l'égard de cette position, que nous ayons le désir d'en discuter cet après-midi avec vous.
Monsieur Messu pour votre part, vous vous êtes intéressé à la famille comme enjeu de société et à la sociologie de la famille en France. Vous nous direz quelle est en la matière la singularité française, quelles sont les diverses façons de faire famille en France aujourd'hui, et en quoi ces évolutions doivent nous conduire à définir autrement une politique familiale.
Cette mission d'information a un intitulé assez vaste. Il s'agit de travailler et réfléchir à l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle.
Nous avons imaginé l'aborder au regard de trois enjeux qui sont importants à mon sens :
- l'enjeu démographique
Si la démographie a été un temps une de nos forces, nous pouvons constater aujourd'hui qu'elle se délite.
- l'enjeu sociétal
Les familles ont évolué et nous pouvons nous demander comment on fait famille aujourd'hui. Nous le voyons, nous sortons de la commission spéciale sur la bioéthique où la PMA pour toutes, au stade de la commission, a été adoptée. Elle ouvre de nouveaux champs, elle aura des impacts en matière de filiation et certainement en matière de succession. Il faut réfléchir puisqu'il s'agit d'une nouvelle famille aujourd'hui.
- l'enjeu social
Nous pouvons nous interroger sur comment les accompagner et comment améliorer nos politiques et nos politiques publiques, notamment la politique familiale dans notre pays.
Je propose à Monsieur Messu de commencer à nous livrer son point de vue, son regard très personnel et sans filtre, sur ce qu'il pense de la thématique et du cœur de cette mission d'information.
Votre proposition m'a intéressé, car je venais de terminer la rédaction d'un article sur la politique familiale française pour une revue québécoise qui s'intéresse beaucoup à la politique familiale française. Dans cet article, je soutenais l'idée que, loin d'être une politique d'État de soutien à la famille, la politique familiale française a toujours fait preuve d'une grande adaptabilité aux transformations même de la famille, parce que son objet d'attention est beaucoup moins la famille que l'enfant.
La raison de fond est que la famille dans nos sociétés ne joue plus le rôle de structuration du rapport politique, c'est le droit qui le fait pour l'essentiel. De ce fait, la famille a pu devenir l'objet d'une politique publique qui prenait l'enfant comme objet propre de son intervention.
Tout cela a été discuté largement à la fin du XIXe, pendant les premières décennies du XXe siècle, et c'est peut-être de cela que nous allons discuter encore ces temps-ci.
J'analyse la politique familiale qui a été suivie jusqu'à nos jours, non comme une idéologie d'État pour imposer un modèle familial circonstanciel, mais beaucoup plus comme ayant été la mise en œuvre d'une conception républicaine de l'enfant. Comme toute politique publique, elle n'a jamais la pureté de son schéma analytique.
Elle n'a pas été non plus à l'abri d'un certain nombre de tentatives de dévoiement ou au moins de dérives possibles, et donc de questionnements notamment sur son efficacité, sur sa légitimité éventuellement. Je pense à cette période dans les années 1980 où beaucoup d'associations familiales se mobilisaient, les caisses d'allocations familiales également, pour dénoncer une sorte de dérive de la politique familiale sous forme de politique sociale, de dérive vers la politique sociale.
Effectivement, la frontière est vraiment ténue entre politiques familiales et politiques sociales. La tentation a souvent été grande de faire du social depuis le familial. D'autant que nos dispositifs de protection sociale sont largement familialisés, et je ne parle pas de notre système d'imposition. Il y a là, à mon sens, si ce n'est un défi pour la politique familiale, du moins une zone que je qualifierais « d'inconfort » pour elle, surtout si on s'en tient aux lignes d'analyse que je viens de résumer.
La question est délicate, non seulement sur le plan de la doctrine, mais aussi et peut‑être d'abord sur le plan du symbolisme politique, du symbolisme social, du poids des institutions qui sont en place. Je pense notamment aux malheurs du Premier ministre Jospin, lorsqu'il a voulu mettre sous condition de ressources la perception des allocations familiales en 1998. Il a fallu revenir en arrière, parce qu'il y a une forte capacité de résistance des institutions, et notamment d'une institution comme l'Union Nationale des Associations Familiales (UNAF) qui ne fait d'ailleurs que jouer son rôle, puisqu'elle a été instituée pour être un acteur majeur de la politique familiale auprès de l'État. Il y a des formes que nous pourrions qualifier peut-être « de résistance », mais qui renvoient finalement à cette conception républicaine de l'enfant que j'évoquais tout à l'heure.
Concernant les défis qui me paraissent prédictibles, il y a celui qui est lié au vieillissement de la population. Si des mesures de politique sociale et de politique sanitaire ont déjà été prises, nous savons que le vieillissement de la population reste problématique pour les familles, surtout dans les dernières années de vie de la personne âgée lorsqu'elle perd son autonomie.
Il s'agit de la thématique du care, qui a fait couler beaucoup d'encre. Nous pourrions appeler cela « la thématique de la caritas » des Latins. Cela traverse notre vision des rapports humains, parce qu'il s'agit de l'obligation morale, sociale et juridique de prendre soin de ses proches lorsqu'ils connaissent des difficultés. Les personnes âgées en perte d'autonomie connaissent toutes sortes de difficultés que ceux qui se sentent obligés vont devoir pallier.
Parmi ceux qui se sentent obligés, nous trouvons la famille, en l'occurrence les enfants de la personne âgée, généralement des adultes eux-mêmes chargés d'enfance, la fameuse « génération sandwich » qui est amenée à faire don de son temps, de ses moyens, de ses compétences, etc. Au sein de la famille, ce sont les filles, les épouses, les compagnes qui le plus souvent assurent le soin qui sera donné.
Or pour la plupart, ce temps, ces moyens, ces compétences qui sont consacrés à la personne âgée sont limités et entrent en concurrence, parfois en conflit ouvert, avec les autres demandes qui remplissent leur univers de vie : le travail, les enfants, les relations sociales, l'attention à soi-même, etc.
Il est clair que l'on retrouve ici les problèmes de frontière entre la politique familiale et les politiques sociales : lorsque l'on considère cette question, s'agit-il de politique familiale ou de politique sociale ?
Si l'on pense que la famille n'est que l'environnement dans lequel se déploient les modalités de la prise en charge, les modalités du care dans ce cas, on peut penser que l'on a affaire à une politique sociale en faveur des plus démunis. C'est le renforcement de dispositions qui vont relever de conventions professionnelles, conventions salariales, etc., qu'il faut envisager dans ce cas.
En revanche, si l'on pense qu'il s'agit de conforter l'obligation sociale du care de la prise en charge par des mesures qui visent à renforcer ce qu'on appelle, à mon sens improprement, « la solidarité familiale », là, on aurait peut-être un objectif de politique familiale.
Cependant, c'est peut-être aller au rebours de ce qu'a été la politique familiale jusqu'ici, du moins telle que je vous l'ai présentée, puisque ce n'est plus l'enfant qui est au cœur de l'attention.
La solidarité familiale n'est peut-être pas la bonne notion à mettre en avant. Dans le fonctionnement de nos sociétés, il me semble que la « solidarité familiale » est une idée séduisante, mais qui n'a pas de fonction réelle sociologique et politique. Cela n'interdit pas qu'il y ait beaucoup d'échanges entre les membres de la famille, que ce sentiment d'obligation vis-à-vis des autres puisse exister, mais cela ne fait pas encore la « solidarité » au sens propre du terme, c'est-à-dire de créer quelque chose qui est absolument uni et qui va fonctionner sur la base de cette unité.
Pour les autres défis s'agissant des politiques familiales, il y a ce que l'on pourrait appeler « la gestion des questions identitaires ».
L'identité des individus, des groupes, n'a eu de cesse de s'exprimer dans ces dernières décennies et cela a rempli l'agenda politique : il y a eu beaucoup de débats autour du mariage pour tous, la question du statut de l'homoparentalité ; il y a eu les questions d'accès aux origines pour les enfants nés sous X, cela rebondit avec la procréation médicalement assistée (PMA), et puis maintenant, la gestation pour autrui (GPA) qui arrive à grands pas.
Plus largement, je dirais que nos sociétés sont ébranlées par la question de l'identité. Désormais, cette identité ne peut pas se satisfaire des héritages sociaux que les individus peuvent avoir, et qui longtemps ont caractérisé justement l'identité en conférant aux individus des appartenances dont ils ne cherchaient guère à s'émanciper.
Désormais, l'individu doit être lui-même, il doit s'affirmer, il doit s'autonomiser, se singulariser. C'est donc « l'injonction sociale de singularité », comme disent bien des sociologues, qui est au cœur de l'identité et se fait tous azimuts jusqu'à la recherche de son moi profond, d'où l'importance des questions de genre, d'orientation sexuelle, des questions d'expression publique de soi : exprimer son indignation, sa colère. Ce que l'on appelle les réseaux sociaux sur la toile l'autorise, apparemment sans limites.
De ce fait, des conflits sont ouverts, ou plus ou moins larvés, entre les normes qui paraissent relever des temps anciens et celles que l'on voudrait voir s'imposer. Elles confortent son soi, c'est-à-dire ce que l'on veut être aux yeux des autres et à ses propres yeux. Ces conflits normatifs traversent les familles.
Ils ont déjà eu comme conséquence de redéfinir le rôle et le statut du parent, ainsi que l'ensemble des relations entre les membres du groupe familial. L'enfant est désormais perçu comme une personne douée d'autonomie, certes variable selon son âge, mais toujours plus précocement reconnue, et l'autorité parentale voit ses contours redessinés. Autrement dit, tant du côté de ce qui s'imposait comme contraintes externes à l'enfant, la normativité sociale, que du côté des prérogatives que nous lui reconnaissons, l'enfant semble pouvoir détenir un pouvoir d'émancipation de plus en plus consistant.
La question qui peut se poser est de savoir jusqu'où la politique familiale, qui s'est développée autour de l'intérêt de l'enfant, va pouvoir satisfaire cet intérêt de l'enfant si celui-ci se singularise et s'autonomise de plus en plus.
Pour conclure, je dirais qu'à mes yeux, le défi majeur de la politique familiale est celui du maintien sur les rails suivis jusqu'ici, à savoir cette conception républicaine de l'intérêt de l'enfant, parce que les tendances sociologiques profondes de nos sociétés sont à l'individuation du report collectif, y compris dans les familles. L'intérêt de l'enfant s'individualise et s'individualisant, il devient de plus en plus difficile de l'appréhender normativement, sauf à envisager des politiques familiales autoritaires, une « police des familles » au sens ordinaire de l'expression, non pas au sens que lui donnait Donzelot, mais au sens de l'obligation à suivre des règles et des normes.
La politique familiale risque d'être confrontée à un dilemme. Est-ce qu'elle est ou est-ce qu'elle sera une politique publique dont l'objet réel, l'enfant, va rejoindre dans la même indétermination que son objet apparent, la famille, ou bien, est-ce que c'est une politique qui va revendiquer de plus en plus être une politique sociale assurant des revenus complémentaires ? La relation juridique qui institue le fait familial existe entre des personnes. Si c'est la présence de l'enfant qui constitue la famille de la politique familiale contemporaine, maintenant, c'est peut-être seulement l'âge, ou du moins le statut générationnel de l'enfant, qui va justifier les mesures de politique familiale.
Les débats publics qui portent sur la suppression des allocations familiales en cas de décrochage scolaire, me semblent assez bien illustrer ces difficultés. Effectivement, personne n'a envisagé vraiment de pouvoir supprimer des allocations familiales, parce que l'obligation scolaire ne fait plus problème dans nos sociétés. Supprimer les allocations familiales revient à supprimer des sources de revenus pour les familles qui en ont le plus besoin.
Il existe quatre grandes évolutions qui ont marqué la structure familiale, sachant qu'il pourrait y en avoir cinq et qu'on pourrait les résumer peut-être à deux.
Premier point, le vieillissement que Michel Messu a abordé.
Deuxième point, depuis 1945, il y a une grande mutation de la famille avec l'égalisation de la condition des femmes et des hommes. Bien évidemment, il s'agit d'une égalisation imparfaite, mais puisqu'on parlait de 1945, il faut se projeter sur ce qu'est la politique familiale dans son épure. Il s'agit d'un système intégré dans la Sécurité sociale qui consiste à protéger le travailleur et, par droits dérivés, son épouse et sa famille. Ceci a été bousculé par les transformations du droit civil des années 1960. Si l'on regarde sur le temps long, l'égalisation de la situation des femmes et des hommes, une nouvelle fois, sans être parfaite, est l'une des grandes transformations de la famille.
Troisième grande transformation, particulièrement illustrative de nombre de mutations, ce sont les naissances hors mariage. En 1945, comme en 1918, comme à la fin du XIXe siècle, nous sommes à 10 % de naissances hors mariage ; aujourd'hui, nous sommes à 60 % et chaque année ce pourcentage augmente. Cela nous place en tête des pays de l'Union européenne en la matière. Il s'agit d'une transformation radicale de ce que signifie le mariage dans la famille. L'idée forte est qu'auparavant le mariage permettait l'enfant, aujourd'hui, c'est l'inverse : souvent, on fait un enfant, et ensuite on se marie.
Quatrième évolution, il s'agit de la question de la monoparentalité, un sujet qui a été éruptif : tout le monde s'est tapé dessus quant à savoir si oui ou non, nous pouvions parler de famille monoparentale. Il y a toujours eu à travers les siècles des familles monoparentales, essentiellement des veuves de guerre. La transformation familiale est que la monoparentalité n'est plus le fait du destin, mais du choix des conjoints, au moins de l'un d'entre eux.
Je pense qu'avec ces quatre transformations, nous avons quelque chose d'assez dense pour décrire les grandes évolutions de la structure familiale.
Deuxième question : les évolutions du modèle français de politique familiale et ses grands défis.
Sur les évolutions, je pense qu'il y a deux types de choses à regarder : ce qui a été ajouté au système de politique familiale et les transformations de son cœur. Son cœur est une sorte de vaisseau amiral : ce sont les allocations familiales qui ont peu bougé depuis 1945. Il y a eu une tentative pendant dix mois en 1998 de les mettre sous condition de ressources, une modulation récente décidée pendant le temps de la présidence de M. Hollande, mais sinon les allocations familiales à la française n'ont pas trop bougé. Elles sont toujours progressives selon le nombre d'enfants et elles n'existent pas, sinon dans les départements d'outre-mer (DOM), au premier enfant.
À l'inverse, il y a eu beaucoup de transformations par ajout de prestations. Nous avons ajouté des prestations pour les prestations sociales : l'allocation de logement sociale, l'allocation de parent isolé, l'allocation aux adultes handicapés. Cette dernière est-elle ou non dans la sphère exacte de la politique familiale ? Cela peut donner lieu à beaucoup de discussions, mais elle est déjà dans la palette des réponses des caisses d'allocations familiales.
La principale transformation que l'on oublie toujours – j'aime le rappeler aux caisses d'allocations familiales – est qu'elles ne sont plus des caisses d'allocations familiales, elles sont des caisses d'accueil du jeune enfant. Jusqu'aux années 1970, même jusqu'au début des années 1980, la dépense d'accueil du jeune enfant était marginale, elle est devenue principale. En effet, aujourd'hui, les caisses d'allocations familiales dépensent plus pour la prestation « accueil de jeunes enfants » que pour la prestation « allocation familiale ». Il s'agit d'une transformation peut-être plus importante, en tout cas moins débattue, que le grand débat, très important lui aussi, de la bascule d'une politique familiale vers une politique sociale.
Troisième question : ces évolutions sont-elles faites de manière cohérente ?
Je pense qu'elles se sont surtout faites par ajout. Nous avons ajouté des prestations, mais nous n'avons pas réformé le système lui-même, si tant est qu'il faille le réformer et si tant est qu'il soit réformable.
Quatrième question : pensez-vous que la façon de faire famille est fondamentalement changée aujourd'hui ?
Pour être honnête, je ne sais pas. Il y a beaucoup d'enquêtes d'opinion où l'on demande aux gens quels sont leurs repères principaux, ce qu'ils préfèrent dans la vie, la réponse demeure quand même la famille. Ils aiment tout autant la famille qu'auparavant, même si la famille s'est beaucoup transformée.
Derrière le fait de faire famille, il y a un élargissement de la famille dû – entre autres choses, mais pour beaucoup – au vieillissement. La génération sandwich, ce sont des actifs qui ont des enfants en période d'éducation ou en difficulté d'accès sur le marché du travail, et des parents qui sont à la retraite. C'est un système à trois générations. Même si cela est rare, vous pouvez avoir une génération sandwich qui a des enfants qui ne sont pas encore très bien insérés sur le marché du travail et des petits-enfants qu'il faut garder. Cette génération sandwich a des parents qui sont à la retraite, période plutôt heureuse en général, et des grands-parents qui peuvent être dépendants, voire très dépendants.
Une des transformations très importantes est que nous avons une politique familiale qui repose sur l'intérêt de l'enfant, qui repose plus techniquement, du point de vue des prestations, sur la charge de l'enfant, sur le fait qu'il y a des enfants dont il faut assurer l'éducation et les moyens pour qu'ils vivent bien. De plus en plus, se pose cette question de l'aide pour la prise en charge des ascendants – pour laquelle il y a mille débats encore. Nous avions une politique familiale centrée sur les descendants ; petit à petit, elle bascule vers la prise en charge des ascendants. Est-ce un bien ou un mal ? C'est à discuter.
Est-ce que la politique familiale française s'adapte bien aux nouvelles formes de filiation et de reconnaissance juridique des enfants ?
Elle le fait très bien. Je vais me faire taper dessus par mille associations, mais le principe de la charge d'enfant, qui est la base du droit social de la famille, est toujours en avance sur le droit civil. Par exemple, les couples homosexuels ont toujours pu avoir des allocations familiales. En effet, il n'y a qu'un seul allocataire et cela n'a pas trait à la qualité de l'union, à la forme de l'union, cela a simplement trait au fait qu'il y a des enfants dans le ménage. Pour les grands débats et crêpages de chignons à venir sur la PMA et la GPA, du point de vue des prestations familiales, cela ne devrait pas changer grand-chose. L'idée forte est que notre politique familiale du point de vue du droit social, des prestations, de la dépense publique, est assez aveugle à ces affaires de droit civil qui sont des affaires fondamentales. L'affiliation pour un individu est une part très importante de son identité. La question posée est comme le diraient les jeunes « presque pas un sujet ». Par ailleurs, le sujet des transformations du droit civil est un sujet majeur.
Quelles pistes de réformes sont actuellement envisageables ?
Je pense que les allocations familiales sont les prestations qui mériteraient le plus d'être révisées, pas seulement pour savoir si nous devons encore plus les moduler en fonction des ressources, mais parce que ce sont des prestations qui ont été inventées pour un autre âge.
L'absence de prestation au premier enfant me semble particulièrement préoccupante, surtout quand par exemple, les familles monoparentales sont les familles avec le moins d'enfants. En effet, aujourd'hui, les prestations peuvent être partagées entre les deux membres d'une cellule familiale qui n'existe plus, mais qui a donné lieu à une résidence alternée. Elle donne lieu à des prestations qui sont progressives en fonction du rang de l'enfant, qui sont modulées en fonction des ressources, qui sont invraisemblablement compliquées à gérer pour les familles elles-mêmes – qui sont difficiles à gérer aussi pour les caisses d'allocations familiales (CAF), mais ce n'est pas grave.
Je pense qu'il faudrait forfaitiser les allocations familiales, c'est-à-dire que, quel que soit le rang de l'enfant, elles rapportent la même chose. Mon allocation familiale, je la mets à 60 euros, ce qui permet de faire quelques petites économies en passant. Cela sera à regarder plus dans le détail.
Deuxième chose moins controversée, il y a une demande des Français, et parmi les Français une demande des familles, de bénéficier de davantage d'équipements et services par rapport aux prestations monétaires. Prestations et équipements et services : ce sont des crèches, des haltes-garderies pour la petite enfance, mais aussi des centres de loisirs sans hébergement, c'est-à-dire des centres aérés. Cette bascule souhaitée, qui est presque rituellement répétée, mériterait d'être véritablement faite et mériterait que l'on investisse dans ces équipements et services. Nous pourrions le faire à budget constant à condition de rogner sur les prestations monétaires, mais je sais que cela n'est pas facile.
Je crois que nous pouvons envisager, dans les débats publics de M. Piketty à Mme Carrère-Gée, qui se présente à Paris, en passant par certains démocrates qui se présentent aux États-Unis, l'idée des dotations en capital. Il s'agit d'une idée que j'aime bien, une idée pour l'émancipation des jeunes. Plutôt que d'avoir des allocations familiales qui courent jusqu'aux 19/20 ans de l'aîné, je pense qu'il faudrait envisager la fourniture d'une somme relativement substantielle à 18 ans, à 21 ans ou à 25 ans, pour permettre l'émancipation des plus jeunes. Ce n'est pas pour l'inventer et l'ajouter, il faut trouver de la bascule au sein du système ou des autres modalités de financement, par une fiscalité peut-être plus importante. Je ne sais pas quelle est la meilleure voie. Je pense que l'instrument de dotation en capital est un instrument moderne de politique familiale.
Sur l'évolution des rôles de l'homme et de la femme dans la famille, je n'ai pas grand-chose à dire de plus que ce que j'ai dit tout à l'heure. Il y a une imperfection de cette égalisation et je pense qu'il y a eu des erreurs de politique familiale. Par exemple, la prestation partagée d'éducation de l'enfant (PreParE), qui est la prestation rémunérant le congé parental, a été bricolée de manière à inciter les hommes à prendre davantage cette prestation de rémunération du congé parental. Cela n'a pas fonctionné, tout le monde le conçoit. Le plus important est d'investir dans les équipements et les services, plutôt que d'essayer de bidouiller le jeu des prestations familiales par rapport à ce que l'on souhaiterait que soient les comportements des hommes et des femmes.
Pensez-vous qu'un service public de la petite enfance permettrait d'atteindre ces objectifs ?
Je suis un fan de l'idée d'un service public de la petite enfance. Il y a plein de contre-arguments, nous pouvons en discuter longuement, mais il faut tenter de répondre un maximum aux souhaits et aspirations des parents, qui sont pour beaucoup, notamment pour les jeunes enfants, de pouvoir avoir des solutions de qualité. Nous sommes engagés dans des investissements forts en la matière, et plus nous investissons en la matière, mieux nous couvrons la population. Les manques de couvertures sont problématiques et font qu'il y a des critiques fortes devant les élus locaux, étant donné que tous les besoins ne sont pas comblés. Sur la manière de faire, je pense qu'il faut une compétence obligatoire des collectivités locales, des communes et des intercommunalités pour l'accueil des jeunes enfants.
Monsieur Messu, il nous a été dit que la famille restait un véritable repère par rapport à notre société, famille dans toutes ses formes, est-ce que vous partagez cette pensée, cette conviction qu'il y a un attachement des Français à la famille ? Quel est votre avis d'un service public de la petite enfance tel que suggéré par M. Damon ?
Que chaque individu soit attaché à la famille, c'est incontestable. Cela se manifeste de multiples façons. Je crois qu'à la question que l'on posait dans les années 1970 (« Est-ce fini, la famille ? »), nous avons définitivement répondu que la famille, ce n'est pas fini, cela continue à exister et existe même bien. Les sondages d'opinion montrent que ce à quoi nous sommes attachés, c'est effectivement la famille. La famille structure la façon dont les individus se pensent intégrés dans la société.
Pour autant, à mon sens, cela ne veut pas dire que c'est la famille qui va être le support de l'organisation sociale. Il y a un décalage entre la représentation que l'on se fait de la façon dont on est intégré dans une société, et les modalités effectives de l'intégration des individus. Là-dessus, je suis d'accord pour dire que la famille est une représentation centrale pour les individus.
Tout à l'heure, lorsque je disais que l'enfant s'autonomise, s'individualise, cela ne veut pas dire qu'il le fait en rejetant la famille, il le fait à l'intérieur de la famille. Par exemple, aujourd'hui, l'enfant va avoir des compétences qui paraissent nouvelles par rapport à l'enfant d'il y a 50 ans. Ce n'est plus le même enfant que nous avons au sein des familles, mais il est toujours dans une famille d'une façon ou d'une autre. Sur ce point-là, je n'ai pas de difficultés pour suivre Julien Damon.
Sur l'idée d'un service public de l'enfance à la charge obligatoire des collectivités territoriales, il me semble que cela existe déjà et c'est ce qui caractérise la situation française. Il y a déjà beaucoup de choses qui relèvent d'une sorte de service public en direction de l'enfant : l'école à trois ans, les crèches qui ont été développées et la politique familiale qui a soutenu ces crèches, etc. Tout cela est de la politique de la petite enfance.
Aujourd'hui, il s'agirait peut-être de la systématiser, c'est-à-dire de faire en sorte que là où il y a des manques criants, nous puissions trouver les réponses pour permettre la garde de l'enfant. Il y a eu beaucoup de réponses que nous avons cherché à donner, qui font qu'il y a malgré tout un maillage assez fin de prise en charge du petit enfant. D'autres pays ne connaissent pas cela. Il y a beaucoup de difficultés. Je pense qu'aujourd'hui, il faudrait peut-être systématiser, faire en sorte que là où se trouvent les enfants, il y ait les réponses pour la garde des enfants. Souvent, nous avons un décalage, car quand les populations vont s'installer en périphérie des grandes villes, les crèches ne suivent pas toujours et elles n'ont pas encore été créées. Il y a un certain nombre de choses qui relèvent de l'ajustement de la politique.
D'ailleurs, je ne sais pas si nous pouvons concevoir une autre politique de la petite enfance. Il s'agit d'une autre question, mais cela me semble une question assez délicate étant donné qu'il y a de multiples institutions qui interviennent sur la petite enfance : la santé, l'Éducation nationale, etc. Quelle politique cohérente pouvons-nous envisager ?
Monsieur Messu, sur la question identitaire, vous avez évoqué le mariage pour tous, l'accès aux origines, la PMA, et vous avez dit que la GPA arrive à grands pas. Simplement, une remarque par souci de clarté, en l'état actuel du droit et avec ce texte que nous étudions en ce moment, nous n'ouvrons pas la porte à la GPA. Je préfère que nous soyons parfaitement clairs sur le sujet.
Quand vous évoquez les CAF, vous dites qu'il y a une dérive des politiques familiales vers le social. Il y a bien une différence entre la politique familiale et la politique sociale, et si elles sont complémentaires, il y a une distinction. Souvent, nous considérons que parce que nous accentuons des politiques sociales à l'endroit des familles, nous travaillons autour d'elles et pour la politique familiale, mais je pense que nous faisons une erreur.
Dans votre propos, vous parlez de la mise en œuvre de la conception républicaine de l'enfant, ne pensez-vous pas qu'il nous faut aujourd'hui considérer la politique familiale à tous les niveaux, à tous les âges de la vie, et pas uniquement et seulement sous le prisme de l'enfance ? Dans l'affirmative, comment pourrions-nous l'envisager ?
Monsieur Damon, vous avez évoqué la modulation des allocations familiales, notamment sous le quinquennat Hollande. Dans mon propos, je parlais du défi démographique, pensez-vous que cette modulation a eu et continuera éventuellement à avoir un effet sur la démographie ?
Pour revenir précisément sur la question des allocations familiales, puisque bon nombre de prestations autour de la famille sont assujetties aux ressources, sur les allocations familiales, pensez-vous qu'il faudrait revenir à l'universalité ?
Première chose, il n'y a que 5 % du montant des dépenses de prestations familiales qui sont totalement indépendantes des ressources. L'allocation de soutien familial ne présente aucune modulation ni condition stricte de ressources. Toutes les autres sont d'une manière ou d'une autre modulées. Est-ce que c'est un bien ou un mal ? Je ne saurais le dire, mais la tendance a été à cela.
Sur la fécondité, je pense que la modulation n'a strictement aucune influence sur la fécondité – cela ne veut pas dire qu'il s'agit de la vérité. Il y a eu des expériences naturelles d'économistes brillants pour regarder ce qu'ont été les impacts de certaines transformations de la politique familiale, par exemple l'abaissement du montant possible du bénéfice du système du quotient familial. C'est extrêmement faible. Cela pose une question assez générale : nous avons une politique familiale à la française qui historiquement a beaucoup mis l'accent sur la fécondité, est-ce un problème pour la France d'avoir un taux de fécondité conjoncturel à 1,9 ? Pour les Français et pour l'actualité, ça l'est. Depuis trois ans, la fécondité baisse un tout petit peu.
Première chose, nous sommes, en Occident, le pays qui a le taux de fécondité le plus élevé. Quand je dis en Occident, il y a l'Union européenne et les États-Unis. Nous avons écrasé les Américains qui étaient devant nous depuis très longtemps. Je pense que plusieurs choses permettent un niveau de fécondité relativement élevé par rapport aux autres pays.
D'abord, le souci de l'égalité hommes-femmes. Une des raisons pour lesquelles la fécondité est si dégradée en République de Corée ou au Japon est qu'il est impossible pour une épouse d'exercer une activité professionnelle sans avoir sur le dos ses enfants et ses beaux‑parents. Ce n'est pas le cas en France, puisqu'une femme jeune peut avoir des enfants et les faire garder à l'extérieur de son domicile quand elle travaille, mais cela n'est pas encore le cas partout en Europe. Cela n'est pas forcément le cas en Allemagne malgré l'exemple de Mme Von der Leyen, présidente de la commission, qui a été ministre de la Famille en Allemagne.
Je pense aussi que la question migratoire, qui est une des questions les plus sensibles, a son impact. Un impact peut-être exagéré selon certains, mais en tout cas un impact sensible sur la fécondité, sur les pays où l'immigration est la plus faible et la plus rejetée, où la xénophobie est la plus élevée, comme le Japon où la fécondité est la plus faible.
Pour certains, le haut niveau de fécondité est presque le problème de la politique familiale, alors qu'elle devrait être regardée sur d'autres variables. Je ne suis pas là pour dire : « Soyons tous super écolos », comme le font certains pour dire que tout petit enfant qui arrive est un désastre humanitaire. Pour la France, je trouve que la fécondité n'est pas un problème.
La France devrait encore mieux vendre sa politique familiale. En effet, elle lui permet d'avoir près de 60 % des enfants de 0 à 3 ans qui peuvent prétendre à une place en crèche, à un mode de garde dit formel, c'est-à-dire une assistante maternelle ou une place dans un accueil collectif. La France a un taux à l'index de fécondité de 1,9, mais nous passons notre temps à nous taper sur le dos en disant : « Notre fécondité baisse un tout petit peu, c'est presque la fin du monde, nous sommes mauvais en accueil de la petite enfance ». Ce n'est pas vrai. Je pense même qu'en matière de soft power international, nous devrions vendre nos compétences en la matière.
Les questions démographiques sont vraiment des questions délicates, parce que tout cela est une idéologie, une représentation que l'on veut se faire de notre société, et en même temps, il faut tenir compte des résultats et des observations. Il y a des corrélations qui fonctionnent. Nous pouvons estimer que notre politique familiale a permis à la France de ne pas connaître les chutes de natalité qu'ont pu connaître d'autres pays européens, notamment du sud de l'Europe, où l'on pensait que la religion soudait bien et que cela ne posait pas de problème sur le plan démographique, mais ce sont eux qui ont connu de graves difficultés.
Nous pouvons penser qu'avoir une politique familiale produit des effets bénéfiques en termes démographiques. Est-ce que l'on sait exactement sur quels leviers il faut jouer pour renforcer cet effet démographique ? Cela me semble peut-être plus délicat à faire. Si les familles, les individus qui forment et qui vont composer une famille se sentent soutenus par une politique publique, je pense qu'il s'agit d'un facteur favorable. C'est l'idée que finalement l'individu et la famille aujourd'hui, ce n'est plus une unité qui est fermée sur elle-même, qui va régler et organiser tous les problèmes qu'elle peut rencontrer. En effet, elle est articulée au reste de la société et de ce fait, elle a besoin de sentir qu'il y a éventuellement des appuis en termes de politiques publiques qui existent et qui font que ce qu'elle veut faire comme famille sera quelque chose de réalisable, de possible et que l'on pourra mettre en œuvre.
Est-ce que la politique familiale doit envisager d'autres sujets que l'enfant ? Est-ce qu'il ne faut pas repenser une politique familiale autour des ascendants ? Quelle serait cette politique familiale ?
Aujourd'hui, il me semble que la famille n'est pas simplement constituée de parents et d'enfants. Il y a aussi des ascendants qui interviennent à différents moments dans le parcours des individus. Comment une politique familiale pourrait aussi prendre en compte ces autres membres de la famille qui interviennent dans le fonctionnement ordinaire de la famille, dans la façon dont elle va pouvoir vivre chaque jour comme une famille ?
Je pense qu'il y a un vrai sujet, mais je ne vois pas immédiatement sous quelle forme, parce que ce ne sont pas des crèches ou des équipements pour accueillir les personnes âgées qui vont suffire. Cela tourne autour des statuts et des identités, parce que c'est l'identité du parent, du grand-parent, du beau-parent qui émerge et qui est assez répandue. Des grands‑parents vont revendiquer une capacité à intervenir auprès de leurs petits-enfants, surtout s'il y a des conflits entre les membres du couple parental. La possibilité d'envisager un statut du parent qui ne soit pas simplement limité à celui des géniteurs est un sujet qui émerge à travers un certain nombre de questions qui peuvent relever du droit civil dans certains cas, et qui relèvent des relations entre les individus. Parfois, le droit est assez fluctuant ou insuffisant pour essayer de répondre à ces questions.
Concernant la modulation, j'ai cru comprendre à vos propos, Monsieur Damon, que finalement la mesure qui avait été adoptée sous le quinquennat de François Hollande – je m'en souviens bien puisque j'étais député à cette époque et je l'avais beaucoup combattue – n'avait pas produit les effets que nous escomptions, notamment au niveau financier. J'accepterai que l'on me dise qu'au-dessus d'un certain revenu, il n'y ait plus d'allocations familiales. Je peux comprendre que nous ayons ce raisonnement, même si ce n'est pas le principe des allocations familiales au départ. Par exemple, je peux comprendre que l'on veuille créer l'allocation familiale dès le premier enfant, et que pour cela, des économies doivent être faites sur d'autres. Finalement, si cette modulation n'a pas tellement produit ses effets, quelles seraient les pistes de réflexion que vous pourriez nous donner sur ce sujet ?
Sur la prime de naissance, j'aurais voulu avoir votre avis sur le versement de cette prime après la naissance de l'enfant au lieu d'avant, comme c'était le cas avant 2013.
Sur la PreParE, vous l'avez dit, c'est un échec. Tout le monde le reconnaît aujourd'hui, mais nous ne sommes jamais revenus sur la mesure. Quelles suggestions avez-vous pour que nous puissions conserver, pour les parents qui en font le choix, un congé parental qu'ils pourraient partager entre eux ?
Vous avez aussi évoqué la conciliation vie familiale et vie professionnelle, une société dans laquelle il fallait adapter sa vie familiale à sa vie professionnelle. Aujourd'hui, nous sommes en train de passer à une adaptation de la vie professionnelle à la vie familiale, c'est-à-dire la vie familiale prend le dessus sur la vie professionnelle, cela me paraît être une très bonne chose. À ce niveau-là, les moyens matériels manquent encore beaucoup, je pense aux places de crèche, aux places en centre de loisirs. Quel est votre regard sur la politique actuelle du gouvernement en matière de places de crèche qui prévoient la création, dans le cadre du plan pauvreté, de 30 000 places de crèches d'ici la fin du quinquennat ? Est-ce que cela vous paraît suffisant ? Est-ce que vous pensez qu'il y a d'autres efforts à faire dans ce domaine ?
Première chose, l'objectif de la modulation était de gagner de l'argent. Nous n'avons pas gagné autant que nous le souhaitions, mais c'est quand même une économie de quelques centaines de millions d'euros. Nous n'atteignons pas le milliard, tel que cela pouvait être évoqué, mais quelques centaines de millions d'euros.
Sur la politique familiale, j'avais pu écrire qu'il s'agit d'une politique de gribouille. Toutes les personnes qui sont à la manœuvre de la politique familiale le savent, lorsque nous avons décidé de la modulation des allocations familiales, une réforme assez substantielle de ces allocations, le ministère en charge ne savait pas la veille ce qui allait être décidé. Les deux dossiers de presse étaient préparés, l'un pour dire « Formidable, nous allons faire une belle modulation », l'autre pour une tout autre mesure, pour laquelle je plaiderai, qui était de fiscaliser les prestations. Les fiscaliser, cela veut dire les rendre imposables. En gros, cela rapporte à peu près la même chose. Je pense que les rendre imposables, c'est plus indolore et cela conserve le système d'universalité de ces prestations. Le problème est que cela rend imposable une partie de la population. Sans que ce soit une critique à l'égard de ce gouvernement, d'autres ont fait à peu près la même chose, mais cela s'est moins vu. C'est une politique de gribouille, il n'y avait pas de doctrine derrière cela.
Deuxième chose, en 2013, avec le passage d'une prestation prime de naissance avant la naissance de l'enfant à après la naissance de l'enfant, qu'est-ce qu'il y a derrière ? Il y a le fait d'économiser quelques dizaines de millions d'euros, déstabilisant un peu le budget des ménages, parce qu'il faut préparer la chambre de l'enfant avant qu'il arrive et non après qu'il est arrivé. C'est facile quand l'on est ici, de ce côté de la table, mais évidemment derrière tout cela, il y a un grand sujet qui est l'équilibre des finances publiques et qu'il faut avoir à l'esprit.
C'est exactement la même chose que pour la modulation des allocations familiales. Il y a eu des discussions serrées, du simple point de vue budgétaire, pas de l'intérêt véritable des familles, sachant que si nous avons le sujet de l'équilibre des finances publiques à l'esprit, il y avait, si on parle de la modulation, une tout autre option qui pouvait rapporter davantage : cette fiscalisation des prestations. Je précise que ce n'est pas la fiscalisation de leur financement, mais le fait de les intégrer dans les revenus imposables, dans les ressources qui vont peser sur l'impôt sur le revenu.
Sur la PreParE, je pense qu'en effet il s'agit d'un gros échec, mais elle a permis de faire des économies. Je ne sais plus le montant, mais c'est substantiel, c'est de l'ordre de la centaine de millions d'euros d'économies, pour une prestation que l'on imaginait que les hommes allaient prendre. Nous avons organisé sciemment le non-recours à cette prestation. Du côté du ministère des affaires sociales ou de Mme Najat Vallaud-Belkacem, qui était un peu à la manœuvre sur cette affaire, il s'agissait de pousser les hommes à prendre le congé parental. Du côté Bercy, c'était « Oui, très bonne idée », parce que l'on imaginait très bien que cela n'allait pas marcher. Que faudrait-il faire ? Je pense que la situation antécédente n'était pas mauvaise. Il y avait davantage de prises du congé parental, même s'il y avait ce problème d'inégalités qui ne se règle pas.
Sur le plan crèche, je croyais qu'ils n'avaient pas évoqué de chiffres, c'était peut-être sur le temps du quinquennat, parce qu'auparavant c'était : « Nous allons en faire 30 000 par an. » Maintenant, ce sont 30 000 sur cinq ans. C'est très bien, il faut davantage d'offres, il faut tenter de combler cette offre, mais ce n'est pas qu'à la mesure des caisses d'allocations familiales, ce sont les collectivités locales qui seront finalement à la manœuvre. Elles ont ou non le foncier, elles ont ou non la possibilité de trouver les opérateurs. Il existe des difficultés qui ont dû vous être rapportées, comme la difficulté de trouver du personnel pour travailler dans les crèches.
Le sujet de fond, à mon avis, est : à qui doivent être destinées les crèches ? Le plan pauvreté met en avant une sorte de critère de ressources qui est de dire : « Nous allons faire des crèches et il y aura une forme de passage prioritaire pour les familles pauvres. » Est-ce que cela est logique ? Je pense que cela est discutable. Nous socialisons les crèches, alors qu'elles devraient être davantage ouvertes à tout le monde, ce qu'elles sont, mais une priorité pour les plus pauvres n'est pas forcément la bonne idée, de mon point de vue.
Sur la question de la conciliation vie familiale et vie professionnelle, sommes-nous en train d'assister à une sorte de renversement où la vie familiale va prendre le pas sur la vie professionnelle ? Je n'en suis pas absolument certain, ce n'est pas facile de se prononcer sur ces questions-là, parce que cela va dans les deux sens.
Il y a des dispositions qui la favorisent de plus en plus et qui contraignent donc l'employeur : le fait de permettre à son employé de pouvoir faire rentrer en ligne de compte ses problèmes familiaux. Cela est sûrement une bonne chose.
D'un autre côté, il y a aussi ce que j'observe en analyse des comportements des individus, c'est que les individus s'adaptent aussi aux contraintes professionnelles. Nous l'avons souligné souvent, les femmes qui font des carrières professionnelles vont faire leurs enfants plus tard, parce qu'il faut d'abord qu'elles se forment, etc. Nous adaptons, nous ajustons les comportements sociaux en fonction aussi, des contraintes professionnelles. Il me semble que cela marche un peu dans les deux sens.
Est-ce que cela permet la conciliation ? La conciliation est plus un problème qu'une réponse. Il y aura toujours à concilier des impératifs qui peuvent être contradictoires.
Est-ce que les solutions que nous allons pouvoir trouver sont facilitées ou, au contraire, est-ce qu'il y a des obstacles qui apparaissent ? Il me semble qu'un certain nombre de dispositions qui ont été prises concernant les congés de soutien familial, vont dans ce sens. Cela laisse toujours une charge importante et fait apparaître des difficultés pour certaines familles de pouvoir se saisir de cette disposition pour réaliser l'objectif qu'elles ont au sein de leur famille : des parents malades, en fin de vie, etc. Tout le monde n'arrive pas à se saisir des dispositifs qui existent et demander le congé en question.
Par rapport aux prestations monétaires, nous avons beaucoup travaillé sur les prestations. Effectivement, c'est aberrant de sanctionner par la suppression des allocations familiales, ne pensez-vous pas que nous pourrions aller en contrepartie vers une obligation d'accompagnement ? Je parle de cela, parce que nous parlons souvent des prestations monétaires, mais nous parlons peu de tout ce qu'il faudrait peut-être faire. Nous avons beaucoup parlé de la suite du soutien à la parentalité, mais pourrions-nous envisager une politique d'accompagnement en contrepartie des prestations monétaires ?
Il faut aussi dans notre réflexion voir tout ce qui existe autour de ces questions de famille et surtout d'enfants, parce qu'il semble que les institutions sociales, plus ou moins formalisées, se sont multipliées. Par exemple, autour de l'enfant, il y a de plus en plus d'institutions sociales qui interviennent, qui ne relèvent pas directement des dispositifs qui existent en termes de politique familiale, qui ne relèvent pas nécessairement de politiques publiques, qui peuvent être des interventions qui relèvent du privé.
Par exemple, s'il se passe un événement dans un collège, qu'il y a eu des coups de feu, aussitôt, une cellule de psychologues arrive et prend cela en charge. Ce ne sont pas des dispositifs institués d'une politique définie, mais ce sont des dispositifs qui existent et qui peuvent être mobilisés dans un certain nombre de circonstances ou d'événements. Si l'on regarde tout ce qui existe autour de l'enfant, il y a beaucoup plus de choses que simplement les dispositifs institués par les politiques publiques.
Est-ce que nous faisons entrer ces éléments dans la réflexion sur les politiques familiales, avec peut-être la possibilité d'envisager des formes quelconques de soutien public, des formes associatives, des choses comme cela ? C'est peut-être prolonger la politique publique au-delà des institutions qu'elle a créées pour se réaliser.
Quand nous voyons aujourd'hui que nous nous questionnons sur une obligation de formation des 16/18 ans par exemple et que nous donnons la responsabilité de cette obligation de formation aux missions locales, alors que nous savons très bien qu'en amont il y a certainement plein de choses (la famille d'abord, mais aussi l'État, l'Éducation nationale, etc.), ne pourrions-nous pas envisager de formaliser, de systématiser un accompagnement ? Nous savons que c'est très difficile. Aujourd'hui, il y a beaucoup de familles monoparentales, il y a beaucoup de familles qui sont désœuvrées, qui ne savent plus comment faire, et il y a des jeunes à côté de cela, qui ont certainement besoin de cadres. Est-ce que pour vous, il paraît important de formaliser cet accompagnement et de le systématiser ?
La question que vous posez est capitale. Quand nous parlons de politique familiale – moi le premier –, nous fonçons sur les prestations monétaires, tout en répétant qu'il faudrait aussi développer les équipements et les services. Les équipements, nous les avons à l'esprit, parce que nous les voyons. Les crèches et les centres aérés, nous voyons concrètement ce que c'est.
Les services concernent fondamentalement l'accompagnement des familles. Pour le moment, il y a une sorte de profusion de « trucs ». Nous avons été jusqu'à inventer les PIF : point information famille. Il y a plein de « trucs », mais il n'y a pas d'organisation de cet accompagnement. L'accompagnement peut être plus bénéfique que telle augmentation de prestations ou telle réduction de prestations. Rendons aux conseillers en économie sociale et familiale la gloire qu'ils n'ont jamais pu connaître, le sérieux que nous devrions leur donner. Nous passons notre temps à réfléchir aux prestations, pourquoi pas, mais tout ce côté accompagnement, travail social plus généralement, est mis de côté. Je pense que nous devons davantage mettre l'accent sur la réforme du travail social, de l'accompagnement et de la prise en charge humaine et professionnelle des gens, que de simplement traiter, comme je l'ai fait là, bureaucratiquement des prestations.
Je voudrais souligner qu'effectivement, il s'agit vraiment d'une question délicate. Nous allons rencontrer des questions qui sont très sensibles, puisque ce sont les questions des normes finalement : quel comportement ? Etc. Si vous envisagez, comme vous l'évoquiez, l'action de la formation de l'obligation scolaire, nous allons être confrontés à des normes sociales collectives sur lesquelles nous allons tous être d'accord, pour que les enfants soient le mieux formés possible, etc.
Ensuite, ce sont les normes de comportement des individus et nous les rencontrons à des âges de plus en plus précoces. Nous faisons valoir un point de vue sur cette question. Comment faire en sorte que les points de vue divergents ou antagonistes, par rapport à la norme collective, puissent rentrer dans le rang ? Le travail social est un travail de prévention, c'est ce type d'intervention qui a pu se faire dans un certain nombre de domaines, qui pourrait être une sorte de modèle pour la chose.
Je voudrais revenir sur le dernier débat, notamment sur la suppression des allocations familiales en lien avec le soutien à la parentalité. Lorsque nous en arrivons là, nous sommes à l'étape de la sanction, c'est-à-dire que nous sommes arrivés au bout du processus. Je crois aujourd'hui qu'il nous faut davantage travailler sur la prévention. Nous avons un certain nombre d'exemples, en tout cas, il y en a un qui me vient tout de suite : je pense à ces mamans dans certains quartiers qui s'organisent, qui sont un véritable rempart pour éviter un certain nombre de dérives et de glissements, et qu'il faudrait être en mesure de soutenir et de mieux accompagner. Je crois que la réflexion que nous avons à mener sur ce chapitre du soutien à la parentalité, et qu'il faut véritablement travailler en amont, est la sensibilisation et la restauration de l'autorité parentale. Peut-être faudra-t-il aller jusqu'à suggérer qu'il y ait une sanction financière, mais elle arrive en tout cas en ultime solution.
La mission vous remercie pour votre disponibilité, pour la clarté et la force de vos convictions et de vos propos qui vont – je n'en doute pas un instant – alimenter nos travaux et nos réflexions. Merci à vous.
La séance s'achève à seize heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle
Présents. - Mme Christine Cloarec-Le Nabour, Mme Nathalie Elimas, M. Gilles Lurton, M. Denis Masséglia, M. Stéphane Viry
Excusé. - Mme Jacqueline Dubois