Intervention de Julien Damon

Réunion du lundi 16 septembre 2019 à 15h35
Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Julien Damon, conseiller scientifique de l'École nationale supérieure de sécurité sociale (En3s) :

Il existe quatre grandes évolutions qui ont marqué la structure familiale, sachant qu'il pourrait y en avoir cinq et qu'on pourrait les résumer peut-être à deux.

Premier point, le vieillissement que Michel Messu a abordé.

Deuxième point, depuis 1945, il y a une grande mutation de la famille avec l'égalisation de la condition des femmes et des hommes. Bien évidemment, il s'agit d'une égalisation imparfaite, mais puisqu'on parlait de 1945, il faut se projeter sur ce qu'est la politique familiale dans son épure. Il s'agit d'un système intégré dans la Sécurité sociale qui consiste à protéger le travailleur et, par droits dérivés, son épouse et sa famille. Ceci a été bousculé par les transformations du droit civil des années 1960. Si l'on regarde sur le temps long, l'égalisation de la situation des femmes et des hommes, une nouvelle fois, sans être parfaite, est l'une des grandes transformations de la famille.

Troisième grande transformation, particulièrement illustrative de nombre de mutations, ce sont les naissances hors mariage. En 1945, comme en 1918, comme à la fin du XIXe siècle, nous sommes à 10 % de naissances hors mariage ; aujourd'hui, nous sommes à 60 % et chaque année ce pourcentage augmente. Cela nous place en tête des pays de l'Union européenne en la matière. Il s'agit d'une transformation radicale de ce que signifie le mariage dans la famille. L'idée forte est qu'auparavant le mariage permettait l'enfant, aujourd'hui, c'est l'inverse : souvent, on fait un enfant, et ensuite on se marie.

Quatrième évolution, il s'agit de la question de la monoparentalité, un sujet qui a été éruptif : tout le monde s'est tapé dessus quant à savoir si oui ou non, nous pouvions parler de famille monoparentale. Il y a toujours eu à travers les siècles des familles monoparentales, essentiellement des veuves de guerre. La transformation familiale est que la monoparentalité n'est plus le fait du destin, mais du choix des conjoints, au moins de l'un d'entre eux.

Je pense qu'avec ces quatre transformations, nous avons quelque chose d'assez dense pour décrire les grandes évolutions de la structure familiale.

Deuxième question : les évolutions du modèle français de politique familiale et ses grands défis.

Sur les évolutions, je pense qu'il y a deux types de choses à regarder : ce qui a été ajouté au système de politique familiale et les transformations de son cœur. Son cœur est une sorte de vaisseau amiral : ce sont les allocations familiales qui ont peu bougé depuis 1945. Il y a eu une tentative pendant dix mois en 1998 de les mettre sous condition de ressources, une modulation récente décidée pendant le temps de la présidence de M. Hollande, mais sinon les allocations familiales à la française n'ont pas trop bougé. Elles sont toujours progressives selon le nombre d'enfants et elles n'existent pas, sinon dans les départements d'outre-mer (DOM), au premier enfant.

À l'inverse, il y a eu beaucoup de transformations par ajout de prestations. Nous avons ajouté des prestations pour les prestations sociales : l'allocation de logement sociale, l'allocation de parent isolé, l'allocation aux adultes handicapés. Cette dernière est-elle ou non dans la sphère exacte de la politique familiale ? Cela peut donner lieu à beaucoup de discussions, mais elle est déjà dans la palette des réponses des caisses d'allocations familiales.

La principale transformation que l'on oublie toujours – j'aime le rappeler aux caisses d'allocations familiales – est qu'elles ne sont plus des caisses d'allocations familiales, elles sont des caisses d'accueil du jeune enfant. Jusqu'aux années 1970, même jusqu'au début des années 1980, la dépense d'accueil du jeune enfant était marginale, elle est devenue principale. En effet, aujourd'hui, les caisses d'allocations familiales dépensent plus pour la prestation « accueil de jeunes enfants » que pour la prestation « allocation familiale ». Il s'agit d'une transformation peut-être plus importante, en tout cas moins débattue, que le grand débat, très important lui aussi, de la bascule d'une politique familiale vers une politique sociale.

Troisième question : ces évolutions sont-elles faites de manière cohérente ?

Je pense qu'elles se sont surtout faites par ajout. Nous avons ajouté des prestations, mais nous n'avons pas réformé le système lui-même, si tant est qu'il faille le réformer et si tant est qu'il soit réformable.

Quatrième question : pensez-vous que la façon de faire famille est fondamentalement changée aujourd'hui ?

Pour être honnête, je ne sais pas. Il y a beaucoup d'enquêtes d'opinion où l'on demande aux gens quels sont leurs repères principaux, ce qu'ils préfèrent dans la vie, la réponse demeure quand même la famille. Ils aiment tout autant la famille qu'auparavant, même si la famille s'est beaucoup transformée.

Derrière le fait de faire famille, il y a un élargissement de la famille dû – entre autres choses, mais pour beaucoup – au vieillissement. La génération sandwich, ce sont des actifs qui ont des enfants en période d'éducation ou en difficulté d'accès sur le marché du travail, et des parents qui sont à la retraite. C'est un système à trois générations. Même si cela est rare, vous pouvez avoir une génération sandwich qui a des enfants qui ne sont pas encore très bien insérés sur le marché du travail et des petits-enfants qu'il faut garder. Cette génération sandwich a des parents qui sont à la retraite, période plutôt heureuse en général, et des grands-parents qui peuvent être dépendants, voire très dépendants.

Une des transformations très importantes est que nous avons une politique familiale qui repose sur l'intérêt de l'enfant, qui repose plus techniquement, du point de vue des prestations, sur la charge de l'enfant, sur le fait qu'il y a des enfants dont il faut assurer l'éducation et les moyens pour qu'ils vivent bien. De plus en plus, se pose cette question de l'aide pour la prise en charge des ascendants – pour laquelle il y a mille débats encore. Nous avions une politique familiale centrée sur les descendants ; petit à petit, elle bascule vers la prise en charge des ascendants. Est-ce un bien ou un mal ? C'est à discuter.

Est-ce que la politique familiale française s'adapte bien aux nouvelles formes de filiation et de reconnaissance juridique des enfants ?

Elle le fait très bien. Je vais me faire taper dessus par mille associations, mais le principe de la charge d'enfant, qui est la base du droit social de la famille, est toujours en avance sur le droit civil. Par exemple, les couples homosexuels ont toujours pu avoir des allocations familiales. En effet, il n'y a qu'un seul allocataire et cela n'a pas trait à la qualité de l'union, à la forme de l'union, cela a simplement trait au fait qu'il y a des enfants dans le ménage. Pour les grands débats et crêpages de chignons à venir sur la PMA et la GPA, du point de vue des prestations familiales, cela ne devrait pas changer grand-chose. L'idée forte est que notre politique familiale du point de vue du droit social, des prestations, de la dépense publique, est assez aveugle à ces affaires de droit civil qui sont des affaires fondamentales. L'affiliation pour un individu est une part très importante de son identité. La question posée est comme le diraient les jeunes « presque pas un sujet ». Par ailleurs, le sujet des transformations du droit civil est un sujet majeur.

Quelles pistes de réformes sont actuellement envisageables ?

Je pense que les allocations familiales sont les prestations qui mériteraient le plus d'être révisées, pas seulement pour savoir si nous devons encore plus les moduler en fonction des ressources, mais parce que ce sont des prestations qui ont été inventées pour un autre âge.

L'absence de prestation au premier enfant me semble particulièrement préoccupante, surtout quand par exemple, les familles monoparentales sont les familles avec le moins d'enfants. En effet, aujourd'hui, les prestations peuvent être partagées entre les deux membres d'une cellule familiale qui n'existe plus, mais qui a donné lieu à une résidence alternée. Elle donne lieu à des prestations qui sont progressives en fonction du rang de l'enfant, qui sont modulées en fonction des ressources, qui sont invraisemblablement compliquées à gérer pour les familles elles-mêmes – qui sont difficiles à gérer aussi pour les caisses d'allocations familiales (CAF), mais ce n'est pas grave.

Je pense qu'il faudrait forfaitiser les allocations familiales, c'est-à-dire que, quel que soit le rang de l'enfant, elles rapportent la même chose. Mon allocation familiale, je la mets à 60 euros, ce qui permet de faire quelques petites économies en passant. Cela sera à regarder plus dans le détail.

Deuxième chose moins controversée, il y a une demande des Français, et parmi les Français une demande des familles, de bénéficier de davantage d'équipements et services par rapport aux prestations monétaires. Prestations et équipements et services : ce sont des crèches, des haltes-garderies pour la petite enfance, mais aussi des centres de loisirs sans hébergement, c'est-à-dire des centres aérés. Cette bascule souhaitée, qui est presque rituellement répétée, mériterait d'être véritablement faite et mériterait que l'on investisse dans ces équipements et services. Nous pourrions le faire à budget constant à condition de rogner sur les prestations monétaires, mais je sais que cela n'est pas facile.

Je crois que nous pouvons envisager, dans les débats publics de M. Piketty à Mme Carrère-Gée, qui se présente à Paris, en passant par certains démocrates qui se présentent aux États-Unis, l'idée des dotations en capital. Il s'agit d'une idée que j'aime bien, une idée pour l'émancipation des jeunes. Plutôt que d'avoir des allocations familiales qui courent jusqu'aux 19/20 ans de l'aîné, je pense qu'il faudrait envisager la fourniture d'une somme relativement substantielle à 18 ans, à 21 ans ou à 25 ans, pour permettre l'émancipation des plus jeunes. Ce n'est pas pour l'inventer et l'ajouter, il faut trouver de la bascule au sein du système ou des autres modalités de financement, par une fiscalité peut-être plus importante. Je ne sais pas quelle est la meilleure voie. Je pense que l'instrument de dotation en capital est un instrument moderne de politique familiale.

Sur l'évolution des rôles de l'homme et de la femme dans la famille, je n'ai pas grand-chose à dire de plus que ce que j'ai dit tout à l'heure. Il y a une imperfection de cette égalisation et je pense qu'il y a eu des erreurs de politique familiale. Par exemple, la prestation partagée d'éducation de l'enfant (PreParE), qui est la prestation rémunérant le congé parental, a été bricolée de manière à inciter les hommes à prendre davantage cette prestation de rémunération du congé parental. Cela n'a pas fonctionné, tout le monde le conçoit. Le plus important est d'investir dans les équipements et les services, plutôt que d'essayer de bidouiller le jeu des prestations familiales par rapport à ce que l'on souhaiterait que soient les comportements des hommes et des femmes.

Pensez-vous qu'un service public de la petite enfance permettrait d'atteindre ces objectifs ?

Je suis un fan de l'idée d'un service public de la petite enfance. Il y a plein de contre-arguments, nous pouvons en discuter longuement, mais il faut tenter de répondre un maximum aux souhaits et aspirations des parents, qui sont pour beaucoup, notamment pour les jeunes enfants, de pouvoir avoir des solutions de qualité. Nous sommes engagés dans des investissements forts en la matière, et plus nous investissons en la matière, mieux nous couvrons la population. Les manques de couvertures sont problématiques et font qu'il y a des critiques fortes devant les élus locaux, étant donné que tous les besoins ne sont pas comblés. Sur la manière de faire, je pense qu'il faut une compétence obligatoire des collectivités locales, des communes et des intercommunalités pour l'accueil des jeunes enfants.

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