Merci pour votre invitation. Nos interventions seront un peu en décalage avec ce que nous avons vu de vos travaux jusqu'à présent, puisqu'ils portaient essentiellement sur l'activité des députés au sein du Parlement, c'est-à-dire sur les deux missions les plus connues, qui consistent à légiférer et à contrôler. Nous mettrons plutôt l'accent sur une troisième mission, d'autant plus souvent négligée qu'elle est un peu ambiguë : la représentation.
Il y a certes la tradition française du mandat national, inspirée par un idéal de service de l'intérêt général, lequel est conçu comme différent de la somme des intérêts particuliers, mais il y a aussi, dans les faits, des élections, des contacts et une légitimité qui se jouent à l'échelle locale. La troisième mission qu'exercent les parlementaires se traduit d'abord par un rôle de représentation de la circonscription : il ne s'agit pas seulement de représenter des opinions à l'Assemblée nationale.
C'est de l'articulation entre le travail mené au Parlement et en circonscription que nous allons traiter. Ce sujet ne présente un lien direct qu'avec une partie de votre feuille de route – celle qui concerne le calendrier parlementaire, et plus particulièrement l'organisation de la session ordinaire et sa durée, la question étant notamment de savoir s'il faut instituer des semaines spécifiquement consacrées au travail en circonscription.
Sur ce point, on peut évoquer le modèle prévalant en Allemagne, au Parlement européen et en Italie. Dans ce dernier pays, par exemple, le règlement de la Chambre des députés prévoit depuis 1997 une semaine de suspension des travaux tous les mois, en dehors de la période d'examen du projet de loi de finances, pour l'accomplissement des autres activités liées au mandat parlementaire – le lien est explicitement fait. Le nombre de jours de séance est, en revanche, très différent dans ces trois cas : il s'élève à environ 160 en Italie, contre une soixantaine au Parlement européen et au Bundestag. De manière générale, s'il y a des sessions uniques dans la plupart des pays européens, des périodes d'interruption sont prévues, en nombre variable – 5 au Danemark, 6 en Suède, ou encore 7 au Royaume-Uni. En Suisse, il y a 4 sessions de trois semaines.
J'en viens à l'organisation des semaines. Dans une perspective comparative, on observe une tendance générale à laisser libre une partie de la semaine, parfois le début et la fin, ou bien seulement l'un ou l'autre. Selon les Parlements, le nombre de jours de séance est ainsi compris entre deux et cinq par semaine, compte tenu des exceptions italienne, suisse et britannique, où l'on siège du lundi au vendredi.
La question sous-jacente, sur laquelle nous avons travaillé, est l'articulation entre le travail au Parlement et celui en circonscription. Nos observations portent sur la législature précédente, mais j'essaierai de donner aussi quelques éléments prospectifs, en ne présentant que les grandes lignes, car il faut aller vite. Vous êtes au fait des réalités que je vais évoquer, pour l'essentiel, mais la diffusion de cette audition offre l'occasion de les faire connaître d'un plus large public.
Le temps est une denrée rare pour les députés, dont les semaines de travail tournent autour de 70 heures : dans les entretiens que nous avons menés, il était question de deux fois 35 heures. Une étude d'Olivier Costa et d'Éric Kerrouche a même fait état d'une moyenne de 75 heures par semaine, avec une amplitude très large des horaires. Il en résulte de nombreuses conséquences, directes ou indirectes.
Tout d'abord, on observe un floutage de la frontière entre vie privée et vie publique. Cela se traduit par des vacances courtes, des jours fériés en réalité actifs, un déjeuner presque systématiquement utilisé comme temps de travail et une volonté d'associer les proches à la vie publique – le regard a aujourd'hui changé sur cette question, très directement liée aux contraintes dont nous parlons… Il y a aussi un floutage dans la répartition du temps entre le national et le local : on fait comme s'il y avait une dissociation, mais l'activité nationale est au service du local et elle peut également être exercée au plan local, du moins partiellement – c'est moins significatif, selon les observations que nous avons pu faire.
Deuxième conséquence, les arbitrages sont pour l'essentiel au profit du travail en circonscription. L'étude des agendas montre que le temps passé sur le terrain, en dehors des bureaux, représente près de 40 % de l'activité des élus. Ce temps est largement concentré sur les soirées et les week-ends, ce qui a une incidence sur la manière de penser la semaine parlementaire. On observe aussi une affectation prioritaire des assistants en circonscription. Cette priorité donnée aux activités locales est valable quelles que soient les formations politiques et indépendamment de l'appartenance à la majorité ou à l'opposition. Par ailleurs, il s'agit essentiellement d'activités extra-partisanes : le travail dans les permanences représente 25 % des activités en circonscription, les événements socioculturels 15 % et les événements politiques, eux aussi extra-partisans pour l'essentiel, 15 % également.
Ces choix sont en partie spécifiques à notre pays. Les études comparatives, là encore menées par Olivier Costa, dans une large mesure, montrent que le travail en circonscription constitue un temps particulièrement important en France et qu'il est organisé autrement dans d'autres pays. En Allemagne ou en Espagne, par exemple, le temps en circonscription est consacré à des activités beaucoup moins extra-partisanes.
Les raisons ne sont pas psychologiques ou liées au statut des parlementaires. Il y a, en réalité, trois causes principales : l'importance du cumul des mandats, du moins jusqu'à présent, le poids des variables institutionnelles, le vote nominal incitant à réaliser un investissement en circonscription qui n'existe pas dans d'autres pays, notamment ceux qui ont choisi le scrutin de liste, et enfin le poids limité du Parlement, depuis un certain temps.
Sur ce dernier point, les députés se disent beaucoup plus satisfaits de leurs activités en circonscription qu'à Paris : ils ont le sentiment que leur influence et leur liberté d'action y sont limitées. Sauf dans certaines fenêtres d'opportunité, comme celles qui se sont ouvertes récemment, les responsabilités sont surtout attribuées selon l'ancienneté, et l'on attribue aux nouveaux venus des dossiers assez éloignés de leurs domaines de compétence, ce qui conduit à concentrer le temps disponible sur les activités locales.
On observe des disparités dans le degré et la nature de l'investissement réalisé au plan local. Selon l'étude que nous avons menée, 10 % des députés sont très peu présents à l'Assemblée, 70 % sont là principalement le mardi et le mercredi, tandis que les 20 % restants sont beaucoup plus actifs. Pour l'essentiel, les différences ne dépendent pas des familles politiques, ni du cumul des mandats, ce qu'il faut souligner, ni du genre.
Il y a d'abord une disparité dans le temps, en fonction des semaines mais aussi d'une saisonnalité plus large – il faut compter avec les cérémonies des vœux au mois de janvier, la fête des écoles et la remise de dictionnaires en juin, mais aussi les périodes électorales.
Il existe également des différences selon la nature des circonscriptions : dans celles qui sont rurales ou qui comptent de nombreuses communes, les activités de proximité sont beaucoup plus importantes.
Il y a aussi le poids des facteurs économiques : lorsque le taux de chômage est localement plus élevé, il y a davantage de demandes adressées au député et donc un travail plus important à réaliser en circonscription, où l'essentiel de l'activité relève du travail social – on y reviendra.
Autre élément, la distance à la capitale joue un rôle, la proximité favorisant une implication plus grande à l'Assemblée.
La fragilité électorale est également un paramètre à prendre en compte : plus le député est assuré de conserver son fief, moins il est obligé d'investir au niveau local ; à l'inverse, on constate un surinvestissement des députés dont la fragilité électorale est plus importante – cela ne vaut pas qu'en France, mais aussi ailleurs dans le monde.
Le moment où l'on se trouve dans sa carrière politique exerce par ailleurs une influence, qui est ambivalente : les jeunes députés ont tendance à privilégier l'implantation dans leur circonscription, mais ils ont aussi une conception plus « enchantée » de l'activité parlementaire, ce qui peut conduire à des choix différents.
Enfin, il y a les stratégies de carrière : l'investissement local varie selon que l'on pense pouvoir tirer sa légitimité d'abord de ses électeurs ou de son influence au sein du groupe parlementaire auquel on appartient.
Au total, il faut presque davantage prendre en compte les caractéristiques de la circonscription que celles des députés en tant qu'individus.
J'en viens au risque du présentisme et à la souffrance au travail. J'utilise à dessein ce terme, qui est employé dans beaucoup de professions mais pas pour les parlementaires, alors que ce serait mérité. L'impossibilité de maîtriser son temps conduit à des difficultés très concrètes sur le plan psychologique ou même identitaire. On a du mal à prendre du recul et à réfléchir car le présent envahit tout : comme le dit François Hartog, il se donne à la fois « comme le seul horizon possible et comme ce qui n'a de cesse de s'évanouir dans l'immédiateté ». Cela conduit à une réduction du possible et du pensable. Il y a, en outre, un écart entre les attentes des citoyens et ce que peuvent faire les députés, l'essentiel de l'action réalisée en circonscription étant un travail social où l'on n'agit pas spécifiquement en tant que député. D'où l'importance d'avoir des plages libres et de la prévisibilité pour le reste de ses activités.
Va-t-il y avoir des changements liés au non-cumul des mandats ? Rémi Lefebvre vous en parlera davantage que moi, mais je voudrais néanmoins faire quelques remarques. Avant l'interdiction du cumul, on ne constatait pas un moindre investissement local de ceux qui ne cumulaient pas. Par ailleurs, on n'a certes pas les mêmes contraintes quand on n'est pas en situation de cumul au sens de la loi, mais beaucoup de députés exercent d'autres mandats locaux, comme celui de conseiller municipal, ce qui implique aussi d'être présent. Troisième remarque, si les obligations qui résultaient du cumul disparaissent, d'autres éléments demeurent, comme le vote personnel et le pouvoir relatif du Parlement : on peut penser que leurs effets vont également persister. Enfin, le non-cumul se traduit par une concurrence accrue au niveau local, ce qui pourrait avoir pour effet – on est dans le prospectif – d'inciter certains parlementaires, notamment jeunes, à réaliser un investissement important en circonscription.