Groupe de travail sur la procédure législative et l'organisation parlementaire et les droits de l'opposition

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h05

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La réunion

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GROUPE DE TRAVAIL N° 3 – PROCÉDURE LÉGISLATIVE ET ORGANISATION PARLEMENTAIRE ET DROITS DE L'OPPOSITION

Jeudi 15 mars 2018

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président du groupe de travail

La réunion commence à quatorze heures cinq.

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Nous recevons M. Jean-Gabriel Contamin et M. Rémi Lefebvre, tous deux professeurs de science politique à l'Université de Lille II, pour une table ronde consacrée à l'agenda parlementaire. Jusqu'à la fin du premier trimestre 2018, nos travaux porteront, en effet, sur l'organisation de la semaine parlementaire, dans trois champs distincts : le partage de l'ordre du jour tel qu'il est organisé par l'article 48 de la Constitution, la structure des semaines de séance et l'articulation, aujourd'hui problématique ou en tout cas discutée, entre les différentes activités des députés.

Je précise que vous êtes intervenus sur ce dernier thème lors d'un récent colloque au Sénat, et que vos recherches concernent en particulier l'agenda des parlementaires en circonscription. Comment concilier au mieux l'activité législative à Paris et les obligations sur le terrain ? Comment se partage l'agenda du parlementaire ? Quels sont les effets prévisibles de la fin du cumul des mandats sur l'activité en circonscription ? Enfin, peut-on anticiper aujourd'hui les conséquences de la réduction du nombre de parlementaires et du redécoupage à venir des circonscriptions ?

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Jean-Gabriel Contamin, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Merci pour votre invitation. Nos interventions seront un peu en décalage avec ce que nous avons vu de vos travaux jusqu'à présent, puisqu'ils portaient essentiellement sur l'activité des députés au sein du Parlement, c'est-à-dire sur les deux missions les plus connues, qui consistent à légiférer et à contrôler. Nous mettrons plutôt l'accent sur une troisième mission, d'autant plus souvent négligée qu'elle est un peu ambiguë : la représentation.

Il y a certes la tradition française du mandat national, inspirée par un idéal de service de l'intérêt général, lequel est conçu comme différent de la somme des intérêts particuliers, mais il y a aussi, dans les faits, des élections, des contacts et une légitimité qui se jouent à l'échelle locale. La troisième mission qu'exercent les parlementaires se traduit d'abord par un rôle de représentation de la circonscription : il ne s'agit pas seulement de représenter des opinions à l'Assemblée nationale.

C'est de l'articulation entre le travail mené au Parlement et en circonscription que nous allons traiter. Ce sujet ne présente un lien direct qu'avec une partie de votre feuille de route – celle qui concerne le calendrier parlementaire, et plus particulièrement l'organisation de la session ordinaire et sa durée, la question étant notamment de savoir s'il faut instituer des semaines spécifiquement consacrées au travail en circonscription.

Sur ce point, on peut évoquer le modèle prévalant en Allemagne, au Parlement européen et en Italie. Dans ce dernier pays, par exemple, le règlement de la Chambre des députés prévoit depuis 1997 une semaine de suspension des travaux tous les mois, en dehors de la période d'examen du projet de loi de finances, pour l'accomplissement des autres activités liées au mandat parlementaire – le lien est explicitement fait. Le nombre de jours de séance est, en revanche, très différent dans ces trois cas : il s'élève à environ 160 en Italie, contre une soixantaine au Parlement européen et au Bundestag. De manière générale, s'il y a des sessions uniques dans la plupart des pays européens, des périodes d'interruption sont prévues, en nombre variable – 5 au Danemark, 6 en Suède, ou encore 7 au Royaume-Uni. En Suisse, il y a 4 sessions de trois semaines.

J'en viens à l'organisation des semaines. Dans une perspective comparative, on observe une tendance générale à laisser libre une partie de la semaine, parfois le début et la fin, ou bien seulement l'un ou l'autre. Selon les Parlements, le nombre de jours de séance est ainsi compris entre deux et cinq par semaine, compte tenu des exceptions italienne, suisse et britannique, où l'on siège du lundi au vendredi.

La question sous-jacente, sur laquelle nous avons travaillé, est l'articulation entre le travail au Parlement et celui en circonscription. Nos observations portent sur la législature précédente, mais j'essaierai de donner aussi quelques éléments prospectifs, en ne présentant que les grandes lignes, car il faut aller vite. Vous êtes au fait des réalités que je vais évoquer, pour l'essentiel, mais la diffusion de cette audition offre l'occasion de les faire connaître d'un plus large public.

Le temps est une denrée rare pour les députés, dont les semaines de travail tournent autour de 70 heures : dans les entretiens que nous avons menés, il était question de deux fois 35 heures. Une étude d'Olivier Costa et d'Éric Kerrouche a même fait état d'une moyenne de 75 heures par semaine, avec une amplitude très large des horaires. Il en résulte de nombreuses conséquences, directes ou indirectes.

Tout d'abord, on observe un floutage de la frontière entre vie privée et vie publique. Cela se traduit par des vacances courtes, des jours fériés en réalité actifs, un déjeuner presque systématiquement utilisé comme temps de travail et une volonté d'associer les proches à la vie publique – le regard a aujourd'hui changé sur cette question, très directement liée aux contraintes dont nous parlons… Il y a aussi un floutage dans la répartition du temps entre le national et le local : on fait comme s'il y avait une dissociation, mais l'activité nationale est au service du local et elle peut également être exercée au plan local, du moins partiellement – c'est moins significatif, selon les observations que nous avons pu faire.

Deuxième conséquence, les arbitrages sont pour l'essentiel au profit du travail en circonscription. L'étude des agendas montre que le temps passé sur le terrain, en dehors des bureaux, représente près de 40 % de l'activité des élus. Ce temps est largement concentré sur les soirées et les week-ends, ce qui a une incidence sur la manière de penser la semaine parlementaire. On observe aussi une affectation prioritaire des assistants en circonscription. Cette priorité donnée aux activités locales est valable quelles que soient les formations politiques et indépendamment de l'appartenance à la majorité ou à l'opposition. Par ailleurs, il s'agit essentiellement d'activités extra-partisanes : le travail dans les permanences représente 25 % des activités en circonscription, les événements socioculturels 15 % et les événements politiques, eux aussi extra-partisans pour l'essentiel, 15 % également.

Ces choix sont en partie spécifiques à notre pays. Les études comparatives, là encore menées par Olivier Costa, dans une large mesure, montrent que le travail en circonscription constitue un temps particulièrement important en France et qu'il est organisé autrement dans d'autres pays. En Allemagne ou en Espagne, par exemple, le temps en circonscription est consacré à des activités beaucoup moins extra-partisanes.

Les raisons ne sont pas psychologiques ou liées au statut des parlementaires. Il y a, en réalité, trois causes principales : l'importance du cumul des mandats, du moins jusqu'à présent, le poids des variables institutionnelles, le vote nominal incitant à réaliser un investissement en circonscription qui n'existe pas dans d'autres pays, notamment ceux qui ont choisi le scrutin de liste, et enfin le poids limité du Parlement, depuis un certain temps.

Sur ce dernier point, les députés se disent beaucoup plus satisfaits de leurs activités en circonscription qu'à Paris : ils ont le sentiment que leur influence et leur liberté d'action y sont limitées. Sauf dans certaines fenêtres d'opportunité, comme celles qui se sont ouvertes récemment, les responsabilités sont surtout attribuées selon l'ancienneté, et l'on attribue aux nouveaux venus des dossiers assez éloignés de leurs domaines de compétence, ce qui conduit à concentrer le temps disponible sur les activités locales.

On observe des disparités dans le degré et la nature de l'investissement réalisé au plan local. Selon l'étude que nous avons menée, 10 % des députés sont très peu présents à l'Assemblée, 70 % sont là principalement le mardi et le mercredi, tandis que les 20 % restants sont beaucoup plus actifs. Pour l'essentiel, les différences ne dépendent pas des familles politiques, ni du cumul des mandats, ce qu'il faut souligner, ni du genre.

Il y a d'abord une disparité dans le temps, en fonction des semaines mais aussi d'une saisonnalité plus large – il faut compter avec les cérémonies des vœux au mois de janvier, la fête des écoles et la remise de dictionnaires en juin, mais aussi les périodes électorales.

Il existe également des différences selon la nature des circonscriptions : dans celles qui sont rurales ou qui comptent de nombreuses communes, les activités de proximité sont beaucoup plus importantes.

Il y a aussi le poids des facteurs économiques : lorsque le taux de chômage est localement plus élevé, il y a davantage de demandes adressées au député et donc un travail plus important à réaliser en circonscription, où l'essentiel de l'activité relève du travail social – on y reviendra.

Autre élément, la distance à la capitale joue un rôle, la proximité favorisant une implication plus grande à l'Assemblée.

La fragilité électorale est également un paramètre à prendre en compte : plus le député est assuré de conserver son fief, moins il est obligé d'investir au niveau local ; à l'inverse, on constate un surinvestissement des députés dont la fragilité électorale est plus importante – cela ne vaut pas qu'en France, mais aussi ailleurs dans le monde.

Le moment où l'on se trouve dans sa carrière politique exerce par ailleurs une influence, qui est ambivalente : les jeunes députés ont tendance à privilégier l'implantation dans leur circonscription, mais ils ont aussi une conception plus « enchantée » de l'activité parlementaire, ce qui peut conduire à des choix différents.

Enfin, il y a les stratégies de carrière : l'investissement local varie selon que l'on pense pouvoir tirer sa légitimité d'abord de ses électeurs ou de son influence au sein du groupe parlementaire auquel on appartient.

Au total, il faut presque davantage prendre en compte les caractéristiques de la circonscription que celles des députés en tant qu'individus.

J'en viens au risque du présentisme et à la souffrance au travail. J'utilise à dessein ce terme, qui est employé dans beaucoup de professions mais pas pour les parlementaires, alors que ce serait mérité. L'impossibilité de maîtriser son temps conduit à des difficultés très concrètes sur le plan psychologique ou même identitaire. On a du mal à prendre du recul et à réfléchir car le présent envahit tout : comme le dit François Hartog, il se donne à la fois « comme le seul horizon possible et comme ce qui n'a de cesse de s'évanouir dans l'immédiateté ». Cela conduit à une réduction du possible et du pensable. Il y a, en outre, un écart entre les attentes des citoyens et ce que peuvent faire les députés, l'essentiel de l'action réalisée en circonscription étant un travail social où l'on n'agit pas spécifiquement en tant que député. D'où l'importance d'avoir des plages libres et de la prévisibilité pour le reste de ses activités.

Va-t-il y avoir des changements liés au non-cumul des mandats ? Rémi Lefebvre vous en parlera davantage que moi, mais je voudrais néanmoins faire quelques remarques. Avant l'interdiction du cumul, on ne constatait pas un moindre investissement local de ceux qui ne cumulaient pas. Par ailleurs, on n'a certes pas les mêmes contraintes quand on n'est pas en situation de cumul au sens de la loi, mais beaucoup de députés exercent d'autres mandats locaux, comme celui de conseiller municipal, ce qui implique aussi d'être présent. Troisième remarque, si les obligations qui résultaient du cumul disparaissent, d'autres éléments demeurent, comme le vote personnel et le pouvoir relatif du Parlement : on peut penser que leurs effets vont également persister. Enfin, le non-cumul se traduit par une concurrence accrue au niveau local, ce qui pourrait avoir pour effet – on est dans le prospectif – d'inciter certains parlementaires, notamment jeunes, à réaliser un investissement important en circonscription.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Je voudrais préciser que nous avons travaillé sur des agendas de députés de la législature précédente qui cumulaient plusieurs mandats et exerçaient des responsabilités locales importantes. L'agenda est à la fois un contenant et un contenu : c'est un outil pour gérer le temps, mais aussi une fenêtre qui nous permet de voir quel usage les députés en font.

Jean-Gabriel Contamin a rappelé tout à l'heure ce que l'on peut appeler la définition constitutionnelle du député. Dans une définition plus profane, c'est-à-dire aux yeux des citoyens, le député est largement un acteur de proximité : la vision dominante est celle du député accessible, disponible et « assistante sociale » – ce terme revient régulièrement dans les entretiens. On constate historiquement une espèce de « mayoralisation » de la figure du député : les attentes à son égard sont largement plaquées sur celles qui valent pour le maire.

Ces attentes étant extrêmement prégnantes, les députés déploient des stratégies d'ubiquité en circonscription afin de se dédoubler et d'être présents partout, grâce à diverses formes de proximité. Nous avons distingué une proximité protocolaire, qui passe par un travail de représentation dans certaines manifestations, une proximité informelle, relevant de la sociabilité locale, avec une dimension plus spontanée, une proximité que nous avons qualifiée de « néoclientéliste », qui s'appuie sur les permanences parlementaires et les échanges de services, étant entendu que les députés ont de moins en moins à distribuer et que la fidélité de l'électeur est de moins en moins rentable électoralement – on pourra y revenir si vous le souhaitez –, et enfin des formes de proximité plus participatives, qui voient l'élu jouer un rôle d'animateur du dialogue local.

Ces stratégies d'ubiquité et de proximité font appel à plusieurs techniques. On peut faire des sauts de puce, afin de maximiser le nombre d'endroits où l'on se trouve et de fractionner son temps, ou au contraire rester plus longtemps quelque part, en jouant la carte de la rareté et de la qualité de l'interaction avec les citoyens. Par ailleurs, les stratégies d'ubiquité utilisent de plus en plus le numérique et les réseaux sociaux : la proximité peut ne pas être présentielle, mais interactionnelle.

Autre remarque, il faut éviter de fantasmer sur la proximité et les attentes des citoyens dans ce domaine : on peut faire l'hypothèse que les citoyens n'entretiennent plus le même rapport avec leur député que dans un état antérieur du jeu politique. Cela renvoie à des réflexions autour de la notion sociologique de « capital d'autochtonie » : les élus ont tendance à surestimer la manière dont les citoyens s'identifient à eux et à leur territoire. Il est possible que les attentes évoluent en matière de proximité, et que l'on souhaite plutôt de l'efficacité. Une enquête passionnante a été réalisée par l'IFOP sur le taux de notoriété des maires : contrairement à ce que pourrait faire croire une vision un peu « enchantée » de la réalité, seuls 50 % des Français connaissent le nom de leur maire. Il y a une part de fantasme dans la vision d'un maire qui serait un primus inter pares en perpétuelle interaction avec ses concitoyens. Les travaux sociologiques montrent que les maires n'ont plus nécessairement le même profil qu'avant : on parle désormais de « technotables » en science politique, c'est-à-dire de maires techniciens. La vision antérieure de la fonction de maire correspond assez bien à une certaine imagerie villageoise, mais pas à une France de plus en plus urbanisée, ou périurbanisée, qui est marquée par un certain détachement à l'égard du politique.

J'en viens aux conséquences du contexte nouveau que vous connaissez et que nous observons en tant que politistes. Il se caractérise par des évolutions à la fois structurelles et conjoncturelles : on observe non seulement une transformation des règles du jeu, avec la fin du cumul des mandats et de la réserve parlementaire, dont il a beaucoup été question dans les médias, mais aussi, de manière plus conjoncturelle – car on ne sait pas encore s'il s'agit d'une évolution structurelle –, un renouvellement élitaire et parlementaire sans équivalent depuis 1958, qui a conduit à l'Assemblée nationale des députés dont les trajectoires, les profils et les conceptions du métier politique diffèrent de ce que l'on voyait sous les législatures précédentes. Cette situation amène à repenser la place de la circonscription dans le travail parlementaire.

On avait coutume de dire, en science politique, que le cumul des mandats est un « fait social total » : c'était même l'un des traits les plus structurants du jeu politique depuis l'entre-deux-guerres – je rappelle, au passage, que ce sont plutôt des partis de gauche, et le parti socialiste en particulier, qui ont contribué à imposer le modèle du député-maire en France. Sous la précédente législature, 50 % des députés avaient un mandat de maire et 82 % un mandat local. Le cumul structurait la scène politique nationale et locale. Aujourd'hui, 42 % des députés exercent un mandat local, soit deux fois moins que sous la législature précédente, et 193 d'entre eux sont conseillers municipaux : ils détiennent des mandats relativement subalternes dans la hiérarchie locale.

Cette transformation affecte le rapport au territoire. Il faut néanmoins préciser que la limitation du cumul des mandats n'implique pas, en soi, la fin de la proximité au sein de la circonscription. L'argument employé par les défenseurs du cumul paraît, en effet, un peu spécieux : en quoi des mandats locaux assurent-ils mécaniquement une proximité locale ? En tant que député, on peut tout à fait entretenir les types de proximité que j'ai évoqués tout à l'heure, et le scrutin uninominal induit une forme de proximité dont on peut jouer. Nos entretiens avec des députés montrent cependant qu'ils déplorent leur manque de prise sur le territoire. On ne peut plus nouer des liens sur la seule base de la notoriété de l'élu local et de sa présence – au demeurant, celle-ci était déjà limitée dans les circonscriptions comportant beaucoup de communes. Les primo-députés doivent aujourd'hui inventer de nouvelles formes de proximité, ce qui est d'autant plus délicat que, souvent, ils n'ont pas d'ancrage local préalable.

C'est en effet le second facteur, qui est très important : le renouvellement de l'Assemblée nationale a conduit à l'apparition d'un nouveau profil, dont la presse s'est largement fait l'écho. On compte aujourd'hui 72 % de primo-députés, contre 42 % en 2012 et 28 % en 2007. Par ailleurs, Sébastien Michon a montré que les députés actuels avaient mené une carrière politique pendant 11 ans, en moyenne, avant leur élection à l'Assemblée, contre 19 ans en 2012. Les députés de La République en Marche, notamment, se caractérisent par un faible ancrage local préalable : ils ne sont pas passés par le cursus honorum traditionnel, au sens où ils n'ont pas gravi les échelons permettant d'accumuler un capital politique personnel, de proximité, qui peut ensuite être utilisé dans l'exercice du mandat parlementaire.

Faute d'ancrage local préalable, on constate chez certains députés une difficulté à trouver des prises pour jouer un rôle de proximité. C'est d'autant plus délicat que le temps passé à l'Assemblée nationale a incontestablement augmenté, de manière significative. Un questeur a récemment déclaré que l'on ne reste plus deux mais quatre nuits par semaine à Paris. Par ailleurs, le profil des nouveaux députés est plus technicien qu'auparavant : ils ont une conception moins sociale qu'experte de leur fonction.

On peut aussi penser, mais ce n'est qu'une hypothèse, que l'on se projette moins qu'auparavant dans une carrière longue ou que l'on n'anticipe pas nécessairement sa réélection dans un contexte marqué par une grande incertitude sur les contours des futures circonscriptions, en raison du redécoupage lié à l'introduction du scrutin proportionnel et à la réduction du nombre de députés. D'un point de vue strictement rationnel – l'une des rationalités du député consistant à se faire réélire –, cela vaut-il la peine de travailler une circonscription alors qu'elle ne sera pas nécessairement le cadre de la prochaine élection ?

D'autre part, le sort des députés dépend de plus en plus de l'élection présidentielle, du fait de l'inversion du calendrier électoral, et certains estiment que l'ancrage local est de moins en moins rentable politiquement et électoralement : l'effet de ce que l'on appelle le vote personnel s'est amoindri avec la nationalisation des élections législatives. Des travaux d'Eric Kerrouche montrent néanmoins que le vote personnel peut encore exister : il est susceptible d'atténuer la nationalisation des élections.

Pour terminer, je voudrais évoquer rapidement les réflexions en cours sur des formes de substitut à la réserve parlementaire, dans la perspective d'un ancrage local des députés. Le Monde a récemment fait état d'un certain nombre d'innovations, telles que des plateformes visant à financer des associations par l'intermédiaire d'entreprises, ou encore des projets de crowdfunding : des travaux ont lieu sur le renouvellement des modalités d'action dans les circonscriptions afin de s'adapter à la nouvelle situation qui prévaut.

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À défaut d'être d'accord avec tout ce que vous avez dit, je tiens à vous féliciter pour le travail que vous effectuez, en particulier pour sa densité.

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Je suis frappée par l'évolution du rapport des citoyennes et des citoyens à la vie politique. Je suis devenue députée après avoir exercé d'autres mandats électoraux pendant vingt ans – j'ai notamment été adjointe au maire et conseillère régionale. Au bout de vingt ans d'engagement dans les Hauts-de-Seine, mon organisation politique m'a demandé de partir en Seine-Saint-Denis afin de remplacer Louis Pierna : je ne connaissais absolument pas ma circonscription quand je m'y suis présentée en 1997, mais mon prédécesseur a expliqué aux électeurs que je représentais désormais le vote communiste. Cet électorat, qui était encore structuré, s'est reporté sur ma candidature et la gauche s'est rassemblée autour elle, la dominante étant alors communiste dans cette circonscription. Du point de vue du rapport à la politique, la dernière campagne électorale s'est vraiment déroulée dans un autre monde, et la question de la proximité se pose autrement. D'ailleurs, je ne sais pas quel aurait été le résultat sans la proximité que j'ai avec les habitants de ma circonscription – même si la notoriété nationale compte également. C'est le premier aspect : il y a une modification structurelle qui concerne le rapport aux partis et le vote familial – on faisait parfois les mêmes choix de génération en génération.

Autre élément, nous devenons l'un des derniers guichets humains. Dans la principale ville de ma circonscription, qui compte 54 000 habitants, les caisses d'assurance-maladie et d'allocations familiales ne sont plus présentes, il n'y a plus de centre des impôts et la mairie ferme de plus en plus ses guichets. Il reste alors la permanence parlementaire. Vous avez employé le terme de travailleur social : on vient en effet me voir parce que l'on ne sait pas comment remplir sa demande de carte de séjour par internet. Nous devenons un des derniers guichets, comme les élus locaux, parce que les services publics ont fermé leurs portes, et cela transforme petit à petit notre rôle.

Entre la présence à l'Assemblée et ce rôle de travailleuse sociale, que j'exerce avec beaucoup de plaisir, peut-on trouver le temps du débat politique en circonscription, sur certaines thématiques ? On y parvient encore pour l'élaboration de la loi : cela m'est arrivé deux fois sous la précédente législature, d'une part sur la question de l'autonomie des femmes étrangères, sujet sur lequel des associations de ma circonscription m'ont poussée à construire une proposition de loi, et d'autre part sur l'allocation aux adultes handicapés, où la question est partie de ma circonscription avant de devenir une affaire nationale. Cependant, cela se produit de moins en moins souvent : il faut beaucoup plus de force et d'intelligence qu'auparavant, et l'on n'a plus tellement de temps à consacrer au débat politique compte tenu de la présence à assurer à l'Assemblée et du rôle de travailleur social qu'il faut exercer. Ce serait peut-être le temps le plus utile dans la situation que connaît notre pays, mais il est absorbé par d'autres activités.

Enfin, que se passe-t-il quand on a l'impression que son travail ne sert à rien à l'Assemblée ? On en a encore fait l'expérience jeudi dernier : quand on travaille sur des propositions de loi dans le cadre d'une niche, elles font systématiquement l'objet d'une motion de renvoi en commission ou de rejet préalable. On finit alors par se dire qu'il vaut mieux rentrer chez soi et faire autre chose. Avec la présidentialisation du régime et l'abaissement du rôle de l'Assemblée nationale – même s'il y a encore de beaux moments de débat, des moments où l'on a l'impression d'agir, comme hier sur la question des Jeux Olympiques –, on a parfois l'impression que l'on ne fait que s'occuper : quelle est la finalité de tout cela, en effet ? En ce qui concerne la répartition du temps et le plaisir que l'on peut éprouver dans les différents lieux où l'on travaille en tant que parlementaire, les repères ont beaucoup bougé.

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Merci de ces exposés. J'aimerais avoir vos réactions sur cinq points.

Premièrement, vous mentionnez dans votre exposé les passerelles entre l'activité en circonscription et l'activité parisienne. Mon expérience de huit mois en tant que député me laisse penser que ces liens existent encore. À titre d'exemple, j'essaie de porter une proposition de loi sur la responsabilité pénale du dirigeant associatif. J'ai écrit aux associations pour les informer que j'allais travailler sur ce texte et les inviter à une journée de travail. Cent onze associations sont venues passer la journée, de huit heures à vingt heures. Et je suis ravi qu'il n'y ait plus d'enveloppe, car ces cent onze associations sont venues de manière totalement désintéressée, pour essayer de contribuer à l'élaboration d'une loi. Cette logique de circuit court entre les citoyens et l'élaboration de la loi est un enjeu plus important que jamais. J'espère que ça restera le cas, et même que cette logique prendra de l'importance.

Deuxièmement, le devoir d'expliquer l'action de la majorité ou du Gouvernement prend un aspect particulier. Chacun choisit la forme qui lui convient, moi j'organise des afterwork, pour lesquels j'ai inventé un outil qui s'appelle le « transformoscope ». C'est un point de l'avancée de la transformation de la société française appliqué à la circonscription. S'agissant de la limitation à douze élèves du nombre d'enfants par classe dans les réseaux d'éducation prioritaire renforcés, nous avons dressé la liste des dix écoles bénéficiaires dans la circonscription, estimé le nombre d'enseignants en plus, et les effectifs en septembre, après extension de la mesure aux réseaux d'éducation prioritaire. Nous traduisons ainsi dans la vie des habitants de la circonscription les lois que nous votons à Paris.

C'est le lien en sens inverse : comment les lois influent sur la vie des gens, dans un sens ou un autre ? Beaucoup de débats portent sur le pouvoir d'achat ; nous refaisons les calculs du ministère en prenant en compte la taxe d'habitation de Strasbourg. Par chance pour nous, elle est très élevée – 1 045 euros – et le calcul dépasse tous les modèles, c'est parfait ! Ces circuits courts avec les citoyens, dans les deux sens, me semblent constituer un enjeu sur lequel j'aimerais vous entendre.

Troisièmement, je suis très sensible à vos propos sur la volonté d'ubiquité, mais vous n'avez pas mentionné les réseaux sociaux. Pour moi, ils transforment radicalement les choses.

Vous disiez – je résume à grands traits – que l'attachement au niveau local et au territoire est peut-être moins prégnant qu'on ne l'imagine, mais la proximité ne se mesure pas forcément en ancrage local, plutôt en ancrage dans la « vraie vie ». Cette notion de vraie vie est évidemment un peu marketée, mais il naît aussi une forme de proximité du fait que je ne suis pas dans la politique depuis quarante ans, que j'avais un salaire et un bureau comme mes électeurs, et que comme eux, j'allais au travail tous les matins. N'y a-t-il pas un transfert de l'ancrage territorial, qui imposait d'avoir été maire, conseiller général et conseiller régional avant de devenir député, vers l'ancrage dans la « vraie vie », qui concerne plus la proximité avec le quotidien des gens ?

Cela crée d'ailleurs une pression lorsque l'on voit des images de l'hémicycle vide. Quand je vais au bureau le matin, je ne me pose pas la question de savoir si j'y vais ou pas, j'y vais. De même, quand je suis député, je ne me pose pas la question de savoir si je dois aller voter une loi ou pas, j'y vais. Cette proximité par rapport à la vie des gens créée aussi une attente plus forte, et des attitudes que nous pouvons rationaliser ou expliquer ne tiennent pas au regard de cette proximité nouvelle.

Quatrièmement, je voulais échanger avec vous sur la notion des temps courts. J'ai trouvé votre analyse de la nouvelle sociologie des députés très juste ; je suis tombé de haut quand au bout de trois mois, un ancien député m'a dit ce que je devais faire pour ma réélection. En toute bonne foi, c'était de la science-fiction pour moi : je venais d'être élu. Cette anecdote traduit ce que vous disiez, nous ne sommes pas forcément dans des temps politiques longs, nous avons mis entre parenthèses une vie qui marchait bien – en général, parce que si l'on a été investi, c'est parce que nous étions engagés, nous n'avons pas fait cela par désœuvrement ! Cette idée de s'investir pendant cinq ans et de ne pas être sûr d'être candidat à sa propre succession me semble très présente dans l'esprit des députés.

En revanche, vous avez peu parlé de l'accélération des cycles de temps. Emmanuel Macron nous a prouvé qu'il était possible de ne pas être dans le radar dix-huit mois plus tôt et d'être élu Président de la République. À notre très modeste échelle, c'est le 18 avril que je me suis porté candidat à l'investiture, et une cinquantaine de jours plus tard, j'étais au perchoir. C'est fou, même si le fait d'avoir été dix ans maire d'un village me donnait un ancrage territorial. Ce temps court, le fait que nous ayons changé d'implication rapidement et que nous ne nous projetions pas au-delà de cinq ans fait que nous souhaitons réformer vite. Notre rapport au temps est différent.

Enfin, cinquièmement, je pense que tous les nouveaux députés trouvent la gestion de notre temps absurde, et beaucoup d'autres partagent cette opinion. Prévoir cinq réunions obligatoires en même temps, tenir six réunions pendant que le président de la Cour des comptes vient présenter son rapport, être censés travailler de 9 h 30 à 13 heures, de 15 heures à 20 heures et de 21 h 30 à 1 h du matin – et nous avons très mauvaise conscience quand nous n'y sommes pas ! Tout semble tellement absurde que la volonté de changer cela est très forte. Mais cette volonté se heurte parfois au principe de réalité, parce que c'est compliqué.

Le droit d'amendement est un très bon exemple : il accorde à tout député un temps de parole illimité dans l'hémicycle. Si un député dépose 2 000 amendements, il aura 4 000 minutes de temps de parole. Heureusement, nous échappons au blocage systématique, mais de fait, un député a un temps de parole illimité. Ce rapport au temps est un élément majeur, et on ne peut pas traiter l'un sans l'autre lorsque l'on parle de l'organisation de la semaine du parlementaire. Si nous continuons à organiser des réunions indispensables simultanément, à travailler jusqu'à une heure du matin – c'est physiquement impossible, on ne peut pas assister aux sessions du lundi au vendredi, donc nous organisons un roulement par tiers – si nous ne parvenons pas à changer cela radicalement, nous serons à côté du sujet.

Quelle est votre opinion sur cette gestion du temps court, sur cette organisation du temps ? Est-ce seulement le regard nouveau qui la fait sembler absurde, même si je suis rassuré de constater que Mme Buffet partage ce point de vue ? Comment pouvons-nous agir ?

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J'ajoute que le Président de notre assemblée vient de diffuser un questionnaire à tous les députés, portant notamment sur le sujet des séances de nuit.

Par ailleurs, à titre personnel, j'en suis venu à la conviction qu'il faut un quorum pour que l'hémicycle puisse délibérer.

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Nous nous grandirions, à la fin de cette réflexion, à poser le principe que s'il n'y a pas le tiers des députés physiquement présents dans l'hémicycle, nous ne puissions pas délibérer. Pour nos concitoyens qui, en se levant à sept heures, entendent à la radio qu'une loi a été votée dans la nuit par trente-huit voix contre douze, c'est indéfendable. Et de plus, s'agissant de nos collègues qui prennent en otage l'hémicycle pour défendre des opinions qui ne le méritent pas, chacun se responsabiliserait si nous exigions que le tiers de députés soit présent. J'en suis là de mes réflexions, à titre personnel, je n'engage évidemment pas le Président de notre assemblée.

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La question n'est pas simplement celle du temps dans l'hémicycle, mais aussi celle de la multiplication des réunions de commission qui ne sont pas toujours motivées. On multiplie les rapports, certains ont déjà été faits un an avant, mais on recommence car c'est un nouveau mandat. Il faut peut-être réfléchir sur le fond du travail en commission, et le concentrer sur la préparation et l'évaluation de la loi.

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Je n'ai aucune objection sur ce point. J'ai eu le bonheur d'être président de commission pendant cinq ans, je n'ai jamais introduit de règlement ou de durée limite des débats au sein de cette commission, et les choses se sont toujours bien passées.

Un point supplémentaire : nous avons eu une semaine de vacances parlementaires. Pourtant, une des commissions qui se sent parmi les plus menacées en cas de réforme a organisé quatre ou cinq réunions. Et chaque fois qu'elle faisait une audition, il y avait une réunion supplémentaire. Donc les membres de cette commission qui sont venus assister aux auditions ont enregistré quatre ou cinq présences. Cela fait partie des choses qu'il convient de dire.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Merci de ces réactions, il est très intéressant pour nous d'avoir ces échanges avec vous, qui connaissez votre propre activité au moins autant que nous, même si nous ne la considérons pas forcément au travers des mêmes grilles d'analyse.

Madame Buffet, s'agissant du dernier guichet social, je pense que cette activité d'intercesseur de l'élu n'est pas nouvelle dans l'histoire de l'activité parlementaire. André Tardieu, dans les années trente, décrivait dans son célèbre ouvrage La profession parlementaire que les députés passaient leur temps à écrire des courriers dans l'hémicycle. C'est la nature de ce travail de médiation sociale qui s'est transformée. Des collègues ont travaillé sur les permanences des élus et les requêtes qui y sont recueillies, et les députés ont de moins en moins de prise sur les logements ou les emplois. D'un certain point de vue, ils ont de moins en moins de ressources à distribuer lorsqu'ils sont sollicités.

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Ce que nous pouvons donner à une personne qui vient nous voir, c'est la certitude que son dossier va être examiné avec du temps, pas plus. Une personne qui a eu le sentiment d'avoir été mal accueillie à la caisse d'allocations familiales et qui va voir son député attend simplement l'assurance que son dossier sera bien étudié.

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Souvent, les gens nous remercient simplement de les avoir écoutés.

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Voilà, ils n'espèrent pas obtenir une prestation à laquelle ils n'auraient pas droit, mais que l'on prenne le temps d'examiner leur demande.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Je suis tout à fait d'accord, ces interactions dans les permanences parlementaires se manifestent moins par un soutien qui va débloquer une situation que par un rôle de facilitateur, d'orientateur ou de médiateur. On se tourne vers le député car d'autres possibilités de recours ont disparu. Je travaille aussi sur les partis politiques, et les réseaux militants se sont affaiblis. Or une grande part de ce travail de médiation sociale passait par les intermédiaires qu'étaient les militants des partis politiques, et qui n'existent plus forcément aujourd'hui.

J'aurais tendance à répondre de la même manière en ce qui concerne le temps du débat en circonscription. Ces débats sont de plus en plus techniques, et au fond, est-ce que l'affaiblissement des partis politiques n'est pas un élément important ? Les formes d'éducation populaire ou de médiation avec les citoyens, qui passaient traditionnellement par les partis politiques, n'existent plus forcément. Des travaux ont été faits sur les ateliers législatifs réalisés par les députés en circonscription ; très souvent, on y trouve des gens très diplômés et intéressés par la politique. On s'adresse à une population qui n'est pas forcément représentative socialement.

Monsieur Waserman, vous évoquiez le rôle de passerelle, le circuit court entre les citoyens et la fabrication de la loi. Les associations sont effectivement des partenaires des députés, et le rôle du député est aussi de traduire les lois dans la vie des gens de la circonscription. Mais est-ce que votre expérience est transposable à tous les députés ? Est-ce que les associations vont avoir le même empressement à contribuer à un atelier législatif lorsqu'il est animé par un député de l'opposition, qui n'aura pas de possibilité d'influer ? L'abaissement du rôle du Parlement que vous évoquiez a été intériorisé par beaucoup d'acteurs locaux. Comment penser que les interactions avec le député comptent quand le député lui-même a peu d'emprise sur la loi ? Il faut aussi intégrer l'idée que la dévaluation de l'activité parlementaire est intériorisée par beaucoup d'acteurs.

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Il ne vous aura d'ailleurs pas échappé que les électeurs votent toujours pour la majorité, puisqu'ils l'élisent ! À Strasbourg, mon message était que pour créer les circuits courts, mieux valait un député membre de la majorité, car il est ancré en circuit court.

Il est vrai qu'il y a peut-être un biais entre majorité et opposition, je prends l'exemple des associations car je porte cette proposition de loi dans le cadre d'une niche parlementaire.

S'agissant du profil « diplômés++ » de ceux qui participent, je ne pense pas que ce soit vrai pour les réseaux sociaux. Quand on lance des discussions et des dialogues, que Parlement et citoyens débattent, qu'il est possible de poster des idées, l'instantanéité gomme le côté très élitiste des réunions hyperciblées sur l'avenir de la zone euro, où ne viendront que les technos très proeuropéens. La démocratie numérique permet de regagner quelque chose que nous avons perdu. Dans mon village de 800 personnes, j'avais organisé un débat sur les départementales entre les différents candidats, il y avait 250 personnes. Mais à Strasbourg, jamais 250 personnes ne viendraient à une telle réunion. Aujourd'hui, les réunions publiques se désertifient, et elles ne sont probablement pas le meilleur moyen ou le meilleur support à cette proximité.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Je suis gêné pour vous répondre s'agissant des réseaux sociaux, parce que nous n'avons pas beaucoup de travaux sur le sujet. Les députés s'y investissent beaucoup, ce qui leur pose parfois de vrais problèmes de logistique. Une députée me racontait qu'elle avait multiplié les interactions par mail avec les habitants de sa circonscription, mais cela devient ingérable. Les actions sur les réseaux sociaux consistent plutôt à reproduire des interventions, débattre, informer. Mais leur impact est difficile à évaluer, et très honnêtement, je ne maîtrise pas assez le sujet pour m'avancer.

Vous émettez l'hypothèse, que je trouve très intéressante, que nous serions passés d'une proximité-ancrage à une proximité « vraie vie ». Sur ce point, j'ai quelques réserves. Tout d'abord, si l'on s'attache à la composition sociale de l'Assemblée nationale, on ne peut pas dire que le renouvellement de la vie politique parlementaire se soit manifesté par une amélioration de la représentativité sociale des députés, pas du tout. Les travaux de Sébastien Michon et Luc Rouban, qui ont étudié les origines sociales des députés, montrent que nous sommes toujours dans les catégories très supérieures. Il n'y a pas plus d'ouvriers dans l'Assemblée nationale qu'avant, plus beaucoup d'enseignants…

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Il y a plus de personnes issues du secteur privé !

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Oui, mais des cadres. On pourrait nuancer, il y a du changement, mais s'agissant de la hiérarchie sociale, on ne peut pas dire que la proximité sociologique se soit améliorée.

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Je réfute l'idée selon laquelle il faudrait être identique pour être proche. J'étais maire d'une commune de 800 habitants, si vous les interrogez, ils ne vous diront pas que j'étais distant. Pourtant j'habitais le village depuis seulement un an et demi.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Mais qu'entendez-vous par « être proche » ? Proche des préoccupations, proche des conditions d'existence des habitants ?

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Comme le disait Mme Buffet, il s'agit d'écoute, de proximité, d'empathie. Le souci et le temps que vous consacrez aux problématiques du quotidien des gens, au bon sens du terme : il n'est pas question de la hauteur du trottoir, ce n'est pas de notre compétence, mais des choses qui peuvent compter pour eux. Nous lançons des chantiers sur le transfrontalier, nous essayons de partir des besoins des citoyens : les gens de Strasbourg qui vont se faire soigner à Kehl, ou ceux qui achètent une voiture et ont un problème pour s'assurer. Cette proximité-là, qui naît de l'empathie que vous développez, ne nécessite pas d'être identiques.

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Jean-Gabriel Contamin, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Il me semble que dans votre réponse, vous revenez à l'ancienne forme de proximité. Dans votre propos, il y a l'idée d'une nouvelle forme de proximité née du fait que vous viviez « comme les gens », mais personne – nous non plus – ne vit « comme les gens ». Nous vivons comme certains.

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Il s'agit plutôt de disponibilité. Je me souviens d'une femme maire qui, lorsqu'elle était interpellée par un habitant sur le marché, lui répondait que c'était sa vie privée, et demandait qu'on la laisse faire son marché. Elle n'a fait qu'un mandat, d'ailleurs.

Quand les gens nous disent que nous sommes proches d'eux, c'est parce que lorsqu'ils nous interpellent, nous sommes capables de nous arrêter quoi que nous soyons en train de faire pour leur répondre. C'est cela, la disponibilité : quoi que nous fassions, nous nous arrêtons et nous écoutons.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Ça ne signifie pas pour autant que vous soyez proches des intérêts sociaux des gens, les gens ont des intérêts liés à leur condition sociale et leurs conditions d'existence.

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L'usure est un autre sujet. Être maire pendant vingt ou vingt-cinq ans dans une commune en gardant la même capacité d'écoute que lors des trois premières années, je ne pourrais pas. J'ai été maire pendant dix ans, et heureusement, je suis devenu député avant de me dire que j'ai déjà eu les mêmes idées, avant de ressentir cette forme d'usure.

J'admire ceux qui réussissent encore à le faire au bout de trente ans de mandat, mais cela implique une puissance humaine et intellectuelle qui n'est pas donnée à tout le monde.

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Jean-Gabriel Contamin, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Je reviendrai sur ce point, car j'ai l'impression que la question sous-jacente est plutôt celle de la professionnalisation. Quoi qu'il en soit, merci de nous faire part de votre vécu, c'est précieux pour nous.

Madame Buffet, vous avez eu l'occasion de vivre les transformations, mais il me semble que votre vécu est très lié à une famille politique particulière. Ce que vous disiez sur le rapport des électeurs au Parti communiste ne vaut pas nécessairement pour d'autres partis, le rapport fondé sur la proximité et l'ancrage local était déjà très présent dans d'autres partis – pour caricaturer, les partis de droite, partis de notables selon Duverger – et moins pour les partis de gauche, tout particulièrement le Parti communiste. Si bien que la transformation que vous avez vécue n'est pas forcément la norme.

Au sein de la norme, il y a une transformation du rapport au vote qui réduit l'importance de l'étiquette, même si en France, elle a toujours eu une importance moindre avec les changements de nom. De facto, il y a un rapport plus consommateur au vote, qui peut être un rapport de service. Il est vrai que ce n'est pas la même forme de proximité, ce n'est plus l'autochtonie, mais une proximité liée aux services que rendent les uns et les autres, et qui peut être liée à l'écoute.

Le deuxième point qui me semblait très intéressant, c'est de retrouver le temps du débat politique. Vous le vivez directement, et le temps que nous passons ici va à l'encontre de ce souhait, mais quand on vit des semaines de soixante-dix heures, que l'on a déjà plus le temps familial nécessaire, trouver le temps de lire, de prendre du recul, de réfléchir, ce n'est pas si simple.

D'où l'intérêt d'avoir différents moments dans une vie, avec des périodes plus intenses, et d'autres au cours desquelles l'investissement est moins intense, ce qui permet cette respiration qui est difficile lorsque l'on a l'obligation de gérer beaucoup de demandes individuelles. Nous parlions de la souffrance de ne pas pouvoir y répondre, mais écouter, c'est déjà répondre. Par ailleurs, s'il est difficile de faire avancer les choses dans le travail institutionnel, on peut voir des résultats directs sur des cas individuels. J'ai travaillé sur le pétitionnement, souvent les pétitions ne servent à rien, mais le militant qui a obtenu une signature est déjà content d'avoir obtenu quelque chose. De même, un ensemble d'élus peut certes ne pas avoir réussi à faire passer la loi qu'il voulait faire passer, mais ils auront résolu la situation individuelle d'une personne donnée. Quand on demande ce qui fait que l'on a passé une bonne ou une mauvaise journée, la bonne journée peut être celle où l'on a résolu un cas individuel.

Mais indépendamment de cela, il est essentiel de trouver le temps du débat politique. Nous avons beaucoup parlé des travaux d'Olivier Costa et d'Éric Kerrouche, qui ont mis en évidence le fait qu'au niveau local, le débat ne sera pas partisan, ce qui n'empêche pas une réflexion plus générale sur des enjeux politiques. Mais du fait des spécificités institutionnelles, l'aspect partisan est souvent évacué à l'échelon local.

J'ai beaucoup travaillé sur les réseaux sociaux, et je ne suis pas d'accord avec vous. Sur les réseaux sociaux, on ne trouve pas tout le monde. L'expérience que vous donnez est très intéressante : effectivement, plus de personnes participent, parce qu'il y a des personnes qui viennent de toute la France. Mais si vous aviez pu organiser au même moment une réunion à Strasbourg, à Reims et à Lyon, tous ces gens seraient venus. Ca ne veut pas dire que socialement, vous avez des profils différents.

Dans nos travaux, nous nous interrogeons sur une fracture numérique, qui viendrait s'ajouter à la fracture sociale traditionnelle, précisément parce que le fait de passer par l'écrit est très handicapant. Ce n'est pas simplement le fait de ne pas avoir internet et de ne pas maîtriser la technique, mais aussi le passage à l'écrit. Il est encore plus handicapant pour un ensemble de personnes qui ne vont pas oser, parce qu'elles ne maîtrisent pas bien l'orthographe ou la grammaire. À l'oral déjà, beaucoup s'autocensurent ou ne viennent pas, mais à l'écrit, les choses risquent d'être encore pires. Il faut vraiment se demander avec qui l'on interagit sur les réseaux sociaux.

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On s'adresse à des milieux différents. Prendre la parole en public, dans une salle de 50 personnes, c'est aussi extrêmement difficile, et peu de gens le font effectivement. Il y a une barrière à l'écrit, mais ce n'est probablement pas la même qu'en réunion publique. Il ne s'agit jamais de substituer une forme de contact à une autre, la question est de savoir comment utiliser les réseaux sociaux en complément, pour toucher des cibles que nous ne captons pas. Je regrette, celui qui rentre du bureau à 19 heures ne va pas se taper une réunion publique de son député.

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Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II

Au Parti communiste, c'était le cas.

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D'accord, mais soyons réalistes, le Parti communiste ne remplit pas les salles de rendez-vous citoyens aujourd'hui. C'est l'intérêt de cette notion de complémentarité : capter des publics différents. Cela soulève d'ailleurs de nombreux problèmes de droit, par exemple l'utilisation des bases de données d'adresses électroniques que nous récupérons, il faudrait que se pencher sur le sujet.

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À l'époque où tout le monde s'enthousiasmait de la façon dont la campagne d'Obama avait été menée – c'était devenu le modèle absolu – j'avais lu une étude sur l'impact des tracts dans les boîtes aux lettres, c'est-à-dire de l'écrit. J'avoue avoir reçu un coup au moral, ayant beaucoup distribué de tracts dans ma vie… Peut-être que là aussi, le rapport à la lecture a évolué. Bien sûr, en réunion publique, il faut oser lever la main pour prendre la parole. Mais je suis frappée, dans des villes comme Stains ou La Courneuve, de l'ampleur que prend la fracture numérique, c'est un véritable drame pour une partie de la population. Parfois, le chemin du droit n'est plus praticable. Un travailleur immigré qui veut prendre rendez-vous pour sa première carte de séjour à Bobigny doit attendre sept mois, quand il a réussi à demander un rendez-vous sur la plateforme numérique. Il n'y a plus les moyens humains, et en plus il y a le blocage numérique.

Nous devons nous emparer du problème que représente la fracture numérique. Il faut toujours avoir en tête que 2,5 millions de personnes qui ont fait toute leur scolarité élémentaire et le début du secondaire en France – je ne parle pas de familles primo-arrivantes – sont illettrées. Il faut l'avoir en tête lorsque l'on parle du rapport au numérique.

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Une dernière remarque. Nous disons que nous voulons un débat de qualité, mais que nous n'avons plus le temps de le faire. Il faut choisir son temps. Si l'on substituait à la décision individuelle d'imposer son sujet à tout le monde une réflexion collective sur les priorités de débat ? On pourrait imaginer qu'en commission, chacun ait la liberté individuelle de déposer un amendement, mais que les groupes politiques choisissent les sujets clés de débat, et qu'ils focalisent le débat sur les points qu'ils estiment les plus forts, les plus importants, et le message politique le plus riche.

La solution, c'est ce que tout le monde fait dans sa vie : concentrer son temps sur ce que l'on estime prioritaire. Nous ne le faisons pas, nous laissons cette responsabilité à l'individu au détriment d'un sens politique collectif. C'est une question de choix.

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Merci pour ces échanges très riches. J'ajoute que dans la région du Grand Est, dans le plus petit village, quelle que soit sa population, il y aura partout l'internet à très haut débit dans quatre ans. C'est donc possible. Cela ne retire rien à la justesse des remarques de Mme Buffet sur l'éducation, mais lève la barrière que l'on pensait irrémédiable de l'accès au très haut débit.

La table ronde s'achève à quinze heures quinze.

Présences en réunion :

- M. Jean-Luc Warsmann, président ;

- Mme Marie-George Buffet ;

- M. Sylvain Waserman.M. Pieyre-Alexandre Anglade (excusé)

- Mme Marielle de Sarnez (excusé)