Intervention de Rémi Lefebvre

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h05
Groupe de travail sur la procédure législative et l'organisation parlementaire et les droits de l'opposition

Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'Université de Lille II :

Je voudrais préciser que nous avons travaillé sur des agendas de députés de la législature précédente qui cumulaient plusieurs mandats et exerçaient des responsabilités locales importantes. L'agenda est à la fois un contenant et un contenu : c'est un outil pour gérer le temps, mais aussi une fenêtre qui nous permet de voir quel usage les députés en font.

Jean-Gabriel Contamin a rappelé tout à l'heure ce que l'on peut appeler la définition constitutionnelle du député. Dans une définition plus profane, c'est-à-dire aux yeux des citoyens, le député est largement un acteur de proximité : la vision dominante est celle du député accessible, disponible et « assistante sociale » – ce terme revient régulièrement dans les entretiens. On constate historiquement une espèce de « mayoralisation » de la figure du député : les attentes à son égard sont largement plaquées sur celles qui valent pour le maire.

Ces attentes étant extrêmement prégnantes, les députés déploient des stratégies d'ubiquité en circonscription afin de se dédoubler et d'être présents partout, grâce à diverses formes de proximité. Nous avons distingué une proximité protocolaire, qui passe par un travail de représentation dans certaines manifestations, une proximité informelle, relevant de la sociabilité locale, avec une dimension plus spontanée, une proximité que nous avons qualifiée de « néoclientéliste », qui s'appuie sur les permanences parlementaires et les échanges de services, étant entendu que les députés ont de moins en moins à distribuer et que la fidélité de l'électeur est de moins en moins rentable électoralement – on pourra y revenir si vous le souhaitez –, et enfin des formes de proximité plus participatives, qui voient l'élu jouer un rôle d'animateur du dialogue local.

Ces stratégies d'ubiquité et de proximité font appel à plusieurs techniques. On peut faire des sauts de puce, afin de maximiser le nombre d'endroits où l'on se trouve et de fractionner son temps, ou au contraire rester plus longtemps quelque part, en jouant la carte de la rareté et de la qualité de l'interaction avec les citoyens. Par ailleurs, les stratégies d'ubiquité utilisent de plus en plus le numérique et les réseaux sociaux : la proximité peut ne pas être présentielle, mais interactionnelle.

Autre remarque, il faut éviter de fantasmer sur la proximité et les attentes des citoyens dans ce domaine : on peut faire l'hypothèse que les citoyens n'entretiennent plus le même rapport avec leur député que dans un état antérieur du jeu politique. Cela renvoie à des réflexions autour de la notion sociologique de « capital d'autochtonie » : les élus ont tendance à surestimer la manière dont les citoyens s'identifient à eux et à leur territoire. Il est possible que les attentes évoluent en matière de proximité, et que l'on souhaite plutôt de l'efficacité. Une enquête passionnante a été réalisée par l'IFOP sur le taux de notoriété des maires : contrairement à ce que pourrait faire croire une vision un peu « enchantée » de la réalité, seuls 50 % des Français connaissent le nom de leur maire. Il y a une part de fantasme dans la vision d'un maire qui serait un primus inter pares en perpétuelle interaction avec ses concitoyens. Les travaux sociologiques montrent que les maires n'ont plus nécessairement le même profil qu'avant : on parle désormais de « technotables » en science politique, c'est-à-dire de maires techniciens. La vision antérieure de la fonction de maire correspond assez bien à une certaine imagerie villageoise, mais pas à une France de plus en plus urbanisée, ou périurbanisée, qui est marquée par un certain détachement à l'égard du politique.

J'en viens aux conséquences du contexte nouveau que vous connaissez et que nous observons en tant que politistes. Il se caractérise par des évolutions à la fois structurelles et conjoncturelles : on observe non seulement une transformation des règles du jeu, avec la fin du cumul des mandats et de la réserve parlementaire, dont il a beaucoup été question dans les médias, mais aussi, de manière plus conjoncturelle – car on ne sait pas encore s'il s'agit d'une évolution structurelle –, un renouvellement élitaire et parlementaire sans équivalent depuis 1958, qui a conduit à l'Assemblée nationale des députés dont les trajectoires, les profils et les conceptions du métier politique diffèrent de ce que l'on voyait sous les législatures précédentes. Cette situation amène à repenser la place de la circonscription dans le travail parlementaire.

On avait coutume de dire, en science politique, que le cumul des mandats est un « fait social total » : c'était même l'un des traits les plus structurants du jeu politique depuis l'entre-deux-guerres – je rappelle, au passage, que ce sont plutôt des partis de gauche, et le parti socialiste en particulier, qui ont contribué à imposer le modèle du député-maire en France. Sous la précédente législature, 50 % des députés avaient un mandat de maire et 82 % un mandat local. Le cumul structurait la scène politique nationale et locale. Aujourd'hui, 42 % des députés exercent un mandat local, soit deux fois moins que sous la législature précédente, et 193 d'entre eux sont conseillers municipaux : ils détiennent des mandats relativement subalternes dans la hiérarchie locale.

Cette transformation affecte le rapport au territoire. Il faut néanmoins préciser que la limitation du cumul des mandats n'implique pas, en soi, la fin de la proximité au sein de la circonscription. L'argument employé par les défenseurs du cumul paraît, en effet, un peu spécieux : en quoi des mandats locaux assurent-ils mécaniquement une proximité locale ? En tant que député, on peut tout à fait entretenir les types de proximité que j'ai évoqués tout à l'heure, et le scrutin uninominal induit une forme de proximité dont on peut jouer. Nos entretiens avec des députés montrent cependant qu'ils déplorent leur manque de prise sur le territoire. On ne peut plus nouer des liens sur la seule base de la notoriété de l'élu local et de sa présence – au demeurant, celle-ci était déjà limitée dans les circonscriptions comportant beaucoup de communes. Les primo-députés doivent aujourd'hui inventer de nouvelles formes de proximité, ce qui est d'autant plus délicat que, souvent, ils n'ont pas d'ancrage local préalable.

C'est en effet le second facteur, qui est très important : le renouvellement de l'Assemblée nationale a conduit à l'apparition d'un nouveau profil, dont la presse s'est largement fait l'écho. On compte aujourd'hui 72 % de primo-députés, contre 42 % en 2012 et 28 % en 2007. Par ailleurs, Sébastien Michon a montré que les députés actuels avaient mené une carrière politique pendant 11 ans, en moyenne, avant leur élection à l'Assemblée, contre 19 ans en 2012. Les députés de La République en Marche, notamment, se caractérisent par un faible ancrage local préalable : ils ne sont pas passés par le cursus honorum traditionnel, au sens où ils n'ont pas gravi les échelons permettant d'accumuler un capital politique personnel, de proximité, qui peut ensuite être utilisé dans l'exercice du mandat parlementaire.

Faute d'ancrage local préalable, on constate chez certains députés une difficulté à trouver des prises pour jouer un rôle de proximité. C'est d'autant plus délicat que le temps passé à l'Assemblée nationale a incontestablement augmenté, de manière significative. Un questeur a récemment déclaré que l'on ne reste plus deux mais quatre nuits par semaine à Paris. Par ailleurs, le profil des nouveaux députés est plus technicien qu'auparavant : ils ont une conception moins sociale qu'experte de leur fonction.

On peut aussi penser, mais ce n'est qu'une hypothèse, que l'on se projette moins qu'auparavant dans une carrière longue ou que l'on n'anticipe pas nécessairement sa réélection dans un contexte marqué par une grande incertitude sur les contours des futures circonscriptions, en raison du redécoupage lié à l'introduction du scrutin proportionnel et à la réduction du nombre de députés. D'un point de vue strictement rationnel – l'une des rationalités du député consistant à se faire réélire –, cela vaut-il la peine de travailler une circonscription alors qu'elle ne sera pas nécessairement le cadre de la prochaine élection ?

D'autre part, le sort des députés dépend de plus en plus de l'élection présidentielle, du fait de l'inversion du calendrier électoral, et certains estiment que l'ancrage local est de moins en moins rentable politiquement et électoralement : l'effet de ce que l'on appelle le vote personnel s'est amoindri avec la nationalisation des élections législatives. Des travaux d'Eric Kerrouche montrent néanmoins que le vote personnel peut encore exister : il est susceptible d'atténuer la nationalisation des élections.

Pour terminer, je voudrais évoquer rapidement les réflexions en cours sur des formes de substitut à la réserve parlementaire, dans la perspective d'un ancrage local des députés. Le Monde a récemment fait état d'un certain nombre d'innovations, telles que des plateformes visant à financer des associations par l'intermédiaire d'entreprises, ou encore des projets de crowdfunding : des travaux ont lieu sur le renouvellement des modalités d'action dans les circonscriptions afin de s'adapter à la nouvelle situation qui prévaut.

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