Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 19 avril 2018 à 14h40
Groupe de travail sur la procédure législative et l'organisation parlementaire et les droits de l'opposition

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) :

Chers collègues, chers amis, sachez que vos remarques me vont droit au cœur.

Les sujets sur lesquels votre groupe de travail se penche sont à l'intersection de la science et de la politique. De manière générale, beaucoup de questions de société dépendent d'actions collectives qui renvoient à de multiples facteurs – pensons à l'environnement, aux grands défis lancés à la planète– et les questions qui mêlent science et politique revêtent aujourd'hui une importance croissante. Pourquoi ? Parce que la technologie est de plus en plus sophistiquée et qu'elle est de plus en plus imbriquée dans notre société. Intelligence artificielle, bloc-chaînes, cybersécurité, bases de données s'invitent dans les discours des dirigeants politiques du monde entier. Et j'ai pu constater que si, dans certains cas, ils maîtrisaient ces sujets, dans d'autres, ils répétaient sans les comprendre les éléments qui leur avaient été fournis. Je considère que mieux on est informé, mieux c'est.

L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a été conçu pour prendre en compte ce type d'enjeu. Sa création dans les années 1980 a été motivée par la volonté de mieux cerner la question du nucléaire, à la fois éminemment scientifique et éminemment politique. Ce tropisme se ressent encore : l'Office procède régulièrement à des auditions d'acteurs du nucléaire. Depuis le début de la législature, nous avons ainsi reçu par deux fois les responsables de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) – une fois en comité restreint, une autre fois, pour une audition publique – ainsi que des membres de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), et la secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Un exemple de débat à la fois scientifique et politique qui a émergé lors de ces auditions est la question de savoir si la sécurité doit être regroupée avec la sûreté dans le périmètre des responsabilités de l'ASN, sachant que la France est le seul des pays développés ayant recours au nucléaire où l'autorité de contrôle ne s'occupe que de la sûreté. C'est un choix avant tout politique et on ne peut en comprendre les tenants et aboutissants que si l'on entre dans les détails techniques.

Les acteurs publics sont de plus en plus appelés à tenir compte des enjeux scientifiques dans leurs décisions. Le cas de l'intelligence artificielle est emblématique. L'une des raisons de la puissance de la Chine en ce domaine tient au fait que sa population est extrêmement technophile et prompte à adopter les solutions venant de cette industrie, dynamique toute différente de celle qui prévaut en Europe. Ces enjeux réclament d'être longuement expliqués à nos concitoyens et la représentation nationale a un grand rôle à jouer à cet égard. L'OPECST a vocation à se placer à la rencontre entre le politique, la science et la société.

J'ai d'abord connu l'Office de l'extérieur en tant que scientifique. Pendant plusieurs années, j'ai fait partie de son conseil scientifique, sous les présidences successives de Claude Birraux, Bruno Sido et Jean-Yves Le Déaut. Cela m'a beaucoup intéressé de participer à ses réunions où l'on pouvait intervenir sans avoir à se préoccuper de la couleur politique des uns et des autres.

Quand j'en ai pris la présidence puis la première vice-présidence, j'ai pu le connaître de l'intérieur et découvrir qu'il y avait beaucoup de complications.

La première de ces complications tient à la question clef de l'emploi du temps. Dans la configuration actuelle où l'Office n'a pas un statut de commission permanente, réunir ses membres régulièrement relève de la gageure, voire de la mission impossible. Quand une poignée de ses trente-six membres participe aux réunions, nous pouvons considérer cela comme un bon résultat car pour certaines auditions, il arrive que seuls deux ou trois membres soient présents.

Ces contraintes d'emploi du temps rendent également difficile la formulation de projets, notamment ceux destinés à faire évoluer l'institution. Mettre en place de nouvelles activités est toujours délicat. Pour la récente publication de notes de synthèse de quatre pages, nous avons pu compter sur un chef de service administratif extrêmement dévoué et réactif, mais, je le répète, cela a tenu de la gageure.

Autre facteur de complication : le caractère bicaméral de l'organisme qui oblige à rassembler, pour toute réunion officielle, à la fois l'Assemblée et le Sénat. En théorie, cela contribue à accroître la légitimité de l'institution et à enrichir les débats mais, en pratique, cela engendre des lourdeurs considérables qui nuisent à l'élaboration d'une stratégie.

Je me suis prononcé pour une transformation de l'Office en une paire de commissions permanentes, l'une à l'Assemblée, l'autre au Sénat, qui pourraient traiter, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays, des sciences et des technologies. Elles auraient pour fonction de débattre de ces sujets, d'examiner des textes de loi relevant de ces domaines ou ceux ayant trait plus particulièrement à l'enseignement supérieur et à la recherche. La commission des affaires culturelles et de l'éducation a un périmètre tellement large que cela représente pour elle un défi considérable. En outre, le contrôle de l'enseignement supérieur et de la recherche faisant partie des missions de l'OPECST, il y a en quelque sorte un doublon.

Cette transformation aurait un autre intérêt, celui de sanctuariser des moyens aussi bien humains que financiers alors que ceux dont dispose l'OPECST n'ont cessé de diminuer au cours des dernières décennies. Le Sénat a encore plus souffert que l'Assemblée à cet égard, passant tout près de la mort clinique pour ce qui est de sa contribution à l'Office.

Bien sûr, la transformation en commission permanente se heurterait à un obstacle, celui de notre Constitution qui a la spécificité de fixer le nombre de commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. La proposition émanant de deux groupes de travail de notre assemblée visant à déplafonner le nombre des commissions n'a pas été pour l'heure retenue par le Gouvernement pour la révision constitutionnelle à venir.

J'en viens aux actions de l'OPECST et à leur impact. Au cours des dernières décennies, l'Office a gagné sa réputation de sérieux scientifique grâce à de grands rapports de prospective très bien documentés construits selon des cycles de l'ordre de dix-huit mois. Leur impact pratique et politique a été très faible, hormis sur la question nucléaire – pensons à la loi Bataille. La temporalité sur laquelle ils reposent est en effet généralement trop longue pour attirer l'attention du politique. Nous avons donc choisi de nous fonder également sur le temps court en produisant des notes selon un cycle d'un mois, en action et réaction par rapport à l'actualité. Nous venons ainsi de publier dans des délais inédits une courte note sur le thème des bloc-chaînes qui doit venir en renfort de la mission d'information commune sur les usages des bloc-chaînes. Avec le soutien de l'administration et de notre conseil scientifique, nous avons pu atteindre un excellent niveau de consultation d'experts. D'autres notes courtes, déjà produites ou en cours, portent sur les publications scientifiques ou la rénovation énergétique, sujet qui aurait pu nous permettre de nous positionner en amont de certaines lois.

Pour qu'une interface entre science et politique soit efficace, il convient qu'elle soit introduite le plus tôt possible dans le cerveau de ceux ou celles qui vont préparer les transformations. Parmi les experts en la matière, citons sir Peter Gluckman, Chief Science Advisor de Nouvelle-Zélande, qui a la réputation d'être le plus grand connaisseur international des mécanismes de conseil scientifique pour les politiques. Lors des échanges que j'ai eus avec lui, il a insisté sur le fait que sa mission la plus importante était d'attirer l'attention de tous les membres du Gouvernement, aussi en amont que possible, sur les problèmes qui pourraient se poser un jour, même s'ils apparaissaient hors sujet. Il répond à des commandes sur des sujets divers. Il s'est, par exemple, penché sur l'analyse du coût complet de l'investissement pénitentiaire : l'accroissement de la qualité de la vie en prison contribue-il à faire diminuer le taux de récidive et présente-t-il un bénéfice pour la société ? Il faut dire que l'écosystème néo-zélandais a une particularité : les données sociales sont précises et collectées sur une durée longue, ce qui permet de donner une réponse scientifique relativement claire à ce genre de question.

Le lien entre intelligence artificielle et justice, qui il y a encore quelques années relevait de la science-fiction, fait désormais partie des domaines d'expérimentation. Si un garde des sceaux a été sensibilisé en amont à ce genre de problématique, il pourra envisager d'y consacrer un jour des dispositions dans tel ou tel projet de loi. Il est beaucoup plus facile de modifier le tir quand les choses en sont encore au stade embryonnaire que lorsque le projet est déjà bien formé.

L'exigence de travailler en amont implique pour l'Office de veiller aux relations avec les autres commissions. Je note à ce sujet qu'au niveau gouvernemental, les organismes qui sont censés conseiller scientifiquement les gouvernements ne sont ni opérationnels ni influents. L'Académie des sciences a pour mission, depuis des siècles, de conseiller l'exécutif, mais elle n'y parvient plus car elle travaille sur un temps très long, en décalage avec le rythme du Gouvernement : elle n'est plus consultée. Le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (CSRT) n'a été réuni que de façon épisodique – une fois, je crois, ces trois dernières années. Dans un pays de très forte tradition de conseil scientifique comme le Japon, l'organisme ayant les mêmes fonctions se réunit quatre fois par an sous la présidence directe du Premier ministre et ses débats donnent lieu à des comptes rendus publics. Cette culture de contacts et de consultations régulières fait totalement défaut en France.

J'ajouterai que les moyens d'action de l'OPECST ne sont pas dissociables de ses missions d'information et de conseil. J'ai pu constater combien il était difficile de disposer de moyens vidéos rapides. Nous sommes obligés d'avoir recours à ceux du Sénat en ce moment. Nous avons inauguré des plateformes Internet ouvertes qui permettent, via l'application Beekast, d'enrichir les auditions par des questions posées par les citoyens curieux. Nous avons eu recours à ce procédé pour des débats concernant le compteur Linky et l'intelligence artificielle. Il constitue un apport très intéressant, car il nous permet de remplir notre mission au service de la nation au plus près des préoccupations exprimées par nos concitoyens.

Nous rencontrons d'autres problèmes qui vont des bureaux – la question a été réglée de manière temporaire – aux ressources humaines, en passant par la mise à disposition de salles de projection et de salles de réunion. La France est le seul des grands pays développés à n'avoir aucun expert au sein de son office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques, les administrateurs étant des généralistes. En attendant de mettre en place des mécanismes plus pérennes pour renforcer l'expertise, nous avons embauché deux experts à titre expérimental.

Aucun de ces obstacles n'est insurmontable mais tous réclament de faire preuve de volonté.

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