GROUPE DE TRAVAIL N°3 – PROCÉDURE LÉGISLATIVE ET ORGANISATION PARLEMENTAIRE ET DROITS DE L'OPPOSITION
Jeudi 19 avril 2018
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président du groupe de travail
- Audition de M. Cédric Villani, premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST)
La réunion commence à quatorze heures quarante.
Nous avons le grand plaisir d'accueillir M. Cédric Villani, premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Oserai-je avouer que, dans mon département, je cite souvent l'exemple de notre collègue dont le travail honore la politique, qu'il réfléchisse à la place de l'enseignement des mathématiques dans notre pays ou au rôle de l'intelligence artificielle ?
Notre groupe de travail se penche sur trois sujets en priorité : le partage de l'ordre du jour organisé par l'article 48 de la Constitution ; la structure des semaines de séances ; l'articulation aujourd'hui problématique des différentes activités.
Ce qui nous intéresse aujourd'hui, cher collègue, c'est votre expérience de responsable politique d'un organisme permanent de l'Assemblée – comment des organismes tels que l'OPECST pourraient-ils mieux fonctionner ? – mais aussi votre façon de voir, d'un œil neuf et avec votre intelligence, le fonctionnement de notre assemblée.
Je vais sans plus attendre laisser notre collègue prendre la parole, certain par avance que son intervention enrichira nos travaux.
Chers collègues, chers amis, sachez que vos remarques me vont droit au cœur.
Les sujets sur lesquels votre groupe de travail se penche sont à l'intersection de la science et de la politique. De manière générale, beaucoup de questions de société dépendent d'actions collectives qui renvoient à de multiples facteurs – pensons à l'environnement, aux grands défis lancés à la planète– et les questions qui mêlent science et politique revêtent aujourd'hui une importance croissante. Pourquoi ? Parce que la technologie est de plus en plus sophistiquée et qu'elle est de plus en plus imbriquée dans notre société. Intelligence artificielle, bloc-chaînes, cybersécurité, bases de données s'invitent dans les discours des dirigeants politiques du monde entier. Et j'ai pu constater que si, dans certains cas, ils maîtrisaient ces sujets, dans d'autres, ils répétaient sans les comprendre les éléments qui leur avaient été fournis. Je considère que mieux on est informé, mieux c'est.
L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a été conçu pour prendre en compte ce type d'enjeu. Sa création dans les années 1980 a été motivée par la volonté de mieux cerner la question du nucléaire, à la fois éminemment scientifique et éminemment politique. Ce tropisme se ressent encore : l'Office procède régulièrement à des auditions d'acteurs du nucléaire. Depuis le début de la législature, nous avons ainsi reçu par deux fois les responsables de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) – une fois en comité restreint, une autre fois, pour une audition publique – ainsi que des membres de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), et la secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Un exemple de débat à la fois scientifique et politique qui a émergé lors de ces auditions est la question de savoir si la sécurité doit être regroupée avec la sûreté dans le périmètre des responsabilités de l'ASN, sachant que la France est le seul des pays développés ayant recours au nucléaire où l'autorité de contrôle ne s'occupe que de la sûreté. C'est un choix avant tout politique et on ne peut en comprendre les tenants et aboutissants que si l'on entre dans les détails techniques.
Les acteurs publics sont de plus en plus appelés à tenir compte des enjeux scientifiques dans leurs décisions. Le cas de l'intelligence artificielle est emblématique. L'une des raisons de la puissance de la Chine en ce domaine tient au fait que sa population est extrêmement technophile et prompte à adopter les solutions venant de cette industrie, dynamique toute différente de celle qui prévaut en Europe. Ces enjeux réclament d'être longuement expliqués à nos concitoyens et la représentation nationale a un grand rôle à jouer à cet égard. L'OPECST a vocation à se placer à la rencontre entre le politique, la science et la société.
J'ai d'abord connu l'Office de l'extérieur en tant que scientifique. Pendant plusieurs années, j'ai fait partie de son conseil scientifique, sous les présidences successives de Claude Birraux, Bruno Sido et Jean-Yves Le Déaut. Cela m'a beaucoup intéressé de participer à ses réunions où l'on pouvait intervenir sans avoir à se préoccuper de la couleur politique des uns et des autres.
Quand j'en ai pris la présidence puis la première vice-présidence, j'ai pu le connaître de l'intérieur et découvrir qu'il y avait beaucoup de complications.
La première de ces complications tient à la question clef de l'emploi du temps. Dans la configuration actuelle où l'Office n'a pas un statut de commission permanente, réunir ses membres régulièrement relève de la gageure, voire de la mission impossible. Quand une poignée de ses trente-six membres participe aux réunions, nous pouvons considérer cela comme un bon résultat car pour certaines auditions, il arrive que seuls deux ou trois membres soient présents.
Ces contraintes d'emploi du temps rendent également difficile la formulation de projets, notamment ceux destinés à faire évoluer l'institution. Mettre en place de nouvelles activités est toujours délicat. Pour la récente publication de notes de synthèse de quatre pages, nous avons pu compter sur un chef de service administratif extrêmement dévoué et réactif, mais, je le répète, cela a tenu de la gageure.
Autre facteur de complication : le caractère bicaméral de l'organisme qui oblige à rassembler, pour toute réunion officielle, à la fois l'Assemblée et le Sénat. En théorie, cela contribue à accroître la légitimité de l'institution et à enrichir les débats mais, en pratique, cela engendre des lourdeurs considérables qui nuisent à l'élaboration d'une stratégie.
Je me suis prononcé pour une transformation de l'Office en une paire de commissions permanentes, l'une à l'Assemblée, l'autre au Sénat, qui pourraient traiter, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays, des sciences et des technologies. Elles auraient pour fonction de débattre de ces sujets, d'examiner des textes de loi relevant de ces domaines ou ceux ayant trait plus particulièrement à l'enseignement supérieur et à la recherche. La commission des affaires culturelles et de l'éducation a un périmètre tellement large que cela représente pour elle un défi considérable. En outre, le contrôle de l'enseignement supérieur et de la recherche faisant partie des missions de l'OPECST, il y a en quelque sorte un doublon.
Cette transformation aurait un autre intérêt, celui de sanctuariser des moyens aussi bien humains que financiers alors que ceux dont dispose l'OPECST n'ont cessé de diminuer au cours des dernières décennies. Le Sénat a encore plus souffert que l'Assemblée à cet égard, passant tout près de la mort clinique pour ce qui est de sa contribution à l'Office.
Bien sûr, la transformation en commission permanente se heurterait à un obstacle, celui de notre Constitution qui a la spécificité de fixer le nombre de commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. La proposition émanant de deux groupes de travail de notre assemblée visant à déplafonner le nombre des commissions n'a pas été pour l'heure retenue par le Gouvernement pour la révision constitutionnelle à venir.
J'en viens aux actions de l'OPECST et à leur impact. Au cours des dernières décennies, l'Office a gagné sa réputation de sérieux scientifique grâce à de grands rapports de prospective très bien documentés construits selon des cycles de l'ordre de dix-huit mois. Leur impact pratique et politique a été très faible, hormis sur la question nucléaire – pensons à la loi Bataille. La temporalité sur laquelle ils reposent est en effet généralement trop longue pour attirer l'attention du politique. Nous avons donc choisi de nous fonder également sur le temps court en produisant des notes selon un cycle d'un mois, en action et réaction par rapport à l'actualité. Nous venons ainsi de publier dans des délais inédits une courte note sur le thème des bloc-chaînes qui doit venir en renfort de la mission d'information commune sur les usages des bloc-chaînes. Avec le soutien de l'administration et de notre conseil scientifique, nous avons pu atteindre un excellent niveau de consultation d'experts. D'autres notes courtes, déjà produites ou en cours, portent sur les publications scientifiques ou la rénovation énergétique, sujet qui aurait pu nous permettre de nous positionner en amont de certaines lois.
Pour qu'une interface entre science et politique soit efficace, il convient qu'elle soit introduite le plus tôt possible dans le cerveau de ceux ou celles qui vont préparer les transformations. Parmi les experts en la matière, citons sir Peter Gluckman, Chief Science Advisor de Nouvelle-Zélande, qui a la réputation d'être le plus grand connaisseur international des mécanismes de conseil scientifique pour les politiques. Lors des échanges que j'ai eus avec lui, il a insisté sur le fait que sa mission la plus importante était d'attirer l'attention de tous les membres du Gouvernement, aussi en amont que possible, sur les problèmes qui pourraient se poser un jour, même s'ils apparaissaient hors sujet. Il répond à des commandes sur des sujets divers. Il s'est, par exemple, penché sur l'analyse du coût complet de l'investissement pénitentiaire : l'accroissement de la qualité de la vie en prison contribue-il à faire diminuer le taux de récidive et présente-t-il un bénéfice pour la société ? Il faut dire que l'écosystème néo-zélandais a une particularité : les données sociales sont précises et collectées sur une durée longue, ce qui permet de donner une réponse scientifique relativement claire à ce genre de question.
Le lien entre intelligence artificielle et justice, qui il y a encore quelques années relevait de la science-fiction, fait désormais partie des domaines d'expérimentation. Si un garde des sceaux a été sensibilisé en amont à ce genre de problématique, il pourra envisager d'y consacrer un jour des dispositions dans tel ou tel projet de loi. Il est beaucoup plus facile de modifier le tir quand les choses en sont encore au stade embryonnaire que lorsque le projet est déjà bien formé.
L'exigence de travailler en amont implique pour l'Office de veiller aux relations avec les autres commissions. Je note à ce sujet qu'au niveau gouvernemental, les organismes qui sont censés conseiller scientifiquement les gouvernements ne sont ni opérationnels ni influents. L'Académie des sciences a pour mission, depuis des siècles, de conseiller l'exécutif, mais elle n'y parvient plus car elle travaille sur un temps très long, en décalage avec le rythme du Gouvernement : elle n'est plus consultée. Le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (CSRT) n'a été réuni que de façon épisodique – une fois, je crois, ces trois dernières années. Dans un pays de très forte tradition de conseil scientifique comme le Japon, l'organisme ayant les mêmes fonctions se réunit quatre fois par an sous la présidence directe du Premier ministre et ses débats donnent lieu à des comptes rendus publics. Cette culture de contacts et de consultations régulières fait totalement défaut en France.
J'ajouterai que les moyens d'action de l'OPECST ne sont pas dissociables de ses missions d'information et de conseil. J'ai pu constater combien il était difficile de disposer de moyens vidéos rapides. Nous sommes obligés d'avoir recours à ceux du Sénat en ce moment. Nous avons inauguré des plateformes Internet ouvertes qui permettent, via l'application Beekast, d'enrichir les auditions par des questions posées par les citoyens curieux. Nous avons eu recours à ce procédé pour des débats concernant le compteur Linky et l'intelligence artificielle. Il constitue un apport très intéressant, car il nous permet de remplir notre mission au service de la nation au plus près des préoccupations exprimées par nos concitoyens.
Nous rencontrons d'autres problèmes qui vont des bureaux – la question a été réglée de manière temporaire – aux ressources humaines, en passant par la mise à disposition de salles de projection et de salles de réunion. La France est le seul des grands pays développés à n'avoir aucun expert au sein de son office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques, les administrateurs étant des généralistes. En attendant de mettre en place des mécanismes plus pérennes pour renforcer l'expertise, nous avons embauché deux experts à titre expérimental.
Aucun de ces obstacles n'est insurmontable mais tous réclament de faire preuve de volonté.
Vous militez pour la création de deux commissions permanentes consacrées à la science, à la technologie et l'enseignement supérieur mais les questions à la croisée de la science, de la technologie et de la politique concernent toutes les commissions. Prenons la commission des lois. Outre les rapports entre intelligence artificielle et justice déjà évoqués, il y a la question des légathèques, qui inquiètent les avocats. Amazon va-t-il un jour lancer des consultations juridiques à distance en prenant appui sur de telles bases de données, avec tous les problèmes de sécurité que cela pose ? Les commissions ont besoin des compétences de l'OPECST.
Faudrait-il faire de l'Office un mélange de commission permanente et de commission spéciale ?
Cette question est très intéressante et renvoie à un dilemme, qui est un peu un crève-cœur. Dans son organisation actuelle, l'OPECST tire une partie de sa richesse du fait que ses membres appartiennent à diverses commissions permanentes, ce qui leur permet à la fois d'importer l'expérience acquise en leur sein et d'exporter celle qu'ils ont accumulée en participant aux travaux de l'Office. Par exemple, Thomas Gassiloud, membre de la commission de la défense, est très actif sur les questions numériques ; quant à Émilie Cariou, de la commission des finances, elle se consacre plus particulièrement au nucléaire, du fait de la proximité de sa circonscription de la Meuse avec deux centrales, et aux modèles économiques des publications scientifiques. Il n'empêche que dans la configuration actuelle, cette richesse est en grande partie marginalisée par la simple impossibilité de réunir tous les membres de l'Office. La dynamique de groupe fait défaut. La base qui travaille efficacement est très restreinte. Avec les administrateurs de l'OPECST, nous avons pesé de manière systématique les avantages et les inconvénients du fonctionnement actuel et, pour l'heure, les inconvénients l'emportent, compte tenu des contraintes liées à l'organisation de la semaine parlementaire.
Si l'OPECST se transforme et que deux commissions permanentes se créent, il faudra, bien sûr, que leur travail reste synchronisé, notamment à travers des réunions communes, et qu'elles partagent des ressources. La première de ces ressources est le conseil scientifique composé d'experts nommés ès qualités avec pour mission d'attirer l'attention de l'Office sur des sujets intéressants, de formuler des recommandations, de lui donner des grandes orientations et de lui fournir des indications sur des réseaux scientifiques pour les auditions. Même s'il ne se réunit pas souvent, ce conseil scientifique joue un rôle fondamental d'orientation. Et il n'est pas si facile de trouver des scientifiques suffisamment intéressés par la politique et le débat public pour s'y impliquer. Nous pourrions aussi envisager que ce même conseil scientifique joue un rôle auprès du Conseil économique, social et environnemental (CESE), dont les nouveaux contours se dessinent peu à peu, même si c'est encore de façon fort floue.
Il serait naturel de poursuivre le travail de long terme autour de rapports de prospective rassemblant les deux commissions du Sénat et de l'Assemblée mais il serait bon aussi de découpler leur travail respectif. Nous l'avons déjà expérimenté avec les notes courtes : certaines ont été élaborées par l'Assemblée seule, d'autres conjointement par l'Assemblée et le Sénat. Le découpage bicaméral permettrait d'apporter plus de souplesse.
Les commissions permanentes devraient reposer sur un principe directeur : la réflexion scientifique et technologique doit irriguer tout le reste. Il y a, d'une part, l'organisation de la science et de la technologie – doit-on sélectionner ou pas ? faut-il financer des grands projets ou plutôt des petits ? Le financement doit-il passer par des appels à projets ou donner carte blanche aux chercheurs ? –, qui relève de choix politiques au service de la science. Il y a, d'autre part, l'apport de la science à la décision politique. Le conseil scientifique de la Commission européenne, dont j'ai été membre, est très attentif à distinguer ces deux problématiques : science for policy et policy for science. En l'occurrence, il ne s'occupe pas de l'organisation de la science. Pour l'instant, l'OPECST couvre aussi bien le conseil scientifique aux politiques que l'évaluation de la politique scientifique. Pour ce qui est des choix politiques pour la science, la commission pourrait être amenée à légiférer. En matière de conseil scientifique, elle aurait pour simple but d'instruire des dossiers pour les autres commissions, soit en anticipation, soit en réaction : « Voici l'état de la science, maintenant les choix vous appartiennent. »
Vous avez insisté sur le fait que l'évaluation devait intervenir le plus tôt possible en amont. C'est une préoccupation particulièrement présente au sein du groupe de travail dédié à l'évaluation et au contrôle. La majorité des travaux des commissions portent sur des projets de loi et non pas sur des propositions de loi. Dans ces conditions, comment le Parlement peut-il participer à l'évaluation d'un projet de loi en se fondant sur une expertise, notamment scientifique ? Comment son avis peut-il être entendu et accepté au moment où la loi se construit ?
Ma deuxième question porte sur l'organisation du temps parlementaire. Les semaines consacrées au contrôle et à l'évaluation me chagrinent. Il y a très peu de présents et les réunions sont très éparpillées. Certes, nous débattons mais je ne suis pas certaine que nous évaluions grand-chose. Il faudrait revoir ce fonctionnement en prévoyant de se consacrer à l'évaluation d'une politique en particulier. Quelle nouvelle organisation envisageriez-vous ?
Première remarque, l'évaluation et le contrôle se déroulent en aval et sont donc forcément moins motivants que l'action menée en amont : au lieu de rêver à ce qui pourrait être fait, on se retrouve à constater que la réalité est moins intéressante que ce que l'on avait imaginé. Ce n'est ni motivant ni gratifiant. Tout ce qui peut être fait avant même l'élaboration du projet de loi possède donc, en pratique, un plus grand pouvoir de mobilisation et a davantage d'intérêt. Toutefois, bien que n'ayant qu'une année d'expérience dans cette maison, j'ai déjà connu de cruelles déceptions à cet égard.
Dans le cadre de la réforme des institutions, par exemple, je m'étais précipité avec enthousiasme sur l'évaluation de l'influence des différents modes de scrutin sur la composition de l'Assemblée. Nous étions quelques-uns à avoir fait part au président de Rugy de notre volonté de travailler sur ce sujet, qui mélange des questions mathématiques, statistiques, d'une part, et des questions constitutionnelles, d'autre part. Il s'agissait de mesurer, en nous aidant de simulations numériques, l'influence de la dose de proportionnelle, des quantums que l'on met ici et là, de la façon dont on mixe proportionnelle et scrutin majoritaire… En définitive, nous continuons à travailler sur ce sujet à l'Office, mais les arbitrages ont déjà été rendus en amont. Pourtant, je suis frappé de découvrir, au fur et à mesure de l'instruction du dossier, combien les choses sont plus complexes qu'on ne le croyait. Or, pour avoir discuté avec certaines personnes qui se sont exprimées de façon forte dans la presse sur l'influence de tel ou tel choix, je peux vous garantir qu'elles ne sont pas au courant de toutes les subtilités de cette matière.
De même, en ce qui concerne la manière dont les enjeux environnementaux pourraient être inscrits dans la Constitution, le décalage entre les réflexions du groupe de travail et ce que l'on retrouve dans la copie laisse rêveur… Beaucoup se joue donc avant la présentation du projet de loi. J'ignore les mécanismes qu'il faudrait utiliser, mais c'est certainement à ce stade que l'on peut avoir le plus d'impact et que l'on peut mobiliser le plus facilement les gens, en tout cas ceux qui se passionnent pour le lien entre science et politique.
En ce qui concerne l'organisation générale du contrôle, les études d'impact apparaissent bien entendu comme un élément important mais elles sont, pour l'instant, manifestement sous-employées. J'ai suggéré qu'une proposition de loi vise à inscrire explicitement dans la loi organique que l'étude d'impact doit prendre en compte les enjeux scientifiques et technologiques, ne serait-ce que pour forcer le Gouvernement à instruire ce dossier. La loi sur la transition énergétique est l'archétype du texte qui pâtit de l'absence d'une telle étude – cela s'est rappelé douloureusement à nous tout récemment. En effet, on a inscrit dans la loi qu'on allait modifier les proportions du mix énergétique sur une durée donnée mais, à aucun moment, l'étude d'impact n'indique ce qu'il faut faire en pratique – quelles usines ouvrir ou fermer, quelles recherches développer, quels laboratoires impliquer –, si bien que l'on constate, quelques années plus tard, que rien n'a avancé et qu'il faut donc repousser l'échéance. Cet exemple illustre le fait que la démocratie non instruite par des études scientifiques et technologiques est une illusion. Si l'on n'a pas réfléchi aux moyens techniques de mettre en œuvre ses décisions, on n'a pas vraiment le choix.
La véritable question, selon moi, est donc celle de l'amont – avant l'avant-projet de loi et dans le cadre de l'étude d'impact – plutôt que celle de l'aval. Quant au point de savoir comment pourrait être améliorée l'organisation de la semaine de contrôle, je l'ignore.
Il me paraît très intéressant de prendre en compte le regard scientifique et technologique sur tous les textes qui le nécessitent, bien en amont de leur présentation. L'exemple que tu viens de citer me fait penser à ces entreprises dont le directeur commercial annonce : « L'année prochaine, on fera 5 % de plus ! » Pourquoi 5 % ? On ne sait pas, mais c'est sur cette base que les employés seront jugés. Nous avons tout de même, aujourd'hui, des moyens d'apprécier certains éléments. Cet apport me paraît donc très intéressant.
Je ferai une petite remarque sur ce que l'on entend par science et technologie. Aujourd'hui, de plus en plus, on a besoin – c'est évident pour certains d'entre vous – de l'apport des sciences humaines et sociales. La question de l'intelligence artificielle est emblématique, à cet égard. La petite équipe qui m'a accompagné dans la rédaction de mon rapport comprenait des experts en sciences humaines, en philosophie du travail, en droit, qui étaient présents, pour majeure partie, dans le secrétariat du Conseil national du numérique. Par parenthèse, cette instance chargée de conseiller le Gouvernement ou d'organiser le débat public était un organe très intéressant, par le croisement d'expertises qu'il favorisait – je dis « était » parce qu'après la démission spectaculaire de tous ses membres et le non-renouvellement de son secrétariat, il n'existe plus, du moins pour l'instant.
J'en viens à des questions plus terre-à-terre sur notre quotidien, car je sais que tu as parfois exprimé ta souffrance à ce propos. Quel est ton regard sur la structure des séances publiques et sur le débat parlementaire, tant en commission qu'en séance publique ? J'aimerais également connaître la perception que tu as de ta circonscription et des électeurs, que tu n'as certes pas découverts en étant élu parlementaire mais qui, auparavant, n'étaient pas, je suppose, ta première préoccupation. Comment un scientifique compte-t-il ses électeurs, si tu me permets cette métaphore ?
C'est très intéressant. Premièrement, la séance publique. Comme beaucoup, je n'étais pas du tout emballé par les mesures de limitation du droit d'amendement qui ont été proposées dans une première version du projet du Gouvernement. Néanmoins, il est important que nous trouvions ensemble des moyens de rendre la séance plus efficace. Mais, comme cela a bien été rappelé durant le séminaire constitutionnel, le Parlement n'est pas la principale cause de la longueur du processus d'adoption d'un texte, si l'on prend en compte le temps de préparation du projet de loi et sa mise en œuvre réglementaire. Le débat parlementaire ne représente qu'une fraction, qui n'est même pas majoritaire – elle est peut-être de 30 % –, de l'ensemble du processus. Il ne faut donc pas croire qu'on accélérera celui-ci de façon significative en se focalisant sur le Parlement.
Ce qui me préoccupe davantage, ce sont la longueur des débats et nos conditions de travail. Un jour, un amendement a été adopté à deux heures du matin, après une minute ou deux de débat ; le lendemain matin, nous nous sommes aperçus que nous avions fait une erreur et qu'il fallait revenir sur cet amendement en séance publique. Évidemment, à deux heures du matin, ce genre de choses peut arriver ! Cette semaine, la séance a été levée chaque jour à une heure du matin, et le bruit a commencé à se répandre, hier, que la séance pourrait se terminer à sept heures du matin, samedi, ou que nous devrions siéger tout samedi, voire dimanche. Bien entendu, certains d'entre nous, qui ont pris des engagements de longue date dans leur circonscription, ne pourront être présents. Du point de vue de sa vie personnelle, familiale, pratique, voir son week-end s'écrouler d'un coup n'a rien de réjouissant et ne vous donne pas d'ardeur à la discussion. Bref, ce ne sont pas des conditions de travail raisonnables.
Ce n'est donc pas tant la longueur de la procédure d'examen d'un texte qui me gêne que les conditions dans lesquelles nous travaillons et l'ambiance dans laquelle nos travaux se déroulent. Par exemple, je crois que notre institution est en train de se discréditer auprès d'une partie de ceux de nos concitoyens qui suivent les débats actuels. Ce matin, plusieurs articles de presse évoquaient les manœuvres d'obstruction de l'opposition et le fait qu'une ministre avait un peu perdu son sang-froid à minuit face à des députés très bien organisés, très actifs, qui ont joué le jeu dans leur meilleur intérêt et avec expertise. Il faut trouver le moyen de sortir de ce genre de situations.
Par ailleurs, on est parfois content de pouvoir approfondir, grâce à la séance, un point qui avait été abordé en commission. Ce fut le cas notamment lors du débat sur les données personnelles, qui était technique et délicat. En effet, l'examen en commission permet parfois d'identifier la tension qui se crée entre deux positions. On peut alors avoir le temps de ré-instruire la question avant la séance publique. Nous l'avons fait sur le point très précis de l'utilisation des données dans le cadre de projets de santé, selon que ces projets ont ou non une finalité liée à la recherche. Avec Paula Forteza, nous avons pu organiser une nouvelle audition, qui a permis une discussion un peu contradictoire entre la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et les entreprises, et nous avons pu ainsi affermir notre position qui, du reste, allait contre l'opinion du Gouvernement, ce qui montre que le Parlement, lorsqu'il a pris le temps de bien s'informer, peut affirmer toute sa force.
Enfin, avoir un pied en circonscription et un pied au niveau national, c'est très compliqué mais très enrichissant. Cela permet de discuter avec des interlocuteurs privilégiés. C'est essentiel. C'est pourquoi, quelle que soit l'option retenue dans le cadre de la réforme des institutions, je trouverais dommage qu'elle aboutisse à créer deux catégories de députés, selon qu'ils auront été élus dans une circonscription ou sur une liste nationale. Des solutions existent, même dans le cadre de la proportionnelle : on peut, par exemple, repêcher des gens qui ont fait campagne en circonscription. On peut y travailler, y réfléchir. En tout état de cause, avoir un pied de chaque côté permet un va-et-vient entre les élus locaux et le Gouvernement qui est précieux sur bien des sujets.
J'ai la chance ou la complication d'être élu d'une circonscription, celle de Paris-Saclay, extrêmement riche et complexe, dont les problématiques ont trait aussi bien aux transports qu'aux constructions universitaires, à l'aménagement du territoire ou au lien entre urbain et rural puisqu'elle comprend une vallée et un plateau rural, où les élus, les réflexes, les interlocuteurs sont de types différents. L'enjeu de la cohésion s'y manifeste même d'un point de vue physique, puisque nous envisageons sérieusement d'installer des téléphériques pour assurer la liaison entre la vallée et le plateau. En tout cas, dans bien des domaines, le fait de pouvoir me pencher, y compris dans les menus détails, sur les problèmes de ma circonscription m'a été d'une grande aide pour mon travail au plan national.
J'ai écouté Cédric avec beaucoup d'intérêt, et je salue sa volonté de maintenir le lien entre les circonscriptions et le travail législatif. Je crois en effet que l'un enrichit l'autre et qu'être en équilibre entre la « circo » et l'Assemblée permet de mieux faire son travail. Il ne s'agit pas simplement de serrer des mains le week-end ; nous avons besoin de rencontrer les forces vives, les responsables administratifs... Je me retrouve également dans ce qui a été dit sur le travail complémentaire qui peut être fait entre la commission et la séance publique. Certes, les amendements ne sont pas toujours retravaillés, ne donnent pas forcément lieu à de plus amples explications ou ne bénéficient pas d'une expertise supplémentaire ; mais c'est plus fréquent qu'on ne le pense. Au-delà des postures et des positions des uns ou des autres, nos concitoyens doivent comprendre que le temps que le Parlement consacre à l'examen d'un texte est relativement modeste par rapport à l'ensemble du processus de fabrication de la loi. De même, nous ne terminerons peut-être l'examen du projet de loi que ce week-end, mais ce n'est pas seulement parce que, hier soir, il y a eu un peu d'obstruction ; c'est aussi parce que, lundi, nous avons eu un débat important sur la Syrie, que, mardi, le Premier ministre du Canada s'est exprimé dans l'hémicycle et qu'hier était organisé un débat sur les finances européennes. Le temps que nous y avons passé n'est pas nécessairement perdu et il est intéressant de l'entendre dire par quelqu'un dont l'apport au débat parlementaire est précieux. La représentation nationale a la chance – je le dis publiquement – de compter parmi ses membres un député comme notre collègue, qui apporte un autre regard, de qualité, et de quelle qualité !
Nous devons être pragmatiques. Les mêmes préoccupations reviennent toujours en boucle. Certains estiment qu'il ne faut pas toucher au droit d'amendement, mais on se rend bien compte, comme tu l'as dit, que la qualité du débat doit être améliorée. En tout cas, elle ne me satisfait pas du tout : ce n'est pas ce que j'ai envie de voir au Parlement. Bien entendu, les équilibres doivent être respectés, mais, Jean-Luc Warsmann le dira mieux que moi, on connaît, depuis trente ans, une inflation pharaonique du nombre d'amendements. J'espère donc que nous allons enfin être en mesure de prendre des décisions, sachant que, de toute façon, aucune n'est idéale. C'est pourquoi nous devons définir ce qui nous semble prioritaire : le plus important est-il de ne toucher à rien, afin de ne pas susciter les mécontentements, ou d'améliorer la qualité du débat – je pense au nombre des amendements, aux discours qui se répètent, aux postures… ? Si l'on me fait travailler jusqu'à trois heures du matin, il y a une chance sur deux que je ne vote pas comme il faut ! Je serais déçue si, dans ce domaine, on se contentait de « mesurettes ». Il faut que nous ayons de vrais débats politiques plutôt que des escarmouches permanentes – cela me déçoit beaucoup.
Peut-être peux-tu y contribuer, grâce à ton approche plus organisée. Il faut à la fois respecter les droits de chacun et faire en sorte que le débat se déroule dans de bonnes conditions. Je me répète, mais je le dirai tant que je ne serai pas certaine d'avoir été entendue. Voilà ce qui me paraît vraiment important : la qualité de notre débat. On me dit que l'hémicycle est un théâtre. Eh bien non, ce n'est pas ce dont j'ai envie pour mes concitoyens. Je veux qu'ils puissent prendre connaissance des opinions de chacun, de ce qui nous différencie, de nos désaccords, mais qu'on leur épargne les effets de manche.
Première remarque : je partage largement ton opinion. Il est vrai que certains débats s'apparentent à du théâtre ; celui-ci est parfois très plaisant, du reste, et peut sembler légitime, mais cela ne correspond pas à ce que ce que d'autres attendent. Moi, j'aime bien voir un peu de théâtre, mais pas tous les jours jusqu'à une heure du matin ! Hier, une de nos collègues récemment élue disait espérer ne pas devoir supporter ce spectacle pendant les quatre années à venir : ce n'est pas pour cela qu'elle a signé. Encore une fois, l'aspect théâtral des débats peut être légitime, mais il répugne à beaucoup de gens qui n'ont pas envie de travailler ainsi, avec des horaires dont l'amplitude ressemble à celle qu'on trouve dans les grandes entreprises internationales de conseil, le salaire en moins. L'impossibilité de planifier les choses, les difficultés que nous avons pour fixer un simple rendez-vous sont très déplaisantes. La prévisibilité est une véritable question ; il y va aussi de notre crédibilité vis-à-vis de l'extérieur.
Ensuite, il est important que le débat ait lieu, mais je suis très frappé par la redondance des discours. Par exemple, je le dis sans porter de jugement de valeur, nos collègues non-inscrits apparentés au Front national considèrent le débat actuel comme un événement très important de leur temps parlementaire ; or, on ne les a pas entendus en commission. En revanche, dans l'hémicycle, où les débats sont plus médiatisés, ils s'expriment avec le souhait que l'on passe autant de temps que possible sur ce texte. Pour ceux de nos collègues Républicains qui se sont spécialisés dans les questions de sécurité, c'est aussi un enjeu important que d'être le plus possible entendus et visibles. Et, de l'autre côté de l'hémicycle, on a la volonté de ne pas être en reste sur le temps de parole. On se retrouve ainsi dans un jeu qui produit presque irrésistiblement une inflation de la parole, de sorte que les mêmes arguments reviennent en boucle sur chaque article. Hier, nous avons examiné des dispositions qui, si elles peuvent représenter un enjeu important au regard de certaines situations individuelles, ne concernent pas une grande masse de population et ne sont pas celles dont la presse a parlé, comme la durée de la rétention ou le droit de recours. Elles ont pourtant servi de tribune aux uns et aux autres, qui en ont profité pour exprimer, encore et encore, leurs positions. Il y a là quelque chose qui, à mon avis, ne contribue pas à la qualité du débat et qui le ralentit, tant et si bien que, pour l'instant, nous ne votons même pas un article par jour.
Par ailleurs, je veux relever le rôle ambivalent des indicateurs quantitatifs qui permettent d'établir un classement des députés en fonction du nombre de leurs prises de parole, du nombre d'amendements qu'ils défendent… J'ai vu, en tant que scientifique, les ravages que pouvait provoquer ce type d'indicateurs concernant notamment les publications scientifiques, dont ils ont en partie provoqué l'inflation puisque la quantité des publications participe de la promotion des chercheurs. Or, je retrouve ici quelques-unes de ces problématiques. De fait, on ne peut pas se contenter de tels indicateurs, compte tenu de la variété des tâches qui nous incombent en tant que représentants de la nation. Je pense au travail en circonscription, à la participation aux missions parlementaires et aux rapports, où beaucoup d'échanges sont informels, ou au travail d'influence, qui peut être considérable. Tout le temps que nous passons dans l'hémicycle, nous ne le passons pas dans un cabinet ministériel à tenter d'influer sur les décisions ou à participer au rapport de force entre les institutions, ni à utiliser ses compétences propres. Une partie des discours sont interchangeables, ce qui est dommage dans un Parlement qui devrait s'honorer de la variété des regards apportés par les uns et les autres.
Il est très difficile de résoudre ces problèmes d'indicateurs qui font appel à des quantités. Quand on essaie, en pratique, de compliquer les recettes pour prendre en compte tel ou tel élément, on peut se retrouver avec des indicateurs encore plus complexes qui ne sont pas forcément plus représentatifs – on l'a vu à propos du classement des universités, par exemple. À la fin des fins, cela nous ramène aux clichés culturels : l'absentéisme parlementaire, par exemple. Après en avoir tâté, je peux témoigner auprès de nos concitoyens que député, ce n'est pas un métier de feignant : c'est avoir des horaires de givré ! Si l'on fait bien son boulot, tout le temps que l'on ne passe pas dans l'hémicycle, on le passe à travailler ailleurs. Bien entendu, certains se faufilent, mais c'est la vie.
Il doit y avoir une façon d'organiser la discussion entre groupes pour maîtriser le temps du débat et faire en sorte que celui-ci s'inscrive dans une durée prédéfinie. Jean-Luc Warsmann a utilisé l'argument des comparaisons internationales, dans l'introduction de son rapport. On ne peut pas dire que nos homologues britanniques, dont les discussions durent peu de temps, aient une tradition démocratique moins développée que la nôtre.
Voilà. Et nous, nous en examinons 1 400 sur un texte dont je ne veux pas minimiser l'importance, mais qui n'est pas aussi déterminant pour l'avenir de la nation que le Brexit pour le Royaume-Uni.
Merci, Cédric, pour cet entretien très riche et instructif. Ton regard de scientifique et de nouvel élu nous est très précieux.
Cher collègue, je te rends la pareille : c'est une expérience extrêmement enrichissante pour moi !
L'audition se termine à quinze heures quarante.
Présences en réunion :
- M. Jean-Luc Warsmann, président ;
- M. Jean‑Michel Clément, rapporteur ;
- M. Philippe Gosselin ;
- Mme Marie Tamarelle‑Verhaeghe ;
- M. Antoine Savignat.