Intervention de Dominique Schnapper

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) :

Je vais essayer de donner quelques points, sans parler de l'actualité sur laquelle nous reviendrons naturellement par la suite, pour cadrer les problèmes dont nous allons parler, dans le délai imparti.

Dans mon ouvrage Questionner le racisme de 2000, j'ai effectivement essayé de clarifier les choses. Je disais que le racisme servait un peu à n'importe quoi. On parlait de racisme anti-jeune ou de racisme anti-tabac. Le mot a pris une extension si grande qu'il a beaucoup perdu de sa compréhension. Je pense qu'il n'est pas mauvais de situer ce que signifient les termes et de faire l'analyse de la situation présente et des moyens de lutte que nous pouvons avoir face à cette situation à partir d'une clarification du problème.

En particulier, une nouvelle confusion est arrivée depuis l'an 2000 : toute distinction devient du racisme ou devient discriminatoire. Je crois qu'il faut distinguer distinction et inégalités, distinction et discrimination, distinction et discriminatoire.

J'en viens précisément à la notion de racisme. Évidemment, le concept même de racisme renvoie à l'idée de race, mais il me paraît important de souligner que la pensée en termes de races a de loin précédé le terme « racisme ». Le racisme est arrivé dans les années 1920 ; il est alors devenu un terme de la vie publique et de la vie scientifique. Mais la pensée raciale, c'est-à-dire la compréhension du monde en termes de races, remonte au XVIe siècle et s'est particulièrement développée aux XVIIIe et XIXe siècles, à la suite du progrès des connaissances scientifiques sur le vivant qui ont conduit à découper l'humanité en un certain nombre de races différentes et, par conséquent, à l'époque, inégales.

L'idée de l'explication du monde en termes de races est une idée qui s'est développée progressivement, dont la grande période intellectuelle a commencé vers 1850 et a duré environ un siècle. Le racisme, pris dans ce sens étroit et classique, est une théorie qui avait la prétention d'être une théorie scientifique et qui se définissait par deux affirmations. La première est qu'il existe des races humaines qui sont biologiquement différentes, donc inégales, avec l'idée que la race blanche était la plus la plus parfaite, suivie de la race jaune. On affirmait aussi – c'est ce qui est au cœur de la pensée raciste – qu'il existait un lien nécessaire entre les caractéristiques biologiques qui définissaient la race et les comportements sociaux, c'est-à-dire qu'on pouvait expliquer la façon dont les sociétés fonctionnent et la façon dont les individus fonctionnent à l'intérieur des sociétés par leur appartenance à l'une de ces races entre lesquelles se divisait l'humanité. Cela a été la définition classique du racisme.

À la suite de la Seconde Guerre mondiale et au vu des conséquences tragiques qu'a eues ce mode de pensée, les biologistes, les anthropologues, les historiens, les sociologues et les philosophes, ont essayé de remettre en question cette idée de race. Les biologistes ont expliqué que biologiquement, il n'y avait pas des races différentes – la meilleure preuve étant que d'une soi-disant race à l'autre, on faisait ensemble des enfants – et qu'il n'y avait pas de lien nécessaire entre le biologique et le social, ce qui était au cœur de la pensée raciste.

Mais je voudrais souligner tout de suite que ce n'est pas le problème. Actuellement, avec le développement de l'ADN et des sciences biologiques, on en vient de plus en plus à penser que, s'il n'existe pas de races, il existe des différences génétiques entre les différents groupes humains tels qu'ils sont et il devient dangereux d'avoir fait dépendre la lutte contre le racisme de la définition biologique. À supposer que les dons, les possibilités et les capacités génétiques soient différents d'un groupe humain à l'autre, cela ne remet absolument pas en question le problème central à la fois social, moral et politique de savoir comment faire vivre ensemble de manière humaine des personnes qui, peut-être, ont des héritages génétiques différents ?

Je mets donc en garde contre le combat qui a été mené au nom de la biologie. Les biologistes avaient justifié toute la pensée raciste par la science. À la suite de 1945, ils ont totalement déconnecté le biologique du racisme, qui est un phénomène social. Il n'est pas du tout impossible qu'avec le progrès de la science, ils en reviennent à une définition, sinon de race au sens propre, du moins d'héritages génétiques différents selon les groupes de population sur le globe. Il faut bien déconnecter le problème du racisme, en tant que phénomène historique et politique, de ce que les biologistes nous disent parce que, quelle que soit la réponse biologique, il reste le problème politique d'avoir, dans les sociétés démocratiques, à organiser, avec le respect qui est dû aux individus et aux groupes, la manière de vivre ensemble.

À la suite de la critique du racisme classique, il est apparu qu'il pouvait y avoir un racisme sans race, toujours pour la même raison, c'est-à-dire qu'il existait un mode de pensée que beaucoup de sociologues appellent plutôt « racisant » que « raciste » pour le distinguer du racisme à l'état pur dont j'ai parlé. C'est un mode de pensée essentialiste, c'est-à-dire qui définit une fois pour toutes un groupe humain par une certaine qualité, positive ou négative – en général de manière négative – en attribuant à tous les membres de ce groupe les mêmes caractéristiques dont ils ne peuvent pas se défaire. Il y a eu ainsi eu une époque, dans les années 1980, où il n'était pas question de race mais où on affirmait que certains groupes, par leur religion, leur histoire ou leur culture, ne pouvaient pas participer à la vie collective. Il s'agissait du même mode de pensée que celui que l'on a appelé « raciste », si je puis dire pour des raisons historiques, parce que c'est comme cela qu'on l'avait appelé autrefois. Il consistait donc à assigner une qualité ou – le plus souvent – un défaut à certains groupes humains et à en conclure qu'ils ne pouvaient pas participer sur le mode égalitaire à la vie démocratique.

Or ce qui est compliqué est que nous ne cessons, dans la vie sociale, de caractériser et de catégoriser les gens. C'est un mode de pensée spontané que de faire des distinctions et des catégories. Distinction et catégorisation sont des modes de compréhension et d'appropriation du réel. Le phénomène racisant consiste à pousser ce raisonnement. Le problème apparaît au moment où cette catégorisation dévie, où elle s'exprime par une assignation nécessaire qui attribue à chaque individu appartenant ou censé appartenir à telle ou telle catégorie des caractéristiques auxquelles il ne peut pas échapper. C'est ce qu'elle a en commun avec l'idée raciste qui fait un lien nécessaire entre les caractéristiques et le comportement.

Comme nous sommes devenus, à juste titre, très sensibles à ces phénomènes, il ne faut pas oublier les différentes façons dont s'exprime ce mode d'assignation. Il existe de nombreuses enquêtes montrant qu'il ne faut pas mélanger les trois ordres que sont les opinions, les comportements et l'ordre politique Ce n'est pas parce qu'il y a des opinions que l'on passe des opinions aux comportements et des comportements à ce qu'on appelle le racisme structurel. Les opinions ne débouchent pas nécessairement sur des comportements, il peut y avoir des décalages entre les deux. Il existe des gens qui ont des opinions extrêmement libérales et ouvertes et qui, dans leur comportement, ne le sont pas tandis que, réciproquement, des antisémites ont sauvé des enfants juifs pendant la guerre.

On trouve ensuite le rapport à l'ordre politique qui est évidemment celui qui nous intéresse tous collectivement. Il faut faire des distinctions entre les démocraties dans lesquelles les phénomènes de racisation interviennent, sont observés, analysés, et dénoncés, contre lesquels on lutte et des systèmes politiques qui, systématiquement, organisent un ordre reposant sur un ordre racial différent. Ce n'est pas la même chose d'avoir des dérives dans les démocraties, le régime de l'apartheid ou l'histoire américaine qui reste durement influencée par le fait que les premiers esclaves d'Afrique sont arrivés en 1639, que l'esclavage a été constitutif de la société américaine et qu'il a fallu, après la Guerre de Sécession, un an avant que la Cour suprême ne prenne des dispositions qui assuraient l'égalité. En bref, l'ordre racial, contre lequel luttent en principe les démocraties et les démocrates, fait partie de l'histoire américaine, dans un sens autre que les dérives xénophobes qu'on peut observer dans tous les pays, dans toute l'histoire, puisque le terme même de « barbares », comme vous le savez, vient des Grecs qui trouvaient qu'en Asie mineure vivaient des gens qui n'étaient pas civilisés puisqu'on ne comprenait pas ce qu'ils disaient.

C'est dire que le phénomène de xénophobie à l'égard de l'extérieur est un phénomène universel et qu'il ne faut pas se contenter ni de dire : « on n'en a pas » ni de dire : « il y en a toujours » parce que les formes sociales et politiques qu'elles prennent sont très différentes et les luttes que nous pouvons mener contre elles sont très différentes.

Il faut distinguer le racisme, au sens de dérive, du racisme dans l'histoire nationale elle-même ou dans l'ordre juridique. Les lois « Jim Crow » du Sud des États-Unis ont eu un poids considérable sur la démocratie américaine L'histoire américaine porte, en profondeur, cette absolue contradiction avec les principes démocratiques. Les États-Unis ne sont pas sortis de cette contradiction, malgré l'élection hautement symbolique d'un président qualifié de noir – qui était en fait métis mais, qui, socialement, était noir. Il était d'ailleurs conscient de n'être pas vraiment considéré comme un Noir américain puisqu'il était le fils d'une Blanche et d'un Africain. Heureusement pour son élection, les Afro-Américains se reconnaissaient dans sa femme, qui est une arrière-petite-fille d'esclave. Cela montre bien que l'important n'est pas la couleur de peau, la soi-disant race, mais ce que j'appelle la collectivité historique, c'est-à-dire le fait d'avoir connu ensemble tel ou tel destin. Quand les Afro-Américains retournent en Afrique, ils se sentent évidemment très étrangers à l'Afrique parce qu'ils sont devenus des Afro-américains.

Dans la lutte que nous pensons tous mener et que vous menez particulièrement en tant qu'hommes politiques, il ne faut donc pas trop globaliser et bien distinguer ce qui est inégalité de ce qui est discrimination, ce qui est pensée racisante de ce qui est pensée raciste. Il ne faut pas combattre une pensée raciste que personne ne défend plus, qui date de la période classique. Il faut voir comment des phénomènes racisants ont pris des formes nouvelles dans des conditions politiques qui sont renouvelées par l'histoire.

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