Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • antisémitisme
  • ethnique
  • historique
  • juif
  • phénomène
  • race
  • racisme
  • statistique

La réunion

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La séance est ouverte à 9 heures.

La mission d'information organise une table ronde, ouverte à la presse, pour une approche sociologique, réunissant :

– Mme Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH);

– M. Michel Wieviorka, sociologue, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

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Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d'information créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019 sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. La question trouve aujourd'hui un large écho dans la société. Elle revêt une acuité particulière à travers le monde. L'Europe et la France n'échappent pas à ce mouvement.

Nos travaux se concentrent sur l'établissement d'un état des lieux des formes de racisme et s'orientent vers des pistes de réflexion pour rendre plus effective cette lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. Nous avons souhaité, avec Mme la rapporteure, commencer par une série d'auditions d'universitaires de toutes les disciplines, spécialistes des questions de racisme, d'antisémitisme, d'histoire et de mémoire de façon à définir les frontières de ce sujet complexe et à nous approprier les connaissances issues de la science pour analyser et combattre ces phénomènes.

Nous sommes dans une logique qui vise à dépassionner les débats d'actualité, à prendre un peu de distance tout en essayant évidemment de comprendre et d'analyser. Dans la poursuite de ces auditions que je qualifierai d'universitaires, nous avons le grand honneur de recevoir ce matin Mme Dominique Schnapper qui est sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des Hautes études en sciences sociales, membre honoraire du Conseil constitutionnel. Votre dernier ouvrage, paru en 2018, a pour titre La citoyenneté à l'épreuve - La démocratie et les juifs. Vous avez aussi publié de nombreux ouvrages sur la notion de citoyenneté, de nation et sur les identités collectives et individuelles.

Nous avons également le plaisir et l'honneur de recevoir M. Michel Wieviorka qui est sociologue, président de la fondation de la Maison des Sciences de l'homme, membre du Conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Votre dernier ouvrage est paru en février 2020, ce qui a permis sans doute à de nombreuses personnes de le lire durant les trois mois qui ont suivi. Il est intitulé Pour une démocratie de combat.

Je vous laisse la parole successivement pour un propos liminaire dès que Mme la rapporteure aura complété mon propos liminaire et nous aurons ensuite un échange qui nous permettra d'approfondir certains des points que vous aurez évoqués.

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Cette mission a été décidée en conférence des présidents en décembre dernier, à la suite de l'adoption d'une proposition de résolution visant à lutter contre l'antisémitisme d'un de nos collègues, Sylvain Maillard, qui visait notamment à permettre de définir l'antisionisme comme une nouvelle forme d'antisémitisme. Il avait alors été jugé bon de poursuivre cette réflexion sur l'évolution des racismes, et pas seulement pour l'antisionisme. C'est une première pierre à un édifice qui, nous le savons, sera long et complexe. C'est le seul mot qui me vient à l'esprit quand je parle de racisme : c'est très complexe et les lumières des universitaires vont nous aider à circonscrire le sujet, à analyser son évolution dans le temps et les nouvelles formes qu'a prises ce racisme.

Je vous laisse totalement libres de vos propos liminaires mais j'avais noté que, dans un ouvrage que vous aviez publié en 2000, madame Schnapper, le racisme recouvrait pour vous tout et rien. Je serais curieuse de savoir si c'est toujours le cas ou si, avec le temps, le racisme a acquis une vraie définition. Cela nous intéresserait de parler de ces évolutions, de l'influence qu'ont peut-être pu avoir les pays étrangers sur ces nouvelles formes de racisme, et de parler des deux logiques d'infériorisation et de différenciation dont vous traitez dans vos ouvrages, monsieur Wieviorka, pour savoir comment cela a pu évoluer et si c'est toujours une clé de compréhension du racisme et des luttes contre le racisme d'aujourd'hui. Le racisme ne recouvre peut-être plus seulement la race et la couleur de peau mais il apparaît d'autres formes de rejet qui seraient basées sur d'autres critères.

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Je vais essayer de donner quelques points, sans parler de l'actualité sur laquelle nous reviendrons naturellement par la suite, pour cadrer les problèmes dont nous allons parler, dans le délai imparti.

Dans mon ouvrage Questionner le racisme de 2000, j'ai effectivement essayé de clarifier les choses. Je disais que le racisme servait un peu à n'importe quoi. On parlait de racisme anti-jeune ou de racisme anti-tabac. Le mot a pris une extension si grande qu'il a beaucoup perdu de sa compréhension. Je pense qu'il n'est pas mauvais de situer ce que signifient les termes et de faire l'analyse de la situation présente et des moyens de lutte que nous pouvons avoir face à cette situation à partir d'une clarification du problème.

En particulier, une nouvelle confusion est arrivée depuis l'an 2000 : toute distinction devient du racisme ou devient discriminatoire. Je crois qu'il faut distinguer distinction et inégalités, distinction et discrimination, distinction et discriminatoire.

J'en viens précisément à la notion de racisme. Évidemment, le concept même de racisme renvoie à l'idée de race, mais il me paraît important de souligner que la pensée en termes de races a de loin précédé le terme « racisme ». Le racisme est arrivé dans les années 1920 ; il est alors devenu un terme de la vie publique et de la vie scientifique. Mais la pensée raciale, c'est-à-dire la compréhension du monde en termes de races, remonte au XVIe siècle et s'est particulièrement développée aux XVIIIe et XIXe siècles, à la suite du progrès des connaissances scientifiques sur le vivant qui ont conduit à découper l'humanité en un certain nombre de races différentes et, par conséquent, à l'époque, inégales.

L'idée de l'explication du monde en termes de races est une idée qui s'est développée progressivement, dont la grande période intellectuelle a commencé vers 1850 et a duré environ un siècle. Le racisme, pris dans ce sens étroit et classique, est une théorie qui avait la prétention d'être une théorie scientifique et qui se définissait par deux affirmations. La première est qu'il existe des races humaines qui sont biologiquement différentes, donc inégales, avec l'idée que la race blanche était la plus la plus parfaite, suivie de la race jaune. On affirmait aussi – c'est ce qui est au cœur de la pensée raciste – qu'il existait un lien nécessaire entre les caractéristiques biologiques qui définissaient la race et les comportements sociaux, c'est-à-dire qu'on pouvait expliquer la façon dont les sociétés fonctionnent et la façon dont les individus fonctionnent à l'intérieur des sociétés par leur appartenance à l'une de ces races entre lesquelles se divisait l'humanité. Cela a été la définition classique du racisme.

À la suite de la Seconde Guerre mondiale et au vu des conséquences tragiques qu'a eues ce mode de pensée, les biologistes, les anthropologues, les historiens, les sociologues et les philosophes, ont essayé de remettre en question cette idée de race. Les biologistes ont expliqué que biologiquement, il n'y avait pas des races différentes – la meilleure preuve étant que d'une soi-disant race à l'autre, on faisait ensemble des enfants – et qu'il n'y avait pas de lien nécessaire entre le biologique et le social, ce qui était au cœur de la pensée raciste.

Mais je voudrais souligner tout de suite que ce n'est pas le problème. Actuellement, avec le développement de l'ADN et des sciences biologiques, on en vient de plus en plus à penser que, s'il n'existe pas de races, il existe des différences génétiques entre les différents groupes humains tels qu'ils sont et il devient dangereux d'avoir fait dépendre la lutte contre le racisme de la définition biologique. À supposer que les dons, les possibilités et les capacités génétiques soient différents d'un groupe humain à l'autre, cela ne remet absolument pas en question le problème central à la fois social, moral et politique de savoir comment faire vivre ensemble de manière humaine des personnes qui, peut-être, ont des héritages génétiques différents ?

Je mets donc en garde contre le combat qui a été mené au nom de la biologie. Les biologistes avaient justifié toute la pensée raciste par la science. À la suite de 1945, ils ont totalement déconnecté le biologique du racisme, qui est un phénomène social. Il n'est pas du tout impossible qu'avec le progrès de la science, ils en reviennent à une définition, sinon de race au sens propre, du moins d'héritages génétiques différents selon les groupes de population sur le globe. Il faut bien déconnecter le problème du racisme, en tant que phénomène historique et politique, de ce que les biologistes nous disent parce que, quelle que soit la réponse biologique, il reste le problème politique d'avoir, dans les sociétés démocratiques, à organiser, avec le respect qui est dû aux individus et aux groupes, la manière de vivre ensemble.

À la suite de la critique du racisme classique, il est apparu qu'il pouvait y avoir un racisme sans race, toujours pour la même raison, c'est-à-dire qu'il existait un mode de pensée que beaucoup de sociologues appellent plutôt « racisant » que « raciste » pour le distinguer du racisme à l'état pur dont j'ai parlé. C'est un mode de pensée essentialiste, c'est-à-dire qui définit une fois pour toutes un groupe humain par une certaine qualité, positive ou négative – en général de manière négative – en attribuant à tous les membres de ce groupe les mêmes caractéristiques dont ils ne peuvent pas se défaire. Il y a eu ainsi eu une époque, dans les années 1980, où il n'était pas question de race mais où on affirmait que certains groupes, par leur religion, leur histoire ou leur culture, ne pouvaient pas participer à la vie collective. Il s'agissait du même mode de pensée que celui que l'on a appelé « raciste », si je puis dire pour des raisons historiques, parce que c'est comme cela qu'on l'avait appelé autrefois. Il consistait donc à assigner une qualité ou – le plus souvent – un défaut à certains groupes humains et à en conclure qu'ils ne pouvaient pas participer sur le mode égalitaire à la vie démocratique.

Or ce qui est compliqué est que nous ne cessons, dans la vie sociale, de caractériser et de catégoriser les gens. C'est un mode de pensée spontané que de faire des distinctions et des catégories. Distinction et catégorisation sont des modes de compréhension et d'appropriation du réel. Le phénomène racisant consiste à pousser ce raisonnement. Le problème apparaît au moment où cette catégorisation dévie, où elle s'exprime par une assignation nécessaire qui attribue à chaque individu appartenant ou censé appartenir à telle ou telle catégorie des caractéristiques auxquelles il ne peut pas échapper. C'est ce qu'elle a en commun avec l'idée raciste qui fait un lien nécessaire entre les caractéristiques et le comportement.

Comme nous sommes devenus, à juste titre, très sensibles à ces phénomènes, il ne faut pas oublier les différentes façons dont s'exprime ce mode d'assignation. Il existe de nombreuses enquêtes montrant qu'il ne faut pas mélanger les trois ordres que sont les opinions, les comportements et l'ordre politique Ce n'est pas parce qu'il y a des opinions que l'on passe des opinions aux comportements et des comportements à ce qu'on appelle le racisme structurel. Les opinions ne débouchent pas nécessairement sur des comportements, il peut y avoir des décalages entre les deux. Il existe des gens qui ont des opinions extrêmement libérales et ouvertes et qui, dans leur comportement, ne le sont pas tandis que, réciproquement, des antisémites ont sauvé des enfants juifs pendant la guerre.

On trouve ensuite le rapport à l'ordre politique qui est évidemment celui qui nous intéresse tous collectivement. Il faut faire des distinctions entre les démocraties dans lesquelles les phénomènes de racisation interviennent, sont observés, analysés, et dénoncés, contre lesquels on lutte et des systèmes politiques qui, systématiquement, organisent un ordre reposant sur un ordre racial différent. Ce n'est pas la même chose d'avoir des dérives dans les démocraties, le régime de l'apartheid ou l'histoire américaine qui reste durement influencée par le fait que les premiers esclaves d'Afrique sont arrivés en 1639, que l'esclavage a été constitutif de la société américaine et qu'il a fallu, après la Guerre de Sécession, un an avant que la Cour suprême ne prenne des dispositions qui assuraient l'égalité. En bref, l'ordre racial, contre lequel luttent en principe les démocraties et les démocrates, fait partie de l'histoire américaine, dans un sens autre que les dérives xénophobes qu'on peut observer dans tous les pays, dans toute l'histoire, puisque le terme même de « barbares », comme vous le savez, vient des Grecs qui trouvaient qu'en Asie mineure vivaient des gens qui n'étaient pas civilisés puisqu'on ne comprenait pas ce qu'ils disaient.

C'est dire que le phénomène de xénophobie à l'égard de l'extérieur est un phénomène universel et qu'il ne faut pas se contenter ni de dire : « on n'en a pas » ni de dire : « il y en a toujours » parce que les formes sociales et politiques qu'elles prennent sont très différentes et les luttes que nous pouvons mener contre elles sont très différentes.

Il faut distinguer le racisme, au sens de dérive, du racisme dans l'histoire nationale elle-même ou dans l'ordre juridique. Les lois « Jim Crow » du Sud des États-Unis ont eu un poids considérable sur la démocratie américaine L'histoire américaine porte, en profondeur, cette absolue contradiction avec les principes démocratiques. Les États-Unis ne sont pas sortis de cette contradiction, malgré l'élection hautement symbolique d'un président qualifié de noir – qui était en fait métis mais, qui, socialement, était noir. Il était d'ailleurs conscient de n'être pas vraiment considéré comme un Noir américain puisqu'il était le fils d'une Blanche et d'un Africain. Heureusement pour son élection, les Afro-Américains se reconnaissaient dans sa femme, qui est une arrière-petite-fille d'esclave. Cela montre bien que l'important n'est pas la couleur de peau, la soi-disant race, mais ce que j'appelle la collectivité historique, c'est-à-dire le fait d'avoir connu ensemble tel ou tel destin. Quand les Afro-Américains retournent en Afrique, ils se sentent évidemment très étrangers à l'Afrique parce qu'ils sont devenus des Afro-américains.

Dans la lutte que nous pensons tous mener et que vous menez particulièrement en tant qu'hommes politiques, il ne faut donc pas trop globaliser et bien distinguer ce qui est inégalité de ce qui est discrimination, ce qui est pensée racisante de ce qui est pensée raciste. Il ne faut pas combattre une pensée raciste que personne ne défend plus, qui date de la période classique. Il faut voir comment des phénomènes racisants ont pris des formes nouvelles dans des conditions politiques qui sont renouvelées par l'histoire.

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Je vais aller à l'essentiel, à ce qui est aujourd'hui le plus préoccupant. Avant de commencer, je voudrais dire que la fondation que je dirige, la Maison des Sciences de l'homme, a lancé en mars 2019 une plateforme internationale de recherche sur le racisme et l'antisémitisme. Dans la documentation écrite que je vous ai apportée, vous pourrez voir que c'est une initiative assez importante, qui a été inaugurée par deux ministres, qui mobilise plusieurs partenaires comme la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN), le réseau Canopé du ministère de l'éducation nationale, la fondation Lilian Thuram, etc. Cette plateforme regroupe un ensemble d'activités et de séminaires et pourra peut-être vous apporter des clarifications sur certains points.

Je voulais aussi vous dire, pour prendre tout de suite de la distance par rapport à l'actualité, que – hasard des choses – je viens de publier dans The conversation, un article intitulé « Mémoire, histoire et reconnaissance : un débat profond qui mérite les nuances » qui va exactement dans le sens de ce que Dominique Schnapper a dit, c'est-à-dire qu'il faut qu'il y ait de la nuance, que les catégories soient bien distinguées les unes des autres.

Je vais d'abord distinguer rapidement antisémitisme et racisme. C'est une grande question et je vais vous résumer ma position sur ce débat. Du point de vue historique, l'antisémitisme a une telle épaisseur et une telle spécificité qu'on ne peut pas ne pas le distinguer de tout autre phénomène humain. Sociologiquement, les phénomènes sont moins différents. Selon que l'on se place du point de vue sociologique ou du point de vue historique, on ne distingue pas de la même manière le racisme et l'antisémitisme

Tout d'abord, les vieux phénomènes n'ont pas disparu. En ce qui concerne le « vieux racisme » évoqué par Dominique Schnapper on le trouve encore dans un certain nombre de cas. Rappelez-vous comment Mme Christiane Taubira avait été traitée il y a quelques années, regardez ce qui se passe dans les stades italiens lors des matchs de football : c'est vraiment le racisme le plus vulgaire, le plus classique et le plus ancien.

Ensuite, dans les années 70, nous avons vu le racisme se modifier. Vous m'avez posé, madame Abadie, la question du racisme que l'on appelle parfois culturel, que les psychologues politiques américains ont appelé « racisme symbolique », que l'on a parfois appelé « racisme différentialiste » ou « néo-racisme ». On a alors considéré qu'il fallait distinguer deux logiques de racisme. La première est une logique qu'on peut appeler d'infériorisation qui permet plus facilement, si je puis dire, l'exploitation ; pour simplifier à l'extrême, cela revient à dire : « Viens chez moi pour que je t'exploite. Et je peux t'exploiter parce que tu es inférieur physiquement et intellectuellement ». La deuxième logique de rejet, qui a pris beaucoup d'importance dans le débat français dans les années 1980, est : « Va-t'en, je ne veux pas te voir. Tu menaces mon intégrité culturelle et mes valeurs. Tu ne t'adapteras jamais à ma société. Je ne veux pas te voir et, à la limite, je vais jusqu'à te tuer. »

Il y a eu des débats pour savoir si ce nouveau racisme culturel remplaçait complètement l'ancien ou si, en réalité, tout racisme concret n'est pas presque toujours une sorte de mélange des deux logiques. Je ne rentre pas dans ces débats qui ont été lancés en France par deux philosophes, MM. Étienne Balibar et Pierre-André Taguieff, qui ont publié à l'époque des ouvrages importants sur ces questions.

Aujourd'hui, le débat continue à se transformer. En ce qui concerne l'antisémitisme d'abord, le débat a commencé à se transformer après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1970 et 1980.Cela a été la conséquence de deux phénomènes historiques immenses : le génocide, la destruction des juifs d'Europe et la création de l'État d'Israël. Cela a complètement modifié le paysage de l'antisémitisme, d'où les débats que vous avez eus sur antisémitisme et antisionisme en ce qui concerne l'existence de l'État d'Israël. Dans les années 1970 et 1980, alors qu'on pensait qu'il était en déclin historique, que l'Église catholique avait fait son aggiornamento, le renouveau de l'antisémitisme a pris deux formes : d'une part, le négationnisme avec Robert Faurisson et, d'autre part, la critique virulente d'Israël, l'idée qu'il faut détruire cet État et, derrière tout cela, un antisionisme qui chevauche un antisémitisme ou le contraire. Ce sont des questions complexes. Plus récemment, nous avons vu apparaître d'autres formes d'antisémitisme, portées essentiellement par des milieux qualifiés d' « islamo-gauchistes », qui avaient des liens souvent forts avec certains secteurs de l'immigration. Tout ce que je dis doit être totalement nuancé, bien entendu. Je ne suis pas en train de vous asséner des vérités. On a parlé d' « islamo-gauchisme » et, terrorisme aidant avec l'attentat commis par Mohammed Merah en 2012, ces choses ont pris beaucoup de poids dans nos débats. Il y a eu toute une phase, qui s'est à mon avis interrompue récemment, durant laquelle l'antisémitisme ne semblait plus être que le monopole du djihadisme et de ceux qui pouvaient avoir quelque sympathie ou compréhension pour le djihadisme et pour des causes radicales liées à cette version singulière de l'islam. On a compris deux choses neuves dans l'antisémitisme. Premièrement, on a constaté le retour net de formes d'antisémitisme qui réactivent, mais sous des formes un peu nouvelles, des idéologies et des combats d'extrême droite. Nous l'avons beaucoup mieux compris, d'autant que c'était particulièrement marqué dans certains pays de l'Europe de l'Est. Deuxièmement, est apparu le phénomène qu'illustre Dieudonné. C'était très impressionnant de voir qui adore Dieudonné : un spectre allant de Jean-Marie Le Pen à des groupes pro-palestiniens « purs et durs » En y réfléchissant, je pense qu'il y a, dans l'intérêt pour l'antisémitisme tel que peut l'incarner quelqu'un comme Dieudonné, l'idée suivante : « Pourquoi est-ce que nous n'aurions pas le droit de tout dire ? N'y a-t-il pas deux poids, deux mesures ? » C'est ce qu'on a entendu, c'est-à-dire : « On n'a pas le droit de dire quoi que ce soit sur les juifs mais, par contre, on peut publier des caricatures du Prophète dans Charlie Hebdo ». Il s'est donc développé un antisémitisme qui traverse des milieux très variables et qui, à mon avis, est lié avec la culture d'internet. Il s'agit d'une nouveauté qui concerne en particulier les jeunes. Certains veulent pouvoir tout dire et pensent que ce sont les juifs qui ne les laissent pas tout dire.

Je voudrais maintenant dire quelques mots sur le renouveau du racisme. Je crois que ce qu'il y a de plus neuf dans le racisme, c'est d'abord une sorte de digitalisation du phénomène. Je ne parle pas seulement des réseaux sociaux et d'internet mais je vous parle de ce qui commence à être discuté par des chercheurs, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, c'est-à-dire de la prise de conscience que l'intelligence artificielle, les algorithmes et tout ce qui est traitement apparemment neutre, car technologique, de données peut en réalité fabriquer ou reproduire du racisme. C'est une sorte de prolongement virtuel de ce que, dès les années 1960, on avait appelé le racisme institutionnel, qu'on appelle parfois le racisme systémique ou structurel, c'est-à-dire que personne n'est raciste mais le résultat du système est tout de même de la discrimination, du rejet, des logiques de type raciste.

La première nouveauté est donc que, à ce phénomène institutionnel qui est analysé depuis une cinquantaine d'années, vient s'ajouter une couche technologique. Personne n'est raciste lorsque l'on utilise des machines et des algorithmes mais le résultat est raciste dans les classements, dans les offres d'emploi à satisfaire, dans les attributions de logements, dans les décisions de justice, etc. parce qu'on a cru que la machine était neutre alors que, en réalité, la machine est alimentée par les données qui ont permis d'élaborer les logiciels et les programmes. C'est encore peu sensible en France, mais cela commence à apparaître.

Deuxièmement, il y a eu des transformations du racisme culturel qui font que le problème est beaucoup plus compliqué aujourd'hui qu'il y a une trentaine d'années. Aujourd'hui, chaque groupe minoritaire peut être tenté d'abriter en son sein des logiques où on s'approprie la « racisation » – pour employer un terme à la mode – qui lui est imputée et en faire son combat. Or si on intériorise la race pour soi, on l'utilise évidemment pour d'autres, pour ses adversaires. Nous voyons donc apparaître aujourd'hui des discours, des groupes et des pratiques dans lesquels, au nom de l'antiracisme, l'idée de race est mobilisée par des acteurs. Je ne dis pas que ce soit un phénomène massif mais c'est une tendance importante. Toutefois il ne faut pas exagérer ce phénomène La nouveauté est que l'antiracisme peut devenir un racisme, c'est-à-dire que, au nom de l'antiracisme, je rentre dans la guerre des races en quelque sorte. Or, si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu en France à propos de la mort d'Adama Traoré, si vous écoutez ce que disaient les manifestants au cœur de la manifestation – je ne parle pas de choses plus marginales, vous entendrez : vérité et justice. Voilà les mots qu'ils utilisaient, qui font référence à des valeurs universelles. Ils ne disaient pas : « Nous sommes les indigènes de la République » ou « Nous voulons être en guerre contre les Blancs » ni même « Nous voulons affirmer l'existence de communautés noires ou d'une culture noire ». Non, ils faisaient référence à des valeurs universelles. Il ne faudrait pas transformer un débat qui est un débat sur des valeurs républicaines et universelles en un combat dans lequel il n'y aurait plus que, d'un côté, des identitaires blancs et, de l'autre côté, des identitaires racialisés d'un type ou d'un autre. Je pense qu'il y a un danger ici et je voulais vous le dire parce que je pense que, dans vos travaux, ce sont des thèmes qui ne peuvent pas être ignorés compte tenu de l'importance du débat.

Je voudrais ajouter aussi, en tant que sociologue, que ces nouvelles formes de l'antiracisme, qui peuvent être du côté de l'universel mais pas toujours nécessairement, ont une caractéristique qui m'a beaucoup impressionné : elles s'inscrivent elles aussi dans des logiques que j'appellerais d'horizontalité, un peu à la manière des gilets jaunes. En effet, lorsque des organisations classiques, comme la Ligue des droits de l'Homme ou SOS Racisme, appellent à se mobiliser sur une question comme la mort d'Adama Traoré, il n'y a pas grand monde mais lorsque, réseaux sociaux aidant, des collectifs apparus spontanément face à un problème mobilisent et demandent aux gens de venir, il y a 20 000 personnes qui manifestent, alors même qu'il est encore interdit de manifester du fait du contexte sanitaire. Autrement dit, le phénomène des réseaux sociaux et de la mobilisation horizontale sans référence à des partis, à des structures ou à des organisations existe aussi dans l'antiracisme. C'est aussi pour cela qu'il peut être parfois plus facilement pénétré par ces logiques inquiétantes que j'ai évoquées.

Voilà ce que je voulais vous dire en quelques minutes. Je souscris complètement à la démarche de Dominique Schnapper, c'est-à-dire à l'idée que toutes ces questions appellent des catégories fines, des nuances, des distinctions. On ne peut pas avoir un jugement d'ensemble trop rapide parce que, si nous voulons mener un combat efficace, il faut justement voir ces problèmes dans leur épaisseur historique et dans leur complexité contemporaine.

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Je vais essayer de résumer les questions qui me sont venues en vous écoutant. La première porte sur les caractéristiques du racisme historique, qui sont des caractéristiques dont on ne peut pas se défaire. Si j'entends bien, il y a désormais une évolution vers des caractéristiques dont on pourrait se défaire, telles qu'une religion dont on peut changer. Il faut que, dans nos travaux, nous analysions que le racisme puisse porter sur des caractéristiques dont on peut se défaire.

Votre conclusion, monsieur Wieviorka, est très intéressante lorsque vous nous dites de ne pas surestimer la nouvelle forme de lutte contre le racisme dont vous avez parlé parce que, le racisme évoluant, les modes de lutte ont aussi évolué. Il faudra donc comprendre les combats et les attentes pour que nous puissions, dans nos travaux, répondre de façon pleine et entière à une nouvelle génération qui se sent victime de racisme même si, effectivement, certains se servent de la race pour se battre. Cela pourrait tendre à renforcer le racisme en même temps qu'on le combat, ce qui permet aussi de délimiter les différents champs de notre mission.

Vous parliez de racisme et de discrimination. Je pense que nous perdrions l'aspect pragmatique de notre mission si nous nous contentions de parler de racisme sans aller aussi sur le champ des discriminations, d'étudier dans quel type de domaines ces discriminations s'exercent.

Nous avions dit que nous n'aurions pas de tabou. Vous avez, madame Schnapper, parlé des statistiques ethniques. Cela ne va-t-il pas dans l'assignation justement à une race, à un groupe, à une identité ? Par ailleurs, comme nous l'avons fait sur beaucoup d'autres sujets comme les violences conjugales, plutôt que de nous concentrer sur des statistiques et la connaissance des victimes, comment mieux connaître ceux qui ont des préjugés racistes, ou les organisations qui ont des préjugés racistes ou qui emportent des conséquences discriminantes parce qu'elles se croient neutres mais produisant structurellement des inégalités ? Comment mieux connaître les auteurs et ceux qui produisent de la discrimination, pour aller à la racine du mal ?

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Je me permets de compléter la question de Caroline Abadie sur ce dernier point. Le sentiment que l'on peut avoir d'ethnicisation de plus en plus poussée de la société française n'est-il pas une menace à l'égard du projet national ou du concept de nation ? On rentre ici davantage dans les spécificités françaises des discriminations qui ont aussi une dimension territoriale. N'est-ce pas aujourd'hui l'affaiblissement de la nation et d'une forme de souveraineté qui exacerbe l'émergence d'une lutte, la communautarisation de certains pans de la société ? Quelles réponses peut-on y apporter selon vous ? Pensez-vous qu'un renouveau du projet national pourrait être une réponse à l'émergence de nouvelles formes de racisme ? Je pense notamment à ce que vous disiez sur l'émergence de communautés numériques qui échappent aux politiques et qui échappent aux organisations institutionnelles « officielles ».

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Tout d'abord, dans la pensée racisante, on est marqué par sa religion tout autant que par sa race et c'est même ce qui caractérise le phénomène de racisation ne faisant pas appel à l'état de race. Ce phénomène donne soit à la religion soit à la culture le même caractère nécessaire auquel on n'échappe pas. D'ailleurs, au XVe siècle, les juifs convertis étaient toujours considérés comme des juifs. On ne peut donc pas penser que le fait de passer d'une race au sens biologique à la religion soit un phénomène qui limite ou qui affaiblit le phénomène du racisme parce qu'on attribue à la religion les mêmes caractéristiques que celles de la race, de ce point de vue.

En ce qui concerne le problème de la lutte, il existe deux grands moyens de lutte que nous montre l'exemple américain. La première est la lutte de Martin Luther King, c'est-à-dire que, au nom des valeurs universelles de la démocratie que les États-Unis portent, il faut donner aux populations, quelles que soient leurs origines historiques ou « raciales », les mêmes droits et les mêmes devoirs. C'est la lutte universaliste, William Du Bois, que l'on est en train de redécouvrir, était dans ce combat. Ensuite, devant les manquements du pays s'est développé un autre mouvement, le Black Power, qui disait : « On ne peut rien faire dans ce pays qui sera toujours marqué par son racisme anti-Noir et, par conséquent, il faut au contraire se séparer de la nation américaine et construire notre propre pouvoir, contre la nation américaine ». C'est la lutte différentialiste. Concrètement, il y a toujours un mélange des deux. Puisque les Américains ont abordé le problème avant nous, il est quand même utile de voir ce qu'ils ont fait et les limites de la lutte différentialiste.

Puisque nous parlons de tout, je vous dis que je suis clairement pour la lutte au nom des valeurs universelles et au nom des principes démocratiques mais je reconnais que, si la démocratie ne répond pas ou ne défend pas ses propres valeurs ou ne répond pas à cette demande, elle risque de susciter des formes de revendication de type différentialiste qui, à mon avis, remettent en question le projet collectif de la nation démocratique.

Monsieur le président, plus que l'affaiblissement de la nation, il faut voir un affaiblissement de l'idée démocratique. Si la démocratie était fidèle à ses propres valeurs, il n'y aurait rien qui ressemble au racisme. Le fait est qu'il existe. On peut l'analyser, comme certains critiques radicaux, comme étant la condition ou la conséquence nécessaire de la démocratie ou, pour les défenseurs de la démocratie parmi lesquels je me compte, on doit l'analyser en termes de manquements, tout en constatant l'importance de ces manquements.

Michel Wieviroka et moi-même avons peut-être une appréciation un petit peu différente. Quand on raisonne en termes identitaires, on fait du racisme et, au nom de l'antiracisme, on peut faire du racisme. Quand, aujourd'hui, est organisé un colloque à Paris 8 où les non racisés, c'est-à-dire les Blancs, ne peuvent pas assister, on fait du racisme antiraciste. Est-ce marginal ? Je crois que nous le mesurerons dans dix ans ou vingt ans. Est-ce l'ouverture vers un mode de pensée et un mode d'action qui remettent en question les principes de la République démocratique, avec lesquels ils sont en contradiction ? Oui mais nous ne savons pas quel est son poids. On voit le danger : au nom de l'antiracisme, on renforce la perception en termes de races des phénomènes sociaux.

Au sujet des statistiques ethniques – c'est mon côté centriste, je crois – il est incontestable, quand vous regardez les formes du recensement aux États-Unis et en Grande-Bretagne qui forcent les gens à se caractériser eux-mêmes, à se mettre dans une certaine catégorie, que c'est un des éléments qui contribuent à la racisation ou l'ethnicisation de la perception de la vie sociale. Bien entendu, ce n'est pas ce qui crée le phénomène d'ethnicisation, qui existe indépendamment des catégories du recensement. D'ailleurs, s'il n'existait pas, nous n'aurions pas l'idée de le mesurer dans les recensements.

La position traditionnelle de la France consistait à dire : une fois que vous êtes naturalisé français, je ne veux pas savoir d'où vous venez et je ne vous demande donc ni votre religion ni votre origine historique. C'était utopique par rapport à la réalité mais c'était une utopie créatrice puisque c'était l'affirmation du citoyen par-delà toutes ses caractéristiques. Je pense que nous arriverons à la mise en place des statistiques ethniques parce qu'il y a une poussée du reste de l'Europe et du monde anglo-saxon. Ce n'est pas la fin de la République, c'est prendre acte d'un certain nombre de choses. Je pense toutefois que, comme toutes les décisions, celle-ci aura aussi des effets pervers, y compris de renforcer la conscience ethnico-raciale.

Je voudrais compléter ce qu'a dit Michel Wieviorka sur le retour de l'antisémitisme qui s'est beaucoup accentué, comme le montrent les chiffres publiés à partir de l'an 2000 par le ministère de l'intérieur, qui sont par ailleurs sous-estimés puisque tout ne remonte pas jusqu'à la statistique officielle. Outre les affaires de meurtres, nous disposons de chiffres sur les manifestations d'antisémitisme dans les écoles, dans les collèges. On constate la rencontre de plusieurs courants : il y a l'antisémitisme « traditionnel » d'extrême droite, qui n'est pas celui qui se manifeste le plus, encore que…

Il y a un courant qui est l'héritage de l'islam, de la perception dévalorisante des juifs qu'avaient les musulmans dans les pays dont ils viennent et qui ont le sentiment d'un renversement de situation. Alors qu'ils pensaient les juifs pauvres et méprisables, ils ont le sentiment que les juifs réussissent dans la société française et pas eux. C'est ce qui se traduit par l'islamo-gauchisme. Enfin, il y a une partie de l'extrême gauche qui est antisioniste depuis 1968 au nom de la défense des Palestiniens.

Je voudrais dire un mot sur le caractère surprenant du concept d'antisionisme. Qu'est-ce que cela veut dire ? On peut être contre la politique de l'État d'Israël, comme on peut être opposé à la politique de tout État. Mais que signifie être antisioniste ? L'antisionisme au sens strict, c'est-à-dire détruire l'État d'Israël, personne ne le demande. On peut être anti-israélien, au sens d'opposé à la politique israélienne et c'est parfaitement justifié – d'ailleurs, en Israël, qui est un pays démocratique, la moitié de la population est contre la politique du gouvernement. En réalité, comme l'antisémitisme est contrôlé par la loi, un certain nombre de ceux qui se disent antisionistes, sont en fait des antisémites qui peuvent, à travers l'antisionisme, véhiculer et développer les schèmes traditionnels de l'antisémitisme.

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Tout d'abord, je rappelle que l'antisémitisme est apparu comme un racisme à la fin du XIXe siècle. Auparavant, ce qui régnait était l'antijudaïsme. La haine des juifs était religieuse dans la plupart des cas L'antisémitisme c'était : « Les Juifs sont un peuple déicide. Les Juifs ne veulent pas rejoindre le christianisme. »

Ensuite, je pense que, parmi les mobilisations antiracistes, il faut distinguer celles qui en appellent aux valeurs universelles et exercent une pression pour obtenir certaines choses, pour que s'ouvrent des négociations, des logiques qui veulent institutionnaliser le différent, des logiques de rupture et de guerre. Dans ce dernier cas, on ne peut plus discuter. C'est peut-être ainsi qu'on peut regarder les différents courants qui traversent ces phénomènes antiracistes.

Sur le thème des discriminations, la loi prévoit plus de vingt formes de discrimination, Celle qui renvoie à l'idée de race n'est qu'une parmi les autres. Symétriquement, le racisme peut transiter par d'autres modalités que la discrimination : des rumeurs, des stéréotypes, des violences…. Par conséquent, les thématiques de la discrimination et du racisme se chevauchent, mais pas intégralement.

S'agissant des statistiques ethniques, il se trouve que j'ai écrit, avec Hervé Le Bras, un livre sur cette question, intitulé Diviser pour unir ?: France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques Hervé Le Bras était au départ contre les statistiques ethniques tandis que j'y étais personnellement plutôt favorable. Nous nous sommes d'ailleurs retrouvés dans deux commissions opposées au moment où le Président Sarkozy a souhaité que cette question soit mise à l'étude. Lors de ce débat, Hervé Le Bras et moi sommes allés dans quatre ou cinq pays différents pour examiner le débat sur les statistiques ethniques. Nous sommes tombés assez d'accord sur la conclusion qu'il ne fallait pas de statistiques ethniques s'il s'agit du recensement, c'est-à-dire de donner une image complète de la société française mais que nous y étions favorables pour des enquêtes ponctuelles, limitées et faites de manière privée. Le problème sur lequel il y a débat concerne les grandes enquêtes faites par l'INSEE ou l'INED, comme l'enquête Trajectoires et Origines (TeO). Il y a débat parce que ce n'est pas le recensement mais ce n'est pas non plus une petite enquête limitée sur un problème. On peut arriver à des accommodements raisonnables.

Un point est très intéressant que j'ai relevé dans la discussion de ce matin est qu'en parlant de l'ethnicisation, monsieur le président, vous avez utilisé le mot « nation » tandis qu'en vous répondant, Dominique Schnapper a utilisé celui de « démocratie ». Personnellement, ce qui me semble au cœur de cet enjeu d'ethnicisation de la vie publique, c'est la crise du modèle d'intégration républicaine. Dominique Schnapper l'a déjà fait, bien sûr, mais je donnerai plus de poids à l'idée de République dans ce débat. C'est notre modèle républicain qui est interpellé et qui rentre encore plus en crise par ces interpellations. Tout ceci met en cause à la fois l'État, la nation, la démocratie et la République. C'est cet ensemble qui est en débat dans ces questions, qui, en France, remontent aux années 1980.Dans les années 1980, lorsque nous avons commencé à discuter de ces questions, le débat était très passionnel dès qu'il s'agissait de l'islam mais nous pouvions débattre, en tout cas dans un certain univers intellectuel, parce qu'il y avait vraiment la volonté de débattre. Je me souviens d'un article de Régis Debray qui avait fait beaucoup de bruit à la fin des années 1980 : « Êtes-vous démocrate ou républicain ? » Cela portait sur le foulard et il opposait deux façons d'envisager ce type de problème. Je pense que le débat aujourd'hui n'est plus du tout comme cela. On ne se demande pas si vous êtes républicain ou si vous êtes démocrate mais on se demande si vous êtes du côté de la guerre des races ou si vous êtes du côté d'un débat qui doit rester démocratique et donc aussi républicain.

Sur la question des courants hyper racialisants, je pense aussi que l'histoire tranchera. J'ai été étonné de voir qu'ils n'étaient pas au cœur de la bataille à propos de la mort d'Adama Traoré Ils sont dedans, ils sont présents mais ils ne sont pas le fer de lance. Dominique Schnapper a eu raison d'évoquer ce qui s'est passé à Paris 8. Il s'agit de phénomènes dus à des groupes d'intellectuels, présents dans quelques lieux universitaires. À Paris 8, je le sais d'autant mieux qu'une de mes anciennes étudiantes est un des protagonistes les plus actifs de combat. C'est un phénomène qui existe dans des milieux intellectuels et universitaires, peut-être plus que dans la réalité vécue de ceux qui se sont mobilisés en grand nombre ces derniers temps.

Ainsi, espérons, et surtout participons à poser ces questions et à ne pas laisser le débat déraper dans ce sens. Il me semble personnellement important de ne pas nier l'existence de tout cela.

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Monsieur Wieviorka, vous avez dit tout à l'heure distingué l'antisémitisme et le racisme et vous avez dit en même temps qu'il n'y avait du point de vue sociologique pas beaucoup de différence malgré tout. Vous avez parlé tout à l'heure de valeurs universelles par rapport à l'affaire Adama Traoré. Une démarche universelle voudrait effectivement que nous combattions toutes les formes de haine et de racisme. Pour ma part, on ne peut pas hiérarchiser les haines et c'est la raison pour laquelle je dis, puisque nous sommes là pour dire toutes les choses, que nous étions un certain nombre de députés à être très mal à l'aise avec la proposition de résolution de M. Sylvain Maillard qui redonne une définition de l'antisémitisme par le prisme de l'antisionisme. J'aurais voulu avoir votre avis à ce sujet parce que, aujourd'hui, notre société est tout de même fragmentée. Beaucoup se cherchent et la jeunesse se pose aussi beaucoup de questions. Vous avez également parlé d'intégration, un mot qui, peut parfois me choquer et peut choquer aussi un certain nombre d'entre nous, dans la mesure où cette jeunesse est souvent montrée du doigt, a du mal à trouver ses repères. On ne peut pas parler d'intégration, on n'intègre pas les enfants de la République. Bien sûr, il y a des problèmes d'insertion sociale qui peuvent être dus au fait que, dans certaines régions, dans certains quartiers, le taux de chômage extrêmement élevé fait que ces jeunes ne trouvent pas leur place dans la société.

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Si on part de l'idée qu'il n'y a finalement pas besoin de race pour qu'il y ait des phénomènes racistes s, mais plutôt des manifestations qui sont sociologiques, culturelles et religieuses, ne pourrait-on pas dire d'une façon très schématique que c'est la transformation sociale qui pourrait faire évoluer notre société ?

J'étais assez persuadée que, pour sortir d'un certain nombre de ces problématiques, il fallait qu'on ait la connaissance de l'autre et de sa culture. J'avais travaillé sur une mission sur la radicalisation et, pour pouvoir combattre la radicalisation, encore faut-il savoir de quoi on parle et être au fait de ce qui constitue ce phénomène. Cela me paraissait donc très important de travailler sur la transmission et la connaissance. Mais si on prend l'antisémitisme et la Shoah par exemple, ne se heurte-t-on pas au fait que la leçon de l'histoire n'est jamais suffisante ?

Enfin, au sujet des questions posées par l'antisémitisme et l'antisionisme, ne nous manquerait-il pas finalement un mot pour parler de la position de ceux qui critiquent fortement la façon dont l'État d'Israël se comporte, qui ne sont absolument pas des antisémites mais, au contraire, des gens qui défendent des valeurs universelles ? Ne bute-t-on pas tout simplement sur le fait que nous n'avons pas de mots pour définir cette chose un peu particulière ? L'histoire Israël-Palestine est tellement particulière que nous aurions peut-être besoin d'un troisième mot qui définirait ce troisième concept et qui nous éviterait de tomber dans le piège dans lequel la proposition de résolution portée par M. Sylvain Maillard a failli nous faire tomber.

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Je vais d'abord revenir sur ce que vous avez dit tout à l'heure à propos de l'intériorisation de la race par les gens et du fait qu'ils réagissent en transposant cela vers les autres. Savez-vous si ce phénomène se transmet de génération en génération ?

Je voudrais ensuite revenir sur un cas qui avait défrayé la chronique, celui du jeune couturier Chaolin Zhang qui avait été agressé et avait succombé à ses blessures. Les jeunes agresseurs ont été arrêtés et, pendant l'audition, ils ont déclaré avoir ciblé ce monsieur parce qu'il était chinois. Le caractère aggravant de racisme a été rejeté parce qu'on a expliqué qu'il avait été agressé parce qu'il était censé avoir de l'argent et non pas parce qu'il était chinois. Ce qui était gênant, c'est que c'est tout de même une logique assez similaire à ce qu'a vécu le pauvre Ilan Halimi, qui a été séquestré parce que sa famille était censée être riche et dans ce cas, d'emblée, on a dit que c'était du racisme. Ce traitement avec en quelque sorte « deux poids, deux mesures » n'est-il pas quelque chose que nous avons un peu institutionnalisé justement parce qu'il y a un terme spécifique, l'antisémitisme, pour un certain type de racisme ? Cela ne pose-t-il pas problème que le ministère chargé de cela mette lui-même plus en avant une forme de racisme qu'une autre ? Tout le monde comprend évidemment que l'histoire de notre pays porte le poids et souffre de ce qui s'est passé. Cela se comprend, mais n'est-ce pas le moment d'évoluer, et, devant la multiplication des différentes formes de racisme, pourquoi mettre en avant une forme de racisme plutôt qu'une autre ?

Je voudrais revenir également sur les statistiques ethniques. Je comprends tout à fait les craintes que beaucoup ont sur les risques et les travers que cela présente et je les partage d'ailleurs. Mais je me demande comment il est possible d'avoir des statistiques sur le racisme alors que les statistiques sur les origines ethniques ou les religions sont interdites. Comment être sûrs que les statistiques sont fiables si la victime ne déclare pas son origine ? Ensuite, et vous m'avez déjà apporté une partie de la réponse, je pense que les statistiques ethniques vont en effet dans le sens de l'histoire mais quels sont les garde-fous qu'il faudrait mettre en place si, demain, nous arrivons à un système plus étendu, autorisé et légal de statistiques ethniques ?

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Je souhaite revenir sur un point qui a été abordé à deux occasions, d'une part lorsque vous avez dit qu'il ne faut pas hiérarchiser et d'autre part, lors de la question sur ce qui a été fait pour les juifs dans le cas de l'affaire Halimi et qui n'a pas été fait pour les Chinois dans l'affaire Zhang. Je crois qu'il faut reconnaître que le problème de l'antisémitisme dans le monde chrétien est très différent des relations avec le monde chinois parce que le monde chinois est « l'étranger » par excellence. Emmanuel Levinas disait toujours : le christianisme, c'est une secte juive qui a réussi. Historiquement, c'est vrai. Comme j'ai essayé de montrer dans mon livre La citoyenneté à l'épreuve : la démocratie et les juifs, les relations des sociétés chrétiennes avec les juifs – et donc l'antisémitisme – sont très différentes des relations avec les autres peuples. Les sociétés chrétiennes ne se sortent pas de ce rapport originaire de concurrence en quelque sorte, du rapport très particulier avec l'antisémitisme.

Ce qui vous donne aujourd'hui l'impression d'être « deux poids, deux mesures » ne fait que traduire une histoire complètement différente de l'histoire des relations entre les Européens et les Chinois. C'est la relation de l'étranger par excellence, avec toute l'ambiguïté de l'étranger, que l'on admire et que l'on déteste à la fois. Alors que l'histoire de l'antisémitisme est une histoire interne, profonde, organisatrice et structurante de l'histoire de l'Europe. C'est la raison fondamentale de la distinction entre le racisme et l'antisémitisme.

Bien sûr, il y a cette part de racisation dont a parlé Michel Wieviorka. J'ai parlé d'essentialisation. On dit que les Chinois sont riches maintenant, comme on disait que les juifs sont riches alors que les deux tiers de la population sont pauvres. Ces phénomènes d'essentialisation caractérisent toutes les relations avec des populations minoritaires. La Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) s'est demandé après la guerre si elle devait garder les termes antisémitisme et racisme et a conservé les deux au motif que, dans les sociétés chrétiennes, l'antisémitisme a une forme qui est très structurante, ancienne, profonde, ce qui le rend différent malgré le caractère commun de la racisation. Le rapport aux juifs est très différent. Ce n'est pas une hiérarchisation, c'est simplement une histoire très différente qui a pour conséquence que les deux phénomènes sont très différents. Dans les sociétés démocratiques, toutes les différences sont traduites en inégalités alors on dit « deux poids, deux mesures ». Or ce n'est pas l'un plus et l'autre moins, ce sont deux relations extrêmement différentes.

Vous retrouvez cela avec l'islam. L'islam, c'est quand même l'extérieur, même si c'est déjà beaucoup plus proche que la Chine. C'est tout de même l'histoire de la Méditerranée, le Livre, Charles Martel… Il s'agit donc d'une histoire beaucoup plus ancienne que celle avec la Chine qui était très éloignée. Mais, malgré tout, cela n'a pas ce caractère structurant de la relation avec le judaïsme.

Rappelez-vous que le christianisme n'est jamais qu'une secte juive qui a réussi : cette formule, qui est historiquement vraie, est une formule très profonde parce qu'elle explique la force, la permanence et le rôle structurant qui impliquent qu'il faut conserver ce qui est commun, comme l'a rappelé Michel Wieviorka, mais en même temps rappeler que c'est une relation très particulière.

En ce qui concerne la proposition de M. Sylvain Maillard, est-elle une proposition de loi et est-elle passée ?

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Je précise qu'il s'agissait d'une proposition de résolution visant à lutter contre l'antisémitisme. Elle n'a pas de force contraignante, car c'est une résolution et non une loi, et elle a bien été adoptée par l'Assemblée nationale.

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Je vous remercie pour ces précisions. Je crains que ce ne soit simplifier un problème compliqué, ce qui ne serait pas souhaitable. Il est vrai qu'un certain nombre « d'antisionistes » sont en fait des antisémites mais j'aimerais que l'on cesse d'utiliser le terme antisioniste, car cela n'a pas de sens selon moi. On est contre le gouvernement israélien ou antisémite. Antisioniste, on pouvait l'être avant que l'État d'Israël existe et une partie des juifs était antisioniste, ne voulait pas la création d'un État juif au Moyen-Orient. Cela avait une signification. Ce concept est donc inapproprié aujourd'hui pour décrire cette situation et ne devrait pas être consacré, une résolution pouvant constituer d'une certaine façon une forme de consécration.

On est anti-israélien mais on est aussi, je l'espère, anti-chinois, anti-thaïlandais, pour la défense des Ouïghours… Israël n'est pas le seul cas où des gouvernements ne se conduisent pas exactement comme on aimerait qu'ils se conduisent. Concentrer sur le gouvernement israélien autant de haine par rapport à ce qui se passe sur l'ensemble du globe est dans beaucoup de cas inspiré par la tradition antisémite. Mais, si vous me le demandez, je vous réponds, consacrer le terme antisionisme ne me paraît pas être une bonne chose.

Madame Michèle Victory avait dit des choses d'ordre général avec lesquelles je suis d'accord: il ne suffit pas de raconter la Shoah pour empêcher les génocides. Nous avons fait beaucoup d'enseignements autour de la Shoah avec l'idée d'empêcher les génocides et nous avons eu des génocides. Des enquêtes ont montré que l'amélioration de la connaissance des autres ne réduit pas forcément le racisme. Les relations directes personnelles qui peuvent être bonnes n'empêchent pas le développement de la logique du préjugé. J'ai consacré ma vie à ce genre de problème. J'espère que l'éducation, la formation, la réflexion sont utiles mais je dois constater comme vous que ce n'est pas très facile et que l'enseignement obligatoire de la Shoah a eu des effets contre-productifs et qu'on peut s'interroger. En tout cas, c'est un fait, cela n'a pas empêché de nouveaux génocides.

Quant à inventer un troisième terme entre antisémitisme et antisionisme, j'ai peur que l'on ajoute à la confusion ! Il vaut mieux réfléchir sur ces deux termes.

La statistique sur le racisme pose selon moi le problème de l'appartenance des personnes à plusieurs groupes dans nos sociétés.

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Sur le premier point de l'antisémitisme et l'antisionisme, je précise que l'on peut être antisémite et pro-sioniste si je puis dire. Les évangélistes américains qui soutiennent profondément la politique israélienne sont ainsi capables de tenir des propos très antisémites. Ce n'est donc pas un bon débat, voilà ce que j'en pense. Je trouve que ce n'est pas utile et que cela n'apporte rien à la compréhension de ces questions.

Un deuxième point, évoqué par deux d'entre vous, est très important. C'est l'idée que nous aimerions tous pouvoir partager, mais qui malheureusement ne suffit pas, que si nous résolvions les questions sociales, nous résoudrions en même temps les questions de racisme, de sexisme et beaucoup d'autres de ce genre. Je pense que, malheureusement, cela n'est jamais si simple. On ne passe pas directement d'un registre à un autre. Je crois que résoudre des problèmes d'intégration sociale, des problèmes d'emploi, des problèmes de revenus évite à certains de déraper ou de basculer, mais cela ne suffit pas. Il n'y a donc pas de réponse précise.

Je voudrais dire un mot sur le fait qu'il faut connaître l'autre. Je pense que nous n'avons pas assez de recherches ou d'évaluations de ce qui se fait ou de ce qui pourrait se faire pour lutter contre le racisme ou l'antisémitisme. Je vous raconte une anecdote qui est à mon avis très révélatrice. Ma sœur Annette Wieviorka a accompagné un des tout premiers voyages d'élèves français qui allaient visiter Auschwitz. Après avoir pris l'avion, les jeunes arrivent en Pologne, ils visitent et reviennent le soir même. Assise dans l'avion du retour à côté d'un de ces jeunes, ma sœur lui a demandé: « Alors, c'était intéressant ? » et il a répondu : « C'était formidable ! J'ai eu mon baptême de l'air. » C'est anecdotique mais cela nous invite à réfléchir. Il faut des évaluations parce que certaines choses sont peut-être contre-productives. Il faut évaluer tout ce qui relève des pratiques antiracistes, de la lutte antiraciste et de la lutte contre les discriminations. Il faut des travaux sur ces sujets et il faut étudier les acteurs. Je pense que nous avons besoin de toujours plus de recherche.

Ensuite, je voudrais vous faire une réponse très générale. J'ai fait une grande enquête à la fin des années 1980 et dans les années 1990 sur le racisme en France. J'ai rencontré essentiellement, explicitement du racisme anti-maghrébin. Il n'y avait pratiquement pas, en métropole en tout cas, de racisme anti-Noir chez ceux que je rencontrais. Il y avait un racisme dont on ne parlait pas spontanément mais qui était très virulent : le racisme anti-Tzigane, qui est un vrai problème en soi parce que c'est un racisme qui est mal traité dans le débat général. Enfin, il y avait l'antisémitisme. Aujourd'hui, on parle beaucoup de racisme anti-Noir, mais aussi de toutes sortes d'autres formes de racisme. Nous sommes dans une période historique de fragmentation de la société. Lorsque la société se fragmente, les groupes susceptibles d'être victimes ou cibles de racisme sont nombreux. Non seulement ils sont victimes du racisme du groupe dominant mais il peut aussi y avoir des formes de racisme entre groupes. C'est tout cela qu'il faut regarder.

Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit Dominique Schnapper quant au traitement singulier des juifs « bénéficieraient », si je puis dire. Cela est lié à cette histoire au poids énorme et aussi, il faut le dire, à une capacité de mobilisation, pas seulement juive bien entendu. Je crois que le combat antiraciste est d'autant plus efficace qu'il y a de la capacité à poser les problèmes et les mettre en débat. Avec ce qui s'est passé, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale, la question de l'antisémitisme reste nécessairement très prégnante.

Enfin, quels seraient les meilleurs garde-fous face aux dérives qui pourraient naître de statistiques ethniques ? C'est un problème compliqué parce que les statistiques ethniques peuvent être utilisées pour le bien mais aussi pour le mal. Je ne vais pas être trop polémique, mais je me souviens que, il y a trois ou quatre ans, Robert Ménard, maire de Béziers, comptait les élèves musulmans dans sa ville. Je ne suis pas certain que c'était pour le bien de la lutte anti-discrimination dans les écoles de sa ville. Cela peut servir à toutes sortes d'usages. Je crois vraiment que c'est une question proprement politique mais je n'ai rien contre des enquêtes limitées et précises. D'ailleurs, vous le savez, elles existent. Y compris sur les juifs. Une de nos collègues, Doris Bensimon, avait fait dans des revues de démographie très sérieuses des enquêtes sur le nombre de juifs en France.

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

On peut ainsi interroger sur l'origine des parents, et des grands-parents, sous le contrôle de la Commission nationale de l'informatique et les libertés (CNIL).

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

J'ajoute que, il y a peut-être une quinzaine ou une douzaine d'années, le Conseil représentatif des associations noire de France (Cran) a fait un sondage qui a été publié dans un journal populaire. Dans ce sondage, on demandait aux gens : « Est-ce que vous appartenez à une minorité visible ? » et lorsque les gens répondaient oui, on demandait « Est-ce que vous avez été maltraité ou discriminé au cours des six derniers mois ? » C'était très intéressant. Il s'agissait vraiment de statistiques ethniques. Les reproches principaux qui ont été faits au Cran n'étaient pas d'avoir fait apparaître ce problème mais d'avoir osé faire un sondage. C'est un vrai débat et je trouve que ce que j'ai entendu ces dernières semaines était plutôt en régression par rapport à la qualité des discussions qui ont eu lieu au moment où François Héran avait piloté une commission, où Hervé Le Bras avait, avec d'autres, créé une autre commission. Il y avait alors vraiment eu un débat de qualité. Il n'y a pas besoin de repartir de zéro, il y a des acquis.

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Je voudrais rebondir sur une question qui vous a déjà été adressée mais sur lequel je voudrais poursuivre les échanges : le nom de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT. Je me pose moi aussi cette question de la distinction des termes antisémitisme et racisme. Il me semble que l'antisémitisme est une forme de racisme comme une autre et que, finalement, l'isoler peut venir alimenter ce sentiment de « deux poids, deux mesures » qui est notamment ressenti par un certain nombre de minorités.

Vous avez évoqué le poids de l'histoire, l'ancrage de l'antisémitisme dans la société, et ce qui s'est passé lors de la Seconde Guerre mondiale sur notre territoire.

L'histoire de la France vis-à-vis de l'esclavage, de la colonisation, des populations noires et des populations musulmanes, est très forte elle aussi.

Pour aller plus loin, aujourd'hui les termes « islamophobie » ou « négrophobie » sont très mal vus dans la société. C'est considéré comme une forme de racialisme, d'indigénisme et a toujours une connotation très négative. Je me demande ce qui explique cela. Faudrait-il se réapproprier les termes et les réutiliser différemment ? Ou peut-être ne sont-ce pas les bons termes ? Je sais qu'il y a des questionnements sur l'islamophobie : est-ce le rejet de l'islam, la religion, ce qui serait tout à fait légitime, ou est-ce la haine du musulman qui est totalement interdite ?

On sent bien que toutes les formes de racisme ne sont pas traitées de la même manière.

Je voudrais donc vous interroger à la fois sur cette terminologie et sur le fait que cette partie de l'histoire qu'est l'antisémitisme se différencie des autres.

Je ne rebondirai pas sur le débat entre antisionisme et antisémitisme. Même s'il y a beaucoup de choses à dire, nous avons déjà eu des débats par ailleurs.

J'ai également une question par rapport au racisme et au genre. Je crois également qu'il y a un vrai sujet dans le racisme, dans les discriminations – je ne sais pas si cela a été prouvé par des études – car les hommes sont, me semble-t-il, beaucoup plus victimes de racisme que les femmes. Est-ce une vérité ou non ? Je pense aux contrôles de police, à l'accès à l'emploi, à l'accès au logement. Des études ont-elles été faites, sur cette question du racisme, sur les discriminations en fonction du genre ?

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Je me posais la question, pour mieux comprendre quelle est l'émergence des formes de racisme, des différentes victimes du nazisme et de leur nombre. Nous avons parlé de la Shoah. Les Tziganes ont subi le génocide, les handicapés ont été éliminés par les nazis, les homosexuels ont aussi été les victimes du nazisme et ils ne portent pas ce temps tragique comme le portent les juifs, extrêmement nombreux à avoir été victimes. La violence nazie a frappé aussi d'autres populations et ce n'est pas aussi su ou rapporté.

Ma seconde question déborde du racisme, elle porte sur les génocides. Comme vous le disiez, ce drame n'a pas permis une réflexion et n'a pas empêché d'autres génocides postérieurs.

Nous voyons bien que, à travers l'histoire, il y a eu de nombreux génocides, en Arménie, avec les Kurdes, au Cambodge. C'est un drame qui touche de très nombreux peuples. Au fond, la question du racisme doit-elle rester intérieure à chaque pays ? J'observe que, quand c'est loin, on n'intervient pas beaucoup, on constate, on s'exprime plus ou moins. On le voit de façon encore plus sensible avec tout ce qui touche à la Palestine puisque cela renvoie forcément au peuple juif. Quels sont les liens de la construction du racisme avec ce qui se passe au-delà de nos frontières ?

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

On revient au problème des « deux poids deux mesures ». Je croyais avoir répondu sur le poids particulier du problème juif dans l'histoire européenne. C'est quand même une histoire à la fois de persécutions, de massacres, d'expulsions et de transformation du sentiment antijuif, avec l'idée de complot mondial des juifs voulant régner sur le monde alors que c'est une population qui a toujours été une population extrêmement minoritaire, de l'ordre de 1 % de la population. La transfiguration par l'idée de complot, les accusations contradictoires du type « ce sont des capitalistes » ou « ce sont des révolutionnaires » qui se renouvellent et se recyclent au fur et à mesure des différents épisodes historiques font que les juifs sont des autres sans être des autres. Plus ils ressemblent aux autres, plus ils sont coupables car ils sont alors pris dans cette espèce de cercle vicieux : vous ne les reconnaissez plus donc ils sont encore plus dangereux. Il y a une série de mécanismes très bien décrits et je vous renvoie aux travaux de Pierre-André Taguieff sur la définition, par l'histoire particulière, de ce qu'il appelle la judéophobie qui, comme l'a rappelé Michel Wieviorka, a été basée sur des fondements religieux. Je dis fondements parce qu'il s'agissait aussi de situations politiques, de situations de minoritaires différentes, etc. Comme les chrétiens n'avaient pas le droit de faire du prêt d'argent, les juifs prêtaient l'argent et on les accusait donc de s'intéresser à l'argent. Il y a ainsi toute une série de cercles vicieux historiques, qui se sont traduits par des massacres tout de même très particuliers et en même temps très internes qui font que, historiquement, la relation est différente.

Aujourd'hui, personne ne défend la colonisation. On nous dit tout le temps qu'on n'a pas enseigné la colonisation. J'ai personnellement suivi le certificat d'histoire de la colonisation quand j'étais étudiante dans les années 1950. Il était enseigné par Jean Bruhat qui était un militant communiste et nous parlait de l'Afrique du Sud avec les sentiments que vous pouvez imaginer – et que nous partagions totalement – et par Charles-André Julien qui parlait de l'Algérie. L'idée que l'on découvre le problème de la colonisation historiquement n'est donc pas exacte. Ce qui est vrai est que cela devient en ce moment un mouvement politique.

La colonisation est beaucoup plus récente puisqu'elle a commencé au XVIe siècle et qu'elle s'est vraiment développée au XIXe siècle. La colonisation européenne a été très courte dans l'histoire humaine. Elle a été très courte parce qu'elle était contraire aux valeurs démocratiques. Faire une société avec un double système juridique est contradictoire avec les principes démocratiques qui donnent à tous les mêmes droits. Grâce à mon grand âge, je peux vous parler du combat anticolonial : il était mené au nom des valeurs démocratiques. Il était insupportable de voir dans la société coloniale des catégories différentes. C'est donc récent et c'était extérieur. Cela n'a pas joué un rôle central dans l'histoire française.

Historiquement, philosophiquement, si vous voulez, ce sont deux problèmes différents. Changer les mots ne changera pas les choses. Vous suggérez peut-être que, avec le terme antisémitisme, on renforce son caractère particulier. Mais ce caractère particulier existe et ne peut être modifié par le fait de nommer le racisme et l'antisémitisme. De la même façon, ce n'est pas le fait de supprimer le mot race dans la Constitution qui supprimera le racisme. C'est quand même reconnaître la réalité d'une relation différente.

Pour l'islamophobie, c'est la même chose. S'il s'agit de la critique de l'islam, j'observe qu'il n'y a pas de raison de ne pas critiquer l'islam, comme on critique toutes les religions. En même temps, tous les musulmans, s'ils se conduisent conformément aux libertés publiques, ont droit au même respect que tous ceux qui ont des convictions religieuses différentes. Sur le plan intellectuel, il me semble que c'est assez clair.

On a énormément discuté pendant des générations, du temps où le marxisme était assez dominant, aux États-Unis en particulier, du rapport entre les groupes ethniques et les classes. Au Brésil, quelqu'un avait dit à Alexandre Dumas : « quand je suis né, j'étais Noir, mais maintenant, je suis devenu Blanc » c'est-à-dire qu'il était monté dans la hiérarchie sociale et on percevait comme Blancs ceux qui avaient réussi socialement. Il y a une histoire juive comme cela : « Si vous êtes pauvre, vous êtes un youpin, si vous êtes un bourgeois, vous êtes israélite et si vous êtes millionnaire, vous êtes Rothschild. » Il y a toujours combinaison des deux. À ce moment-là, le genre n'était pas une des grandes caractéristiques qui étaient en question et il y avait le débat central entre classes et groupes ethniques. On étudie maintenant beaucoup plus la façon dont à la fois le groupe ethnique et la classe sociale ont eu un effet assez différent sur les hommes et sur les femmes. Beaucoup de recherches ont porté sur ces sujets.

Je me permets de dire que « la communauté juive » est un terme que je récuse totalement. On peut dire les populations juives, les Français d'origine juive mais il n'y a pas de communauté juive.

À propos des autres génocides, je souligne que le mémorial de la Shoah a travaillé sur les autres génocides. Ils ont été moins centraux dans la « philosophie » nazie, si l'on peut la dénommer ainsi, qui s'est concentrée sur la population juive. Je crois que ce n'est pas tellement une question de nombre de victimes, c'est aussi la question du rôle que cela a joué idéologiquement et qui reste beaucoup plus présent aujourd'hui, il me semble.

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Je crois que toutes ces questions appellent un regard historique, ne serait-ce que sur les années qui commencent après la Seconde Guerre mondiale. Jusque dans les années 1970, on ne parle pas des juifs. Ensuite arrivent Robert Paxton, Michael Marrus et on se met à en parler parce qu'il y a une mobilisation du monde juif. Cela commence au début des années 1970, dans un contexte de surgissement d'identités bafouées, niées et meurtries. C'est aussi le contexte du mouvement corse ou un peu plus tard du mouvement occitan et, aux États-Unis, du mouvement Roots, d'après un livre (Racines) qui connait un énorme succès aux États-Unis, etc. Auparavant, non seulement on n'en parlait pas, mais on ne voulait pas en parler. Ma sœur Annette Wieviorka, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, a montré de manière lumineuse qu'après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de juifs qui revenaient des camps de concentration et avaient eu des expériences terribles, voulaient parler, ont parlé et ont écrit. Or la société n'était pas en état de les écouter. Pourquoi dis-je cela ? Parce que je pense que les choses évoluent à partir du moment où des combats se construisent, où des organisations se mettent en place, où des formes de structuration institutionnelle existent. Je pense qu'une grande question est là : la capacité de certains acteurs, plus que d'autres, à se structurer, à créer et à imposer le débat. Je note, et c'est la raison pour laquelle je trouve que la situation actuelle est très importante et très intéressante, qu'aujourd'hui on parle de la colonisation et de la décolonisation autrement que dans les années 1970, 1980 et 1990, parce qu'il existe des mouvements qui veulent qu'on en parle.

Je suis donc un peu plus optimiste. Je trouve intéressant que l'on rappelle que la République a été coloniale Évidemment je ne suis pas du côté de ceux qui déboulonnent les statues. Je vous donne un petit exemple politique. Quand François Hollande a été élu Président de la République, pour son premier grand discours, il voulait parler très longuement de Jules Ferry. Il en a parlé mais moins que ce qui était prévu au départ parce que des conseillers lui ont dit : « Écoutez, faites attention. Jules Ferry, ce n'est pas seulement l'école. »

Ainsi, les choses bougent, les choses évoluent. Le problème est quand des groupes ne peuvent pas se faire entendre, quand des problèmes restent. Il faut alors des intellectuels, il faut des églises, il faut des organisations généralistes, mais c'est beaucoup plus difficile.

On ne parle pas que des juifs en ce moment. On parle d'autres sujets. Le mouvement MeToo a mis la question des violences subies par les femmes au milieu du débat public avec une violence et une force inouïes. Je voudrais insister là-dessus.

Je pense que la conscience mondiale du génocide doit être présente, la justice doit être internationale, mais c'est très difficile. Vous savez que beaucoup de gens considèrent que Nuremberg n'est pas une justice internationale mais la justice des vainqueurs, qu'on reproche au tribunal de La Haye de juger beaucoup d'Africains et de ne pas s'intéresser à d'autres parties du monde, etc. Je crois vraiment que ce sont des questions qui appellent une action mondiale mais que ce n'est pas si facile.

J'ai été très sensible à ce qu'a dit Dominique Schnapper sur ce qui est réalisé au mémorial de la Shoah. C'est très intéressant parce que, à partir d'un génocide, on demande une réflexion sur le phénomène génocidaire.

Un dernier mot : je trouve que ce n'est pas un très bon choix d'utiliser le suffixe « phobie » dans islamophobie, judéophobie, négrophobie, etc. Je pense que ce n'est pas un bon mot. Nous revenons à chaque fois sur les mots, les catégories et nos catégories méritent que nous nous y arrêtions un instant. Pourtant, le mot négrophobie est intéressant : qui oserait aujourd'hui employer le mot nègre ? Et on se met pourtant à utiliser l'expression négrophobie.

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J'ai une dernière question pour clôturer cette audition passionnante. Au risque de contredire mon propos liminaire sur le fait que nous voulions prendre de la distance à l'actualité, comme vous avez évoqué vous-même le fait que vous étiez hostile à ce que l'on déboulonne des statues, quel est l'enjeu de la politique mémorielle dans tout cela ? Nous avons le sentiment que la mémoire éclaire ou réchauffe des parties de l'histoire. La mémoire est là pour venir éclairer davantage certains pans de notre histoire, elle est vécue plutôt comme une politique positive pour que nous n'oubliions pas et que nous évitions de reproduire les erreurs du passé. On a l'impression que, finalement, une forme de politique mémorielle parallèle est en train de se mettre en place, qui vise plutôt au repli et qui, en fait, fait régresser en quelque sorte l'histoire ou essaie de la faire oublier sur certains points. Quel est votre sentiment, au regard aussi de l'actualité et de ce que nous avons vécu, sur la tension entre histoire et mémoire ces dernières semaines ?

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Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Comme Michel Wieviorka, je ne suis pas pour qu'on déboulonne les statues. Je pense qu'il faut accepter l'histoire de chaque nation, avec ses grands côtés et ses faiblesses. Il faut tout de même faire attention de ne pas céder au péché fondamental de l'historien, c'est-à-dire de juger le passé au nom de nos normes d'aujourd'hui. Dans le cas de Jules Ferry, on le sait bien, la colonisation prenait un sens en fonction de la défaite devant l'Allemagne. Il faut réintroduire cela pour porter des jugements historiques. On ne peut pas faire cela au niveau des statues, sauf cas particulièrement grave – ainsi je n'ai pas été tellement choquée quand on a déboulonné Lénine qui est quand même le responsable de millions de morts. Il y a des cas symboliques mais, quelle est la nation qui n'a pas eu ses péchés historiques ? Nous avons d'autres dont nous n'avons pas conscience. Si on commence à nettoyer la littérature, les œuvres d'art, on part sur une très mauvaise voie. On ne pourrait plus lire Jules Verne : Jules Verne était antisémite, antianglais, antitout ! Si on entre dans cette logique, il n'y a plus de limite.

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Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Vous avez eu raison, monsieur le président. Au départ, nous avions l'image que des mémoires surgissaient et imposaient à l'histoire de rectifier Mais nous sommes désormais dans autre chose. Nous sommes, vous avez utilisé les bons mots, devant des politiques mémorielles et des enjeux politiques. Quand on décide d'ériger une statue quelque part, les gens qui décident et mettent cela en œuvre ne sont pas des historiens professionnels. Il peut y en avoir, mais ce n'est pas un comité d'histoire qui a fait de longues recherches qui prend la décision.

Mon sentiment est que nous sommes dans des jeux infra-politiques, dans des jeux où des acteurs n'arrivent pas à se constituer au niveau politique parce qu'ils ne sont pas structurés, organisés et essaient d'agir symboliquement en s'en prenant aux noms de rues, aux statues… C'est infra-politique, dans une situation où les politiques mémorielles sont extrêmement présentes.

Je fais partie d'un comité qui prépare la mise en place d'un musée-mémorial sur le terrorisme. C'est la même chose, il faut écouter – ce qui est tout à fait normal – les victimes, les associations, etc., parce qu'il y a de la mémoire, mais on est très vite dans de la politique. Ce n'est pas votre politique à vous, si je puis dire, c'est « en-dessous » et, parce que ce n'est pas installé, ni structuré, cela ne pénètre pas vraiment le débat politique. Quand on me dit qu'il faut détruire la statue de Colbert, ce n'est, selon moi, pas un débat d'historien mais d'une autre nature.

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Merci infiniment d'avoir répondu à notre invitation.

La séance est levée à 11 heures.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9 heures

Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, Mme Fadila Khattabi, Mme Fiona Lazaar, M. Robin Reda, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Buon Tan, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Michèle Victory

Excusé. - M. Bertrand Bouyx