Intervention de Michel Wieviorka

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) :

Je vais aller à l'essentiel, à ce qui est aujourd'hui le plus préoccupant. Avant de commencer, je voudrais dire que la fondation que je dirige, la Maison des Sciences de l'homme, a lancé en mars 2019 une plateforme internationale de recherche sur le racisme et l'antisémitisme. Dans la documentation écrite que je vous ai apportée, vous pourrez voir que c'est une initiative assez importante, qui a été inaugurée par deux ministres, qui mobilise plusieurs partenaires comme la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN), le réseau Canopé du ministère de l'éducation nationale, la fondation Lilian Thuram, etc. Cette plateforme regroupe un ensemble d'activités et de séminaires et pourra peut-être vous apporter des clarifications sur certains points.

Je voulais aussi vous dire, pour prendre tout de suite de la distance par rapport à l'actualité, que – hasard des choses – je viens de publier dans The conversation, un article intitulé « Mémoire, histoire et reconnaissance : un débat profond qui mérite les nuances » qui va exactement dans le sens de ce que Dominique Schnapper a dit, c'est-à-dire qu'il faut qu'il y ait de la nuance, que les catégories soient bien distinguées les unes des autres.

Je vais d'abord distinguer rapidement antisémitisme et racisme. C'est une grande question et je vais vous résumer ma position sur ce débat. Du point de vue historique, l'antisémitisme a une telle épaisseur et une telle spécificité qu'on ne peut pas ne pas le distinguer de tout autre phénomène humain. Sociologiquement, les phénomènes sont moins différents. Selon que l'on se place du point de vue sociologique ou du point de vue historique, on ne distingue pas de la même manière le racisme et l'antisémitisme

Tout d'abord, les vieux phénomènes n'ont pas disparu. En ce qui concerne le « vieux racisme » évoqué par Dominique Schnapper on le trouve encore dans un certain nombre de cas. Rappelez-vous comment Mme Christiane Taubira avait été traitée il y a quelques années, regardez ce qui se passe dans les stades italiens lors des matchs de football : c'est vraiment le racisme le plus vulgaire, le plus classique et le plus ancien.

Ensuite, dans les années 70, nous avons vu le racisme se modifier. Vous m'avez posé, madame Abadie, la question du racisme que l'on appelle parfois culturel, que les psychologues politiques américains ont appelé « racisme symbolique », que l'on a parfois appelé « racisme différentialiste » ou « néo-racisme ». On a alors considéré qu'il fallait distinguer deux logiques de racisme. La première est une logique qu'on peut appeler d'infériorisation qui permet plus facilement, si je puis dire, l'exploitation ; pour simplifier à l'extrême, cela revient à dire : « Viens chez moi pour que je t'exploite. Et je peux t'exploiter parce que tu es inférieur physiquement et intellectuellement ». La deuxième logique de rejet, qui a pris beaucoup d'importance dans le débat français dans les années 1980, est : « Va-t'en, je ne veux pas te voir. Tu menaces mon intégrité culturelle et mes valeurs. Tu ne t'adapteras jamais à ma société. Je ne veux pas te voir et, à la limite, je vais jusqu'à te tuer. »

Il y a eu des débats pour savoir si ce nouveau racisme culturel remplaçait complètement l'ancien ou si, en réalité, tout racisme concret n'est pas presque toujours une sorte de mélange des deux logiques. Je ne rentre pas dans ces débats qui ont été lancés en France par deux philosophes, MM. Étienne Balibar et Pierre-André Taguieff, qui ont publié à l'époque des ouvrages importants sur ces questions.

Aujourd'hui, le débat continue à se transformer. En ce qui concerne l'antisémitisme d'abord, le débat a commencé à se transformer après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1970 et 1980.Cela a été la conséquence de deux phénomènes historiques immenses : le génocide, la destruction des juifs d'Europe et la création de l'État d'Israël. Cela a complètement modifié le paysage de l'antisémitisme, d'où les débats que vous avez eus sur antisémitisme et antisionisme en ce qui concerne l'existence de l'État d'Israël. Dans les années 1970 et 1980, alors qu'on pensait qu'il était en déclin historique, que l'Église catholique avait fait son aggiornamento, le renouveau de l'antisémitisme a pris deux formes : d'une part, le négationnisme avec Robert Faurisson et, d'autre part, la critique virulente d'Israël, l'idée qu'il faut détruire cet État et, derrière tout cela, un antisionisme qui chevauche un antisémitisme ou le contraire. Ce sont des questions complexes. Plus récemment, nous avons vu apparaître d'autres formes d'antisémitisme, portées essentiellement par des milieux qualifiés d' « islamo-gauchistes », qui avaient des liens souvent forts avec certains secteurs de l'immigration. Tout ce que je dis doit être totalement nuancé, bien entendu. Je ne suis pas en train de vous asséner des vérités. On a parlé d' « islamo-gauchisme » et, terrorisme aidant avec l'attentat commis par Mohammed Merah en 2012, ces choses ont pris beaucoup de poids dans nos débats. Il y a eu toute une phase, qui s'est à mon avis interrompue récemment, durant laquelle l'antisémitisme ne semblait plus être que le monopole du djihadisme et de ceux qui pouvaient avoir quelque sympathie ou compréhension pour le djihadisme et pour des causes radicales liées à cette version singulière de l'islam. On a compris deux choses neuves dans l'antisémitisme. Premièrement, on a constaté le retour net de formes d'antisémitisme qui réactivent, mais sous des formes un peu nouvelles, des idéologies et des combats d'extrême droite. Nous l'avons beaucoup mieux compris, d'autant que c'était particulièrement marqué dans certains pays de l'Europe de l'Est. Deuxièmement, est apparu le phénomène qu'illustre Dieudonné. C'était très impressionnant de voir qui adore Dieudonné : un spectre allant de Jean-Marie Le Pen à des groupes pro-palestiniens « purs et durs » En y réfléchissant, je pense qu'il y a, dans l'intérêt pour l'antisémitisme tel que peut l'incarner quelqu'un comme Dieudonné, l'idée suivante : « Pourquoi est-ce que nous n'aurions pas le droit de tout dire ? N'y a-t-il pas deux poids, deux mesures ? » C'est ce qu'on a entendu, c'est-à-dire : « On n'a pas le droit de dire quoi que ce soit sur les juifs mais, par contre, on peut publier des caricatures du Prophète dans Charlie Hebdo ». Il s'est donc développé un antisémitisme qui traverse des milieux très variables et qui, à mon avis, est lié avec la culture d'internet. Il s'agit d'une nouveauté qui concerne en particulier les jeunes. Certains veulent pouvoir tout dire et pensent que ce sont les juifs qui ne les laissent pas tout dire.

Je voudrais maintenant dire quelques mots sur le renouveau du racisme. Je crois que ce qu'il y a de plus neuf dans le racisme, c'est d'abord une sorte de digitalisation du phénomène. Je ne parle pas seulement des réseaux sociaux et d'internet mais je vous parle de ce qui commence à être discuté par des chercheurs, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, c'est-à-dire de la prise de conscience que l'intelligence artificielle, les algorithmes et tout ce qui est traitement apparemment neutre, car technologique, de données peut en réalité fabriquer ou reproduire du racisme. C'est une sorte de prolongement virtuel de ce que, dès les années 1960, on avait appelé le racisme institutionnel, qu'on appelle parfois le racisme systémique ou structurel, c'est-à-dire que personne n'est raciste mais le résultat du système est tout de même de la discrimination, du rejet, des logiques de type raciste.

La première nouveauté est donc que, à ce phénomène institutionnel qui est analysé depuis une cinquantaine d'années, vient s'ajouter une couche technologique. Personne n'est raciste lorsque l'on utilise des machines et des algorithmes mais le résultat est raciste dans les classements, dans les offres d'emploi à satisfaire, dans les attributions de logements, dans les décisions de justice, etc. parce qu'on a cru que la machine était neutre alors que, en réalité, la machine est alimentée par les données qui ont permis d'élaborer les logiciels et les programmes. C'est encore peu sensible en France, mais cela commence à apparaître.

Deuxièmement, il y a eu des transformations du racisme culturel qui font que le problème est beaucoup plus compliqué aujourd'hui qu'il y a une trentaine d'années. Aujourd'hui, chaque groupe minoritaire peut être tenté d'abriter en son sein des logiques où on s'approprie la « racisation » – pour employer un terme à la mode – qui lui est imputée et en faire son combat. Or si on intériorise la race pour soi, on l'utilise évidemment pour d'autres, pour ses adversaires. Nous voyons donc apparaître aujourd'hui des discours, des groupes et des pratiques dans lesquels, au nom de l'antiracisme, l'idée de race est mobilisée par des acteurs. Je ne dis pas que ce soit un phénomène massif mais c'est une tendance importante. Toutefois il ne faut pas exagérer ce phénomène La nouveauté est que l'antiracisme peut devenir un racisme, c'est-à-dire que, au nom de l'antiracisme, je rentre dans la guerre des races en quelque sorte. Or, si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu en France à propos de la mort d'Adama Traoré, si vous écoutez ce que disaient les manifestants au cœur de la manifestation – je ne parle pas de choses plus marginales, vous entendrez : vérité et justice. Voilà les mots qu'ils utilisaient, qui font référence à des valeurs universelles. Ils ne disaient pas : « Nous sommes les indigènes de la République » ou « Nous voulons être en guerre contre les Blancs » ni même « Nous voulons affirmer l'existence de communautés noires ou d'une culture noire ». Non, ils faisaient référence à des valeurs universelles. Il ne faudrait pas transformer un débat qui est un débat sur des valeurs républicaines et universelles en un combat dans lequel il n'y aurait plus que, d'un côté, des identitaires blancs et, de l'autre côté, des identitaires racialisés d'un type ou d'un autre. Je pense qu'il y a un danger ici et je voulais vous le dire parce que je pense que, dans vos travaux, ce sont des thèmes qui ne peuvent pas être ignorés compte tenu de l'importance du débat.

Je voudrais ajouter aussi, en tant que sociologue, que ces nouvelles formes de l'antiracisme, qui peuvent être du côté de l'universel mais pas toujours nécessairement, ont une caractéristique qui m'a beaucoup impressionné : elles s'inscrivent elles aussi dans des logiques que j'appellerais d'horizontalité, un peu à la manière des gilets jaunes. En effet, lorsque des organisations classiques, comme la Ligue des droits de l'Homme ou SOS Racisme, appellent à se mobiliser sur une question comme la mort d'Adama Traoré, il n'y a pas grand monde mais lorsque, réseaux sociaux aidant, des collectifs apparus spontanément face à un problème mobilisent et demandent aux gens de venir, il y a 20 000 personnes qui manifestent, alors même qu'il est encore interdit de manifester du fait du contexte sanitaire. Autrement dit, le phénomène des réseaux sociaux et de la mobilisation horizontale sans référence à des partis, à des structures ou à des organisations existe aussi dans l'antiracisme. C'est aussi pour cela qu'il peut être parfois plus facilement pénétré par ces logiques inquiétantes que j'ai évoquées.

Voilà ce que je voulais vous dire en quelques minutes. Je souscris complètement à la démarche de Dominique Schnapper, c'est-à-dire à l'idée que toutes ces questions appellent des catégories fines, des nuances, des distinctions. On ne peut pas avoir un jugement d'ensemble trop rapide parce que, si nous voulons mener un combat efficace, il faut justement voir ces problèmes dans leur épaisseur historique et dans leur complexité contemporaine.

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