On revient au problème des « deux poids deux mesures ». Je croyais avoir répondu sur le poids particulier du problème juif dans l'histoire européenne. C'est quand même une histoire à la fois de persécutions, de massacres, d'expulsions et de transformation du sentiment antijuif, avec l'idée de complot mondial des juifs voulant régner sur le monde alors que c'est une population qui a toujours été une population extrêmement minoritaire, de l'ordre de 1 % de la population. La transfiguration par l'idée de complot, les accusations contradictoires du type « ce sont des capitalistes » ou « ce sont des révolutionnaires » qui se renouvellent et se recyclent au fur et à mesure des différents épisodes historiques font que les juifs sont des autres sans être des autres. Plus ils ressemblent aux autres, plus ils sont coupables car ils sont alors pris dans cette espèce de cercle vicieux : vous ne les reconnaissez plus donc ils sont encore plus dangereux. Il y a une série de mécanismes très bien décrits et je vous renvoie aux travaux de Pierre-André Taguieff sur la définition, par l'histoire particulière, de ce qu'il appelle la judéophobie qui, comme l'a rappelé Michel Wieviorka, a été basée sur des fondements religieux. Je dis fondements parce qu'il s'agissait aussi de situations politiques, de situations de minoritaires différentes, etc. Comme les chrétiens n'avaient pas le droit de faire du prêt d'argent, les juifs prêtaient l'argent et on les accusait donc de s'intéresser à l'argent. Il y a ainsi toute une série de cercles vicieux historiques, qui se sont traduits par des massacres tout de même très particuliers et en même temps très internes qui font que, historiquement, la relation est différente.
Aujourd'hui, personne ne défend la colonisation. On nous dit tout le temps qu'on n'a pas enseigné la colonisation. J'ai personnellement suivi le certificat d'histoire de la colonisation quand j'étais étudiante dans les années 1950. Il était enseigné par Jean Bruhat qui était un militant communiste et nous parlait de l'Afrique du Sud avec les sentiments que vous pouvez imaginer – et que nous partagions totalement – et par Charles-André Julien qui parlait de l'Algérie. L'idée que l'on découvre le problème de la colonisation historiquement n'est donc pas exacte. Ce qui est vrai est que cela devient en ce moment un mouvement politique.
La colonisation est beaucoup plus récente puisqu'elle a commencé au XVIe siècle et qu'elle s'est vraiment développée au XIXe siècle. La colonisation européenne a été très courte dans l'histoire humaine. Elle a été très courte parce qu'elle était contraire aux valeurs démocratiques. Faire une société avec un double système juridique est contradictoire avec les principes démocratiques qui donnent à tous les mêmes droits. Grâce à mon grand âge, je peux vous parler du combat anticolonial : il était mené au nom des valeurs démocratiques. Il était insupportable de voir dans la société coloniale des catégories différentes. C'est donc récent et c'était extérieur. Cela n'a pas joué un rôle central dans l'histoire française.
Historiquement, philosophiquement, si vous voulez, ce sont deux problèmes différents. Changer les mots ne changera pas les choses. Vous suggérez peut-être que, avec le terme antisémitisme, on renforce son caractère particulier. Mais ce caractère particulier existe et ne peut être modifié par le fait de nommer le racisme et l'antisémitisme. De la même façon, ce n'est pas le fait de supprimer le mot race dans la Constitution qui supprimera le racisme. C'est quand même reconnaître la réalité d'une relation différente.
Pour l'islamophobie, c'est la même chose. S'il s'agit de la critique de l'islam, j'observe qu'il n'y a pas de raison de ne pas critiquer l'islam, comme on critique toutes les religions. En même temps, tous les musulmans, s'ils se conduisent conformément aux libertés publiques, ont droit au même respect que tous ceux qui ont des convictions religieuses différentes. Sur le plan intellectuel, il me semble que c'est assez clair.
On a énormément discuté pendant des générations, du temps où le marxisme était assez dominant, aux États-Unis en particulier, du rapport entre les groupes ethniques et les classes. Au Brésil, quelqu'un avait dit à Alexandre Dumas : « quand je suis né, j'étais Noir, mais maintenant, je suis devenu Blanc » c'est-à-dire qu'il était monté dans la hiérarchie sociale et on percevait comme Blancs ceux qui avaient réussi socialement. Il y a une histoire juive comme cela : « Si vous êtes pauvre, vous êtes un youpin, si vous êtes un bourgeois, vous êtes israélite et si vous êtes millionnaire, vous êtes Rothschild. » Il y a toujours combinaison des deux. À ce moment-là, le genre n'était pas une des grandes caractéristiques qui étaient en question et il y avait le débat central entre classes et groupes ethniques. On étudie maintenant beaucoup plus la façon dont à la fois le groupe ethnique et la classe sociale ont eu un effet assez différent sur les hommes et sur les femmes. Beaucoup de recherches ont porté sur ces sujets.
Je me permets de dire que « la communauté juive » est un terme que je récuse totalement. On peut dire les populations juives, les Français d'origine juive mais il n'y a pas de communauté juive.
À propos des autres génocides, je souligne que le mémorial de la Shoah a travaillé sur les autres génocides. Ils ont été moins centraux dans la « philosophie » nazie, si l'on peut la dénommer ainsi, qui s'est concentrée sur la population juive. Je crois que ce n'est pas tellement une question de nombre de victimes, c'est aussi la question du rôle que cela a joué idéologiquement et qui reste beaucoup plus présent aujourd'hui, il me semble.