Intervention de Dominique Schnapper

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) :

Tout d'abord, dans la pensée racisante, on est marqué par sa religion tout autant que par sa race et c'est même ce qui caractérise le phénomène de racisation ne faisant pas appel à l'état de race. Ce phénomène donne soit à la religion soit à la culture le même caractère nécessaire auquel on n'échappe pas. D'ailleurs, au XVe siècle, les juifs convertis étaient toujours considérés comme des juifs. On ne peut donc pas penser que le fait de passer d'une race au sens biologique à la religion soit un phénomène qui limite ou qui affaiblit le phénomène du racisme parce qu'on attribue à la religion les mêmes caractéristiques que celles de la race, de ce point de vue.

En ce qui concerne le problème de la lutte, il existe deux grands moyens de lutte que nous montre l'exemple américain. La première est la lutte de Martin Luther King, c'est-à-dire que, au nom des valeurs universelles de la démocratie que les États-Unis portent, il faut donner aux populations, quelles que soient leurs origines historiques ou « raciales », les mêmes droits et les mêmes devoirs. C'est la lutte universaliste, William Du Bois, que l'on est en train de redécouvrir, était dans ce combat. Ensuite, devant les manquements du pays s'est développé un autre mouvement, le Black Power, qui disait : « On ne peut rien faire dans ce pays qui sera toujours marqué par son racisme anti-Noir et, par conséquent, il faut au contraire se séparer de la nation américaine et construire notre propre pouvoir, contre la nation américaine ». C'est la lutte différentialiste. Concrètement, il y a toujours un mélange des deux. Puisque les Américains ont abordé le problème avant nous, il est quand même utile de voir ce qu'ils ont fait et les limites de la lutte différentialiste.

Puisque nous parlons de tout, je vous dis que je suis clairement pour la lutte au nom des valeurs universelles et au nom des principes démocratiques mais je reconnais que, si la démocratie ne répond pas ou ne défend pas ses propres valeurs ou ne répond pas à cette demande, elle risque de susciter des formes de revendication de type différentialiste qui, à mon avis, remettent en question le projet collectif de la nation démocratique.

Monsieur le président, plus que l'affaiblissement de la nation, il faut voir un affaiblissement de l'idée démocratique. Si la démocratie était fidèle à ses propres valeurs, il n'y aurait rien qui ressemble au racisme. Le fait est qu'il existe. On peut l'analyser, comme certains critiques radicaux, comme étant la condition ou la conséquence nécessaire de la démocratie ou, pour les défenseurs de la démocratie parmi lesquels je me compte, on doit l'analyser en termes de manquements, tout en constatant l'importance de ces manquements.

Michel Wieviroka et moi-même avons peut-être une appréciation un petit peu différente. Quand on raisonne en termes identitaires, on fait du racisme et, au nom de l'antiracisme, on peut faire du racisme. Quand, aujourd'hui, est organisé un colloque à Paris 8 où les non racisés, c'est-à-dire les Blancs, ne peuvent pas assister, on fait du racisme antiraciste. Est-ce marginal ? Je crois que nous le mesurerons dans dix ans ou vingt ans. Est-ce l'ouverture vers un mode de pensée et un mode d'action qui remettent en question les principes de la République démocratique, avec lesquels ils sont en contradiction ? Oui mais nous ne savons pas quel est son poids. On voit le danger : au nom de l'antiracisme, on renforce la perception en termes de races des phénomènes sociaux.

Au sujet des statistiques ethniques – c'est mon côté centriste, je crois – il est incontestable, quand vous regardez les formes du recensement aux États-Unis et en Grande-Bretagne qui forcent les gens à se caractériser eux-mêmes, à se mettre dans une certaine catégorie, que c'est un des éléments qui contribuent à la racisation ou l'ethnicisation de la perception de la vie sociale. Bien entendu, ce n'est pas ce qui crée le phénomène d'ethnicisation, qui existe indépendamment des catégories du recensement. D'ailleurs, s'il n'existait pas, nous n'aurions pas l'idée de le mesurer dans les recensements.

La position traditionnelle de la France consistait à dire : une fois que vous êtes naturalisé français, je ne veux pas savoir d'où vous venez et je ne vous demande donc ni votre religion ni votre origine historique. C'était utopique par rapport à la réalité mais c'était une utopie créatrice puisque c'était l'affirmation du citoyen par-delà toutes ses caractéristiques. Je pense que nous arriverons à la mise en place des statistiques ethniques parce qu'il y a une poussée du reste de l'Europe et du monde anglo-saxon. Ce n'est pas la fin de la République, c'est prendre acte d'un certain nombre de choses. Je pense toutefois que, comme toutes les décisions, celle-ci aura aussi des effets pervers, y compris de renforcer la conscience ethnico-raciale.

Je voudrais compléter ce qu'a dit Michel Wieviorka sur le retour de l'antisémitisme qui s'est beaucoup accentué, comme le montrent les chiffres publiés à partir de l'an 2000 par le ministère de l'intérieur, qui sont par ailleurs sous-estimés puisque tout ne remonte pas jusqu'à la statistique officielle. Outre les affaires de meurtres, nous disposons de chiffres sur les manifestations d'antisémitisme dans les écoles, dans les collèges. On constate la rencontre de plusieurs courants : il y a l'antisémitisme « traditionnel » d'extrême droite, qui n'est pas celui qui se manifeste le plus, encore que…

Il y a un courant qui est l'héritage de l'islam, de la perception dévalorisante des juifs qu'avaient les musulmans dans les pays dont ils viennent et qui ont le sentiment d'un renversement de situation. Alors qu'ils pensaient les juifs pauvres et méprisables, ils ont le sentiment que les juifs réussissent dans la société française et pas eux. C'est ce qui se traduit par l'islamo-gauchisme. Enfin, il y a une partie de l'extrême gauche qui est antisioniste depuis 1968 au nom de la défense des Palestiniens.

Je voudrais dire un mot sur le caractère surprenant du concept d'antisionisme. Qu'est-ce que cela veut dire ? On peut être contre la politique de l'État d'Israël, comme on peut être opposé à la politique de tout État. Mais que signifie être antisioniste ? L'antisionisme au sens strict, c'est-à-dire détruire l'État d'Israël, personne ne le demande. On peut être anti-israélien, au sens d'opposé à la politique israélienne et c'est parfaitement justifié – d'ailleurs, en Israël, qui est un pays démocratique, la moitié de la population est contre la politique du gouvernement. En réalité, comme l'antisémitisme est contrôlé par la loi, un certain nombre de ceux qui se disent antisionistes, sont en fait des antisémites qui peuvent, à travers l'antisionisme, véhiculer et développer les schèmes traditionnels de l'antisémitisme.

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