Intervention de Hervé Le Bras

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Hervé Le Bras, chercheur émérite à l'INED :

Merci de m'auditionner ; j'ai le plus grand respect pour la démocratie représentative et je pense que le mot « représentative » compte au moins autant que le mot « démocratie ». Le sujet que je vais aborder est assez limité mais me semble être dans le périmètre que vous avez indiqué.

Je pense qu'il existe une confusion entre le sociologique et le politique. Je vais en donner deux exemples, en commençant par les statistiques sur les immigrés. Vous savez que 40 % des immigrés sont français par naturalisation. Ils sont pourtant séparés des Français et accolés aux étrangers dans les statistiques, si bien que l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) publie une masse de tableaux avec les catégories « immigrés » et « non immigrés ». Cela veut dire que les Français immigrés sont classés parmi les immigrés et non parmi les non immigrés. Or, depuis les débuts de la statistique française en 1833, on comparait les Français aux étrangers et non les immigrés aux non immigrés. Une conséquence de cela, parmi d'autres, est la demande récurrente du Rassemblement national – autrefois du Front national – de dénaturaliser certains Français originaires de l'étranger. Les immigrés français sont pourtant français comme les autres. Je pense que nous demandons aux sociologues et aux démographes de décrire des situations sociales et nous demandons aux politiques d'agir. Avec cette question des immigrés, nous avons mélangé les deux, le sociologique et le politique.

Mon deuxième exemple est l'enquête de MM. Fabien Jobard et René Levy réalisée sur les contrôles dits « au faciès ». C'est une enquête extrêmement intéressante, un petit peu ancienne. La méthodologie de cette enquête est très astucieuse, ce qui permet d'apprendre qu'un Maghrébin a dix fois plus de risques d'être contrôlé qu'un Blanc et qu'un Noir a huit fois plus de risques d'être contrôlé.

Le travail sociologique est donc fait. Nous connaissons maintenant ces faits et c'est aux politiques d'agir. C'est leur métier au fond et je pense qu'ils ont les cartes en main. Il faut bien savoir que ces contrôles « au faciès » ont des conséquences délétères sur la vie en banlieue. Si vous connaissez des jeunes issus de l'immigration comme on dit, ou immigrés, ils vous le diront tous, C'est une menace permanente, c'est une instabilité. Je ne suis pas le seul à le dire. Peut-être auditionnerez-vous Patrick Weil ; je pense qu'il vous dira exactement la même chose. Il l'a dit : s'il y a un endroit où agir pour commencer, c'est bien celui-là.

Au lieu de cela, beaucoup de politiques se retranchent derrière une demande de statistiques ethniques. Je pense que c'est une excuse pour ne pas agir et j'interprète ainsi la récente tribune de Mme Sibeth Ndiaye dont je pense– c'est un secret de polichinelle – que le Président de la République Emmanuel Macron est l'instigateur. Je fais la même remarque pour le Défenseur des droits, dont le bilan est bien maigre. Il le redorerait bien avec une mesure de ce genre. Or il faut savoir, et vous le savez, que l'on dispose d'une pléthore d'études et d'enquêtes sur les discriminations utilisant ce qu'on nomme des référentiels ethniques ou ethno-raciaux. On peut répéter indéfiniment l'enquête de MM. Fabien Jobard et René Lévy ou l'excellente enquête Trajectoires et Origines (TeO) mais, dans les circonstances actuelles, je crains qu'elles ne redonnent à peu près les mêmes résultats. Comme j'en ai eu une indication dans des conversations avec des politiques dans les ministères, je pense qu'on a peur d'affronter les syndicats de policiers. Voilà ce qui est derrière. On se retranche donc derrière un manque d'informations et on demande des statistiques ethniques.

Pourtant, l'information est là, aussi bien pour les contrôles de police que pour les embauches ou pour le logement. Nous pouvons toujours avoir plus d'informations, mais nous avons déjà des éléments très forts. Nous avons beaucoup d'éléments, ne serait-ce que dans les enquêtes et les monographies, mais aussi parce que l'échantillon démographique permanent est largement ouvert aux chercheurs.

Je pense pour conclure qu'introduire dans le recensement des statistiques ethno-raciales ne ferait d'ailleurs que renforcer les appartenances communautaires. Je pourrais développer ce point. Il a été largement endossé par Mme Elisabeth Badinter qui, avec moi, avait fondé une commission il y a une dizaine d'années pour étudier ces questions.

Trois pays importants dans lesquels on pratique ces statistiques ne donnent pas envie de les suivre. Ce sont les États-Unis, l'Afrique du Sud et le Brésil. Quel serait d'ailleurs l'intérêt de telles statistiques dans le cas justement de l'enquête sur les contrôles « au faciès » ? Connaître la race des habitants du quartier des Halles ne donne aucune indication sur les contrôles qui ont lieu dans le sous-sol de ce quartier.

Pour finir, j'indique que, avec Michel Wieviorka, qui s'intéressait aux statistiques ethniques et était membre de la commission nommée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy, et qui s'est occupé de la question, j'ai mené une grande enquête dans trois pays, la Russie, le Brésil et les États-Unis. Nous en avons publié le résultat dans un livre paru à la Maison des Sciences de l'homme, Diviser pour unir ? France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques. Il y a également, bien sûr, le rapport de la commission alternative de réflexion sur les statistiques ethniques et les discriminations (CARSED) qui a pour titre Le retour de la race.

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