La séance est ouverte à 11 heures 10.
La mission d'information organise une table ronde, ouverte à la presse, pour une approche démographique, réunissant :
- M. Cris Beauchemin, directeur de recherche à l'Institut national des études démographiques (INED) ;
- M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ;
– M. Hervé Le Bras, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur de recherches émérite à l'Institut national des études démographiques (INED), titulaire de la chaire « territoires et populations » du collège d'études mondiales de la Fondation maison des sciences de l'homme (FMSH).
Nous continuons nos auditions dans le cadre de la mission d'information de la Conférence des présidents sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Nous entendons des universitaires issus de différentes disciplines pour nous approprier des connaissances scientifiques afin d'analyser et de combattre ce phénomène ou ces phénomènes qui émergent et se développent selon plusieurs influences à travers les siècles. Ces universitaires ont pour point commun d'avoir travaillé sur les questions de racisme, d'antisémitisme et d'histoire.
Nous avons maintenant l'honneur d'accueillir M. Hervé Le Bras qui est démographe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), chercheur émérite à l'Institut national d'études démographiques (INED). Vous êtes aussi titulaire de la chaire « Territoires et populations » du Collège d'études mondiales de la fondation Maison des Sciences de l'homme. Votre dernier ouvrage, paru en 2019, s'intitule Se sentir mal dans une France qui va bien. Nous accueillons également M. Jean-Christophe Dumont, économiste, chef de la division des migrations internationales à l'organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a publié des ouvrages sur les migrations et leur impact économique ainsi que sur l'intégration. Nous accueillons enfin M. Cris Beauchemin, géographe, directeur de recherche à l'Institut national des études démographiques (INED), qui a notamment codirigé l'ouvrage Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France en 2016. Une nouvelle enquête est actuellement en cours.
Vous êtes tous d'éminents spécialistes de la géographie, du peuplement, des mouvements migratoires, ainsi que des politiques de migration, d'intégration et de lutte contre les discriminations. Vous avez produit un certain nombre d'analyses et votre propos liminaire nous permettra, je pense, de comprendre comment les sciences qui sont les vôtres permettent d'appréhender la question du racisme et de proposer des solutions pour le combattre.
Je donne tout d'abord la parole à Mme la rapporteure Caroline Abadie et je vous propose de vous répartir ensuite les interventions liminaires.
Cette mission a une dénomination assez longue. Elle vise à réfléchir à l'émergence et l'évolution de nouvelles formes de racisme et aux solutions à apporter. Ce long titre reflète la complexité du sujet.
La conférence des présidents, qui a décidé de cette mission en décembre dernier, avait pris soin d'ajouter dans le titre « les solutions à y apporter ». Les députés sont souvent fortement invités à proposer des solutions et cela est ici redit dans le titre. Cela signifie bien que l'on attend de nous quelque chose d'assez pragmatique. Nous avons décidé de commencer par une série de tables rondes cet été avec des universitaires comme vous, pour nous aider à délimiter le sujet du racisme et des discriminations qui est très vaste. De plus, ce sont des sujets très complexes, qui bougent beaucoup. Ils ont connu de grandes évolutions ces dernières décennies et sont peut-être à la veille de nouvelles évolutions. Nous serons très curieux de vous entendre et d'exploiter vos connaissances sur ces sujets.
Merci de m'auditionner ; j'ai le plus grand respect pour la démocratie représentative et je pense que le mot « représentative » compte au moins autant que le mot « démocratie ». Le sujet que je vais aborder est assez limité mais me semble être dans le périmètre que vous avez indiqué.
Je pense qu'il existe une confusion entre le sociologique et le politique. Je vais en donner deux exemples, en commençant par les statistiques sur les immigrés. Vous savez que 40 % des immigrés sont français par naturalisation. Ils sont pourtant séparés des Français et accolés aux étrangers dans les statistiques, si bien que l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) publie une masse de tableaux avec les catégories « immigrés » et « non immigrés ». Cela veut dire que les Français immigrés sont classés parmi les immigrés et non parmi les non immigrés. Or, depuis les débuts de la statistique française en 1833, on comparait les Français aux étrangers et non les immigrés aux non immigrés. Une conséquence de cela, parmi d'autres, est la demande récurrente du Rassemblement national – autrefois du Front national – de dénaturaliser certains Français originaires de l'étranger. Les immigrés français sont pourtant français comme les autres. Je pense que nous demandons aux sociologues et aux démographes de décrire des situations sociales et nous demandons aux politiques d'agir. Avec cette question des immigrés, nous avons mélangé les deux, le sociologique et le politique.
Mon deuxième exemple est l'enquête de MM. Fabien Jobard et René Levy réalisée sur les contrôles dits « au faciès ». C'est une enquête extrêmement intéressante, un petit peu ancienne. La méthodologie de cette enquête est très astucieuse, ce qui permet d'apprendre qu'un Maghrébin a dix fois plus de risques d'être contrôlé qu'un Blanc et qu'un Noir a huit fois plus de risques d'être contrôlé.
Le travail sociologique est donc fait. Nous connaissons maintenant ces faits et c'est aux politiques d'agir. C'est leur métier au fond et je pense qu'ils ont les cartes en main. Il faut bien savoir que ces contrôles « au faciès » ont des conséquences délétères sur la vie en banlieue. Si vous connaissez des jeunes issus de l'immigration comme on dit, ou immigrés, ils vous le diront tous, C'est une menace permanente, c'est une instabilité. Je ne suis pas le seul à le dire. Peut-être auditionnerez-vous Patrick Weil ; je pense qu'il vous dira exactement la même chose. Il l'a dit : s'il y a un endroit où agir pour commencer, c'est bien celui-là.
Au lieu de cela, beaucoup de politiques se retranchent derrière une demande de statistiques ethniques. Je pense que c'est une excuse pour ne pas agir et j'interprète ainsi la récente tribune de Mme Sibeth Ndiaye dont je pense– c'est un secret de polichinelle – que le Président de la République Emmanuel Macron est l'instigateur. Je fais la même remarque pour le Défenseur des droits, dont le bilan est bien maigre. Il le redorerait bien avec une mesure de ce genre. Or il faut savoir, et vous le savez, que l'on dispose d'une pléthore d'études et d'enquêtes sur les discriminations utilisant ce qu'on nomme des référentiels ethniques ou ethno-raciaux. On peut répéter indéfiniment l'enquête de MM. Fabien Jobard et René Lévy ou l'excellente enquête Trajectoires et Origines (TeO) mais, dans les circonstances actuelles, je crains qu'elles ne redonnent à peu près les mêmes résultats. Comme j'en ai eu une indication dans des conversations avec des politiques dans les ministères, je pense qu'on a peur d'affronter les syndicats de policiers. Voilà ce qui est derrière. On se retranche donc derrière un manque d'informations et on demande des statistiques ethniques.
Pourtant, l'information est là, aussi bien pour les contrôles de police que pour les embauches ou pour le logement. Nous pouvons toujours avoir plus d'informations, mais nous avons déjà des éléments très forts. Nous avons beaucoup d'éléments, ne serait-ce que dans les enquêtes et les monographies, mais aussi parce que l'échantillon démographique permanent est largement ouvert aux chercheurs.
Je pense pour conclure qu'introduire dans le recensement des statistiques ethno-raciales ne ferait d'ailleurs que renforcer les appartenances communautaires. Je pourrais développer ce point. Il a été largement endossé par Mme Elisabeth Badinter qui, avec moi, avait fondé une commission il y a une dizaine d'années pour étudier ces questions.
Trois pays importants dans lesquels on pratique ces statistiques ne donnent pas envie de les suivre. Ce sont les États-Unis, l'Afrique du Sud et le Brésil. Quel serait d'ailleurs l'intérêt de telles statistiques dans le cas justement de l'enquête sur les contrôles « au faciès » ? Connaître la race des habitants du quartier des Halles ne donne aucune indication sur les contrôles qui ont lieu dans le sous-sol de ce quartier.
Pour finir, j'indique que, avec Michel Wieviorka, qui s'intéressait aux statistiques ethniques et était membre de la commission nommée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy, et qui s'est occupé de la question, j'ai mené une grande enquête dans trois pays, la Russie, le Brésil et les États-Unis. Nous en avons publié le résultat dans un livre paru à la Maison des Sciences de l'homme, Diviser pour unir ? France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques. Il y a également, bien sûr, le rapport de la commission alternative de réflexion sur les statistiques ethniques et les discriminations (CARSED) qui a pour titre Le retour de la race.
Je vais prendre pour ma présentation un angle assez différent. Je représente la division des migrations internationales de l'OCDE et mon angle est donc celui de la migration, mais il peut y avoir d'autres formes de racisme. Je vais essayer d'éviter l'écueil de l'ambiguïté entre qui est migrant et qui n'est pas migrant.
Ce qui est sûr, d'après les enquêtes nombreuses dont nous disposons, c'est que la perception de la question de la discrimination en France est très forte. Quand on demande à la population générale si elle pense que la discrimination selon l'origine ethnique est un problème très courant, 74 % des Français répondent oui. C'est nettement plus que dans d'autres pays européens. De même, lorsque l'on pose la même question sur la couleur de peau, c'est encore la France qui arrive en premier, avec 80 % des Français qui pensent que la discrimination selon la couleur de peau est fréquente. Dans les autres pays, ces pourcentages sont beaucoup plus faibles. Cela signifie que, indépendamment de la réalité du problème qui est difficile à mesurer clairement, la perception de ce problème est très forte dans la société française.
Les études qui permettent de révéler des phénomènes de discrimination sont très nombreuses mais elles posent évidemment des problèmes de comparabilité. Elles posent des problèmes de représentativité et posent des problèmes d'interprétation. Nous avons fait à l'OCDE en 2013 une sorte de revue de littérature qui permettait notamment de comparer les résultats des études de testing sur l'accès à l'emploi. Il en ressort effectivement que, en France, il faut envoyer deux à quatre fois plus de CV pour avoir un entretien si l'on est de certaines origines ethniques ou de couleur. Ce chiffre est à peu près comparable à celui des autres pays. D'après ces études, il ne semble pas y avoir sur ce sujet de l'emploi un risque de discrimination plus élevé en France qu'ailleurs, même si ces études révèlent que ce risque existe et est très important. Évidemment, ces questions se posent dans d'autres domaines. Celui des contrôles de police a été évoqué. Il y a également le problème de l'accès au logement qui est beaucoup plus difficile à mesurer encore. Il y a également d'autres perceptions de la discrimination qui peuvent être liées par exemple à l'accès à certains services publics ou même à l'éducation. C'est, encore une fois, extrêmement difficile à mesurer.
D'une certaine manière, la question n'est pas de connaître l'intensité de ce risque. Nous savons qu'il existe et nous n'avons finalement pas besoin de le mesurer plus précisément, car il est extrêmement fort.
Dans l'étude Eurobaromètre se trouvent des éléments intéressants et plus positifs. On demande aux gens s'ils seraient gênés d'avoir un dirigeant politique ou un collègue d'origine ethnique différente ou de couleur, s'ils seraient gênés que leur enfant tombe amoureux d'une personne de couleur ou d'une autre origine ethnique. Entre 70 % et 90 % des Français répondent que cela ne les gênerait pas ce qui est plutôt rassurant d'un point de vue individuel. En comparaison des autres pays, la France se situe plutôt dans la fourchette haute.
Où se situe donc le problème ? Où le bât blesse-t-il ? En prenant encore une fois un angle très réduit, je voudrais partager avec vous quelques résultats à propos de la situation sur le marché du travail des enfants d'immigrés et des enfants nés en France de parents immigrés. La première chose qui vaut la peine d'être rappelée est que l'immigration n'est pas un phénomène particulièrement important en France. Selon que l'on inclut ou non les gens nés français à l'étranger, nous avons entre 10 et 12 % de personnes nées à l'étranger ou de personnes nées étrangères à l'étranger. Par contre, quand on inclut les enfants des immigrés, la population concernée est beaucoup plus importante. Cela tient au fait que, même si l'immigration n'a pas été particulièrement importante ces dernières années si on compare à la situation internationale, elle a été historiquement importante. Environ un quart de la population française est donc immigrée ou d'origine immigrée, ce qui est plutôt important par rapport aux autres pays européens.
Les immigrés ont des difficultés pour s'insérer sur le marché de l'emploi. Ce n'est pas forcément une question de discrimination mais les taux d'emploi des immigrés, des personnes nées à l'étranger – qui peuvent ou non être françaises selon le fait qu'elles aient ou non accédé à la nationalité – sont systématiquement inférieurs à ceux des personnes qui sont nées en France, même à niveau équivalent d'éducation. L'écart est même plus important pour ceux qui sont diplômés du supérieur puisqu'il atteint 15 points de pourcentage comme différence par rapport aux natifs diplômés du supérieur. Ce qui est particulièrement frappant est ce second graphique qui compare le taux d'emploi des enfants nés en France d'un ou de deux parents immigrés à celui des enfants nés en France de parents nés en France. On retrouve dix points d'écart. Évidemment, puisque ce sont des gens nés en France, ils ont suivi leur scolarité en France et leur diplôme vaut la même chose que celui des autres, leur maîtrise du français doit être équivalente. Beaucoup de phénomènes peuvent expliquer ces écarts. Cela peut être les filières, cela peut être les réseaux. Ce n'est pas forcément de la discrimination ou du racisme, il faut être clair, mais cet écart est extrêmement fort. Comme vous pouvez le voir en comparaison internationale, il est plus fort qu'ailleurs.
Ces inégalités se construisent très tôt dans l'enfance. Le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) le montre. Quand nous comparons les résultats scolaires des enfants à l'âge de 15 ans en France, selon le lieu de naissance des parents, nous observons et ce n'est évidemment pas une surprise que les enfants nés à l'étranger ont des résultats plus faibles, avec deux ans de retard en moyenne à 15 ans. Mais les enfants qui sont nés en France de parents nés à l'étranger ont aussi plus d'une année scolaire de retard à l'âge de 15 ans. C'est également vrai en Allemagne, la France n'est pas le seul pays dans cette situation. Toutefois, si vous comparez au total de l'Union européenne, c'est deux fois plus en France qu'ailleurs. En comparant à l'OCDE, il y a même un certain nombre de pays où le phénomène est inversé, comme en Australie, au Canada et même au Royaume-Uni où ces écarts n'existent pas. Cela pose évidemment une question importante.
Un autre élément qu'il faut avoir à l'esprit est que l'exposition au risque de pauvreté est aussi beaucoup plus forte selon le lieu de naissance des parents. Les enfants de moins de 16 ans qui vivent dans un ménage avec des parents nés en France ont un taux de pauvreté à peu près comparable à celui de la population générale et nous voyons bien, en comparant à la situation internationale, l'impact des politiques publiques qui protègent de la pauvreté. Mais les enfants nés dans un ménage où les parents sont immigrés ont un taux de pauvreté proche de 50 %. L'inégalité des chances s'est donc construite très tôt dans le système.
En dépit de cela, le pourcentage de personnes immigrées en France qui se déclarent comme faisant partie de la communauté nationale est extrêmement élevé. C'est le chiffre le plus élevé de l'ensemble des pays de l'OCDE avec près de 90 % des personnes qui se sentent françaises, qu'elles soient ou non françaises. Pour les enfants d'immigrés, ce chiffre est sans doute aussi très élevé.
Cela explique sans doute en partie que la perception de discrimination des enfants nés en France de parents immigrés est très forte, beaucoup plus forte qu'ailleurs. Environ 30 % des personnes déclarent être sujettes de discrimination. Ce graphique montre finalement que ce sentiment de discrimination s'accroît par rapport aux immigrés eux-mêmes. C'est un phénomène que l'on retrouve ailleurs et qui s'explique par ce que je viens de dire : à partir du moment où l'on a le sentiment de faire partie de la communauté nationale, les écarts que j'ai mentionnés auparavant deviennent insupportables, qu'ils soient le fait d'une discrimination réelle ou non.
L'autre élément qu'il faut regarder dans ce graphique est que, finalement, cette situation n'est pas une fatalité. Aux États-Unis ou au Canada, ce phénomène n'existe pas. Nous constatons une baisse du sentiment de discrimination d'une génération à l'autre alors qu'en France, il y a une augmentation, à un niveau qui est particulièrement élevé.
Je voudrais revenir sur l'étude Eurobaromètre qui montre un jugement très sévère des Français vis-à-vis de l'efficacité des politiques de lutte contre les discriminations. C'est cohérent avec ce que nous avons dit précédemment. 40 % des gens pensent que c'est totalement inefficace et c'est le chiffre le plus élevé en Europe. Seuls 16 % des Français, et c'est le chiffre le plus faible, pensent que les politiques de lutte contre les discriminations sont efficaces. Il y a aussi, et c'est peut-être positif, une amélioration dans la perception du cadre législatif et de ce qui est autorisé ou non par la loi. Toutefois, pas plus de 50 % des gens déclarent connaître le cadre législatif sur les discriminations alors que, dans certains pays, notamment en Europe du Nord, cette connaissance du cadre légal est beaucoup plus importante.
Pour conclure, la question doit, à mon avis, se poser dans le contexte beaucoup plus large de l'égalité des chances. Effectivement, il y a du racisme, de manière importante en France, mais pas forcément plus qu'ailleurs. Il y a des discriminations indiscutablement et nous avons des éléments qui nous le prouvent mais il y a surtout une inégalité des chances dans laquelle ce débat doit s'inscrire.
J'ai donné un titre à mon intervention « Statistiques “ethniques” et discriminations racistes » parce que je voulais orienter mon propos pour essayer de clarifier le débat sur les statistiques ethniques qui est en train, de nouveau, d'agiter le débat public. Il me semble qu'il y a beaucoup de confusions sur ce sujet. J'espère apporter quelques éléments de clarification aujourd'hui.
Je reprends le terme « ethnique », entre guillemets parce qu'il s'est finalement installé dans le débat public et c'est ainsi qu'on parle de ces variables qui nous permettent de mesurer les discriminations. Toutefois, ce n'est pas une façon de légitimer le fait qu'on parle d'ethnie, bien sûr.
Quelles statistiques ethniques avons-nous aujourd'hui en France ? La question est de savoir, quand on fabrique des statistiques, comment faire pour classer les personnes de façon à mesurer leur exposition au racisme. De fait, nous avons donc d'une certaine façon aujourd'hui des statistiques ethniques en France. D'un point de vue technique, lorsque nous fabriquons des statistiques, nous pouvons aborder ces mesures d'au moins deux façons et j'en mentionnerai même une troisième.
La première est ce que j'appelle l'approche généalogique. Cela consiste à faire référence aux origines et à poser des questions qui permettent d'identifier, dans la source statistique, qui est une personne immigrée. En France, une personne immigrée est définie comme une personne née à l'étranger, de nationalité étrangère. Dans certaines enquêtes, nous cherchons aussi à savoir quelles sont les personnes qui sont des descendants d'immigrés, des enfants d'immigrés par exemple. Il faut alors poser des questions du type : « Où êtes-vous né ? », « Quelle était votre nationalité à la naissance ? » Éventuellement, pour les anciennes colonies, il faut demander ce qu'il s'est passé au moment de la décolonisation. Vous voyez donc que, dans l'économie d'un questionnaire, nous posons beaucoup de questions. Il faut savoir pour les personnes elles-mêmes, poser des questions pour le père, pour la mère et, éventuellement, si on veut repérer des petits-enfants d'immigrés, poser aussi des questions sur les grands-parents. Cette approche généalogique renvoie à l'histoire familiale, donc au lieu de naissance et à la nationalité à la naissance.
L'autre approche est l'approche dite par le ressenti d'appartenance et qui, en fait, renvoie beaucoup à l'apparence. On peut dire que ce sont des personnes qui sont racisées. Pour faire cela – et cela se fait de façon assez fréquente – nous pouvons utiliser des questions ouvertes, comme celle utilisée dans l'enquête TeO où une question ouverte demandait « Comment vous définiriez-vous ? » Il faut ensuite reclasser. D'autres enquêtes proposent des catégories fermées et peuvent même proposer des catégories du type blanc, noir, arabe, asiatique ou autre. C'est parfaitement autorisé par la CNIL, pourvu que ce soit encadré.
On entend parfois que ces types de catégories enferment les personnes dans des catégories ou dans des communautés. En réalité, du point de vue de la pratique des enquêtes et de la fabrique des statistiques, rien n'empêche d'autoriser des réponses multiples et de permettre à quelqu'un de dire à la fois : je suis noir et je suis blanc. Rien n'empêche de refuser de répondre, cette possibilité existe toujours.
On trouve aussi souvent des questions en miroir, c'est-à-dire du type : « Vous diriez-vous noir, blanc, arabe… ? Et les autres, comment vous voient-ils ? » C'est une pratique fréquente dans les enquêtes. C'est une manière d'insister sur le fait que nous ne parlons pas d'une réalité biologique mais d'une question de ressenti par la personne elle-même et de la façon dont elle est vue.
Une troisième approche est constituée de questions sur la religion, qui permettent d'étudier la question de l'antisémitisme ou de l'islamophobie. Je n'insisterai pas davantage sur ce sujet aujourd'hui.
Où trouve-t-on l'un ou l'autre de ces types de questions qui relèvent des statistiques ethniques ? Elles sont présentes dans des enquêtes de recherche, dans des études, dans les enquêtes de la statistique publique comme l'enquête Trajectoires et Origines. Nous trouvons aussi des questions dans l'enquête emploi, par exemple sur l'origine des parents. Nous ne trouvons par contre ce type de questions ni dans le recensement ni dans des fichiers de gestion, tels que les fichiers de personnel, d'attribution de logements sociaux, etc. Nous n'avons donc ces informations ni dans le recensement ni dans les fichiers de gestion.
Quelles informations nous donnent les statistiques ethniques que nous pouvons avoir ? Je vais prendre comme exemple une question qui était posée dans la première enquête TeO réalisée il y a une dizaine d'années. Nous sommes en train de faire la seconde. La question était : « Au cours des cinq dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ? » C'était une question très large et vous voyez le résultat qui est décomposé à la fois par origine – vous trouvez départements d'outre-mer (DOM), Afrique subsaharienne, Algérie, etc. – puis on décompose entre la première et la deuxième génération. La première génération correspond aux immigrés, nés étrangers à l'étranger, la deuxième génération à leurs enfants, filles ou fils, qui sont nés en France. Il est important de rappeler que cette question portait sur des discriminations qui pouvaient avoir lieu dans tout domaine, dans n'importe quel contexte et pour n'importe quel motif de discrimination. Cela pouvait être à cause de l'apparence mais pas uniquement. La question portait vraiment sur les discriminations au sens large.
Nous avons réalisé plusieurs analyses méthodologiques pour essayer de tester la robustesse de cette question. Nous avons ainsi observé que cette question conduisait les enquêtés à plutôt sous-déclarer les discriminations qu'ils avaient vécues. Nous avons également vu, dans toutes les analyses que nous avons faites, que les déclarations de ressenti des discriminations sont très corrélées aux inégalités observées de façon objective. Cette question et les réponses qui y sont faites donnent donc une espèce de résumé de toutes les inégalités observées, y compris de façon objective.
Comme vous le voyez, pour ce qui concerne celles que nous pourrions appeler les minorités visibles avec les personnes originaires des DOM, de l'Afrique subsaharienne, du Maghreb, de la Turquie ou d'Asie, les niveaux de discrimination sont très élevés. Par exemple, pour les personnes originaires d'Afrique subsaharienne, nous sommes presque à 50 % de réponses positives, soit pratiquement dix fois plus de personnes qui déclarent des discriminations que chez les personnes originaires d'Espagne et d'Italie.
Comme le disait Jean-Christophe Dumont tout à l'heure, on observe aussi que le niveau de discrimination déclaré dans l'enquête progresse d'une génération à l'autre. Or, l'idée de l'assimilation, de l'intégration, est que la vie est certes dure pour les immigrés de la première génération, qui arrivent avec leurs bagages d'immigrés, un diplôme étranger qui peut être difficile à faire reconnaître, éventuellement un accent, etc. En revanche, leurs enfants, qui sont nés ici, doivent connaître une vie meilleure. Ils ne sont pas tous français parce qu'ils n'ont pas tous pris la nationalité mais, en tout cas, ils ont été socialisés en France, ils sont allés à l'école et ont eu leur diplôme en France et on voit que, pourtant, les discriminations progressent pour eux.
De plus, ce qui est intéressant est que cette progression de la première à la deuxième génération se produit pour tous les extra-Européens, les personnes qui sont originaires de l'extérieur de l'Europe, mais est un peu plus nuancée pour les personnes qui sont originaires d'Europe.
Ce résultat est un résultat brut et l'on entend parfois dire que les discriminations selon l'origine sont, en réalité, des discriminations sociales. Dans le graphique suivant, nous essayons justement de faire la part des choses entre ce qui relève de l'origine sociale, par exemple du quartier où l'on habite, qui peut avoir un effet sur la recherche d'un emploi, et le reste. Ce graphique est donc le résultat d'un modèle dans lequel nous essayons d'étudier l'effet de différentes variables sur les risques de déclarer des discriminations. On appelle cela « un résultat toutes choses égales par ailleurs ». Il faut imaginer que ce résultat compare des personnes qui ont les mêmes caractéristiques, qui vivent dans le même type de quartier, qui ont le même type d'origine sociale, le même niveau d'éducation, etc.
Vous avez, de la même façon, les résultats par origine, en comparant la première génération en noir c'est-à-dire les immigrés avec la deuxième génération, en orangé, les enfants d'immigrés. Nous retrouvons le même résultat que tout à l'heure. La première chose qui est importante est que, toutes choses égales par ailleurs pour l'origine sociale, il reste des inégalités par origine qui sont très fortes. Par exemple, un immigré d'Afrique subsaharienne a 6,65 fois plus de risques de déclarer avoir vécu des discriminations que la catégorie de référence qui est la population majoritaire, c'est-à-dire les personnes qui ne sont ni des immigrés ni des enfants d'immigrés. Vous voyez que, toutes choses égales par ailleurs et notamment à origines sociales comparables, dans les minorités visibles, le risque de déclarer des discriminations demeure très élevé. Ce n'est donc pas une question d'origine sociale. Il y a un effet net de l'origine.
De plus, ce que nous avions observé tout à l'heure – la progression de la première à la deuxième génération, des immigrés aux enfants d'immigrés – est confirmé. Comme les niveaux de discrimination déclarés sont déjà très élevés pour l'Afrique subsaharienne, nous avons des niveaux à peu près équivalents pour les deux générations dans cette catégorie mais, en revanche, pour toutes les autres catégories de minorités visibles, nous voyons une très nette progression, y compris par exemple pour l'Asie du Sud-Est, tandis que pour tous les immigrés qui sont originaires d'Europe et leurs enfants, en revanche, il n'y a pas plus de risque de déclarer des discriminations que la population majoritaire. Ce résultat dit bien qu'il existe des inégalités fortes selon l'origine et que ce n'est pas une question d'origine sociale. Le risque de discrimination progresse d'une génération à l'autre, mais pas pour tout le monde, seulement pour ceux qui sont extra-européens et qui, du coup, relèvent des minorités visibles.
Ce résultat interpelle parce que le grand modèle de l'assimilation affirme que, si la situation est difficile pour les immigrés récemment arrivés, d'une génération à l'autre, la situation s'améliore. Or, de fait, elle se dégrade. Que se passe-t-il après, pour les personnes de la troisième génération, pour les petits-enfants d'immigrés dans les minorités visibles ? Nous essayons de nous emparer de cette question dans la nouvelle enquête TeO qui est en cours. Nous y avons introduit des questions qui permettent d'identifier les personnes de troisième génération. Nous aurons donc dans quelque temps une mesure des discriminations, des inégalités, y compris pour les personnes de la troisième génération.
Mais nous arrivons aux limites de l'approche généalogique dont je parlais tout à l'heure. C'est extrêmement coûteux en termes pratiques, en termes de fabrique de statistiques, de demander aux gens : « Où êtes-vous né ? Quelle était votre nationalité ? Et votre père, votre mère, vos grands-parents ? » C'est très coûteux en pratique d'enquête et ce n'est pas très durable. Nous avons certes rajouté la troisième génération mais, dans vingt ans, il faudra rajouter une question sur les arrière-grands-parents. D'une certaine façon, ce n'est pas tenable dans la durée.
Cette idée des statistiques ethniques, avec des catégories type noir, arabe, asiatique, etc., recèle implicitement l'idée d'un clivage en communautés. D'une certaine façon, cette approche généalogique qui renvoie aux origines est également clivante parce qu'elle crée une ligne de démarcation entre eux et nous, d'un côté nous qui avons des ancêtres gaulois, on ne sait pas bien qui et, d'un autre côté, ceux qui auraient un grand-père ou une grand-mère arrivée il y a longtemps et qui seraient discriminés pour cette raison aujourd'hui. En fait, et nous le voyons ici, c'est moins une question d'expérience de la migration qu'une question d'apparence. Cette façon de distinguer les personnes, dans les statistiques, selon leur origine peut encore fonctionner mais ce ne sera pas le cas éternellement, à moins de réussir à effacer définitivement les inégalités et les discriminations selon l'origine. Nous en sommes en tout cas à un stade un peu « limite » d'un point de vue historique, autrement dit à un tournant dans cette idée de s'en tenir à des statistiques selon l'origine pour mesurer les discriminations alors que ce sont en réalité des discriminations « au faciès ».
Pour conclure, nous avons des statistiques pour le diagnostic. Nous en avons même beaucoup aujourd'hui et cela fait écho à ce que disaient Jean-Christophe Dumont et Hervé Le Bras. Nous avons de très nombreuses enquêtes, avec des méthodes différentes et des résultats toujours convergents qui montrent qu'il existe des inégalités très fortes dans tous les domaines possibles. Le constat est là, absolument consensuel. Il y a certainement besoin de maintenir les efforts de mesure pour continuer à mesurer ces inégalités, ces discriminations. Il y a peut-être un effort à faire pour mieux coordonner les moyens publics dans ce domaine.
Nombre d'enquêtes sont faites, y compris sur deniers publics, par le Défenseur des droits, la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l'INSEE et l'INED. C'est très bien, mais il y a peut-être un effort de rationalisation à faire. Dans son dernier rapport, le Défenseur des droits propose la création d'un observatoire statistique. C'est peut-être une bonne idée.
Ensuite, et je fais de nouveau écho à ce qui a été dit précédemment, le diagnostic est incontestable. La question est maintenant : quand passe-t-on à la lutte contre les discriminations ? Le rapport du Défenseur des droits était très explicite sur ce sujet, sur le fait que nous avons besoin d'une politique et que ce n'est pas la politique des quartiers qui peut servir à faire de la lutte contre les discriminations. En tout cas, c'est loin d'être suffisant.
Voilà ce qui concerne les statistiques relatives au diagnostic. Ensuite, voulons-nous des statistiques pour un autre objectif ? Nous pourrions penser que les statistiques peuvent servir à faire du pilotage, par exemple, pour voir à quel point nous progressons ou pas. La question de l'extension du domaine des statistiques ethniques se pose alors. Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons déjà un grand nombre de statistiques ethniques. La question est de savoir si nous voulons aller plus loin et, d'une certaine façon, de nous donner sur ce sujet les moyens que nous nous donnons déjà pour mesurer les discriminations sexistes. Personne n'envisage de supprimer la catégorie sexe dans les fichiers administratifs ou dans le recensement. C'est un instrument évident de mesure récurrente des inégalités selon le sexe. On peut donc se poser la question de savoir s'il ne serait pas pertinent, dans le recensement, d'ajouter des informations soit en suivant l'approche généalogique, soit en suivant l'approche dite par le ressenti ou l'apparence. Cela permettrait d'avoir une mesure exhaustive, en continu, des inégalités. Cela constituerait une base de sondage pour pouvoir faire des enquêtes de façon plus efficace que nous ne le faisons aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il faut le faire mais, pour moi, la question est vraiment posée. Cela pose aussi la question du coût de l'introduction de ces statistiques ethniques dans des fichiers de gestion comme des fichiers de personnel, d'attribution de logement, etc. Cela permettrait d'observer à quel point il existe des écarts entre nos bonnes intentions d'assurer l'égalité des chances et la réalité.
Merci, messieurs, pour l'exposé et pour la passion dans vos propos. Je crois que c'est un sujet qui ne laisse que très peu de monde indifférent.
Je ne reviendrai pas sur la tribune de Mme Sibeth Ndiaye. Je ne suis pas dans le secret des dieux et je ne sais pas ce qui a ou non dicté ces propos. Ce qui m'intéresse dans vos auditions aujourd'hui est de savoir si ces phénomènes de migration que vous connaissez bien ont un impact sur le racisme. On pourrait imaginer ou espérer que, dans certains pays, quand il y a beaucoup de migrations, le racisme disparaît puisqu'on est finalement dans une société cosmopolite, donc de tolérance, et que cela pourrait créer un meilleur vivre ensemble pour tous. Monsieur Le Bras, vous disiez d'ailleurs dans un article que j'ai lu récemment que le racisme le plus profond est celui qui refuse le métissage. La question de la mixité dans la société est une question qui m'intéresse, notamment parce que j'ai lu dans d'autres articles que la France était championne dans la mixité des mariages. J'aimerais savoir si c'est un fait avéré ou non. Il serait très intéressant de pouvoir confronter cela avec vos études.
J'imagine que vous avez, dans le monde universitaire, beaucoup de connexions avec l'international. J'aimerais savoir si, dans notre pays, les manifestations concrètes de ce racisme latent ou de ces discriminations ont les mêmes impacts que dans d'autres pays sur l'emploi, le logement ou d'autres aspects de la vie. Je voudrais savoir si nous avons en France les mêmes critères ou s'il y en a d'autres, en comparaison avec les autres pays.
Ce qui m'a frappée dans vos exposés, messieurs, chiffres à l'appui, est cette déception de la promesse républicaine. La promesse est tellement belle que la déception est d'autant plus importante. Ce n'est finalement pas la situation réelle qui amène à cette perception négative des politiques publiques mais peut-être le fait que cette promesse était si belle. De grandes études de satisfactions d'entreprises pourraient peut-être nous expliquer ce phénomène. J'ai eu le sentiment que c'est, entre autres, ce que vous vouliez dire à travers ces chiffres. Je serais curieuse de vous entendre plus longuement sur ce sujet.
Le Canada et les États-Unis ont été cités comme des pays qui réussissaient peut-être mieux cette amélioration d'une génération à l'autre. Mais, il me semble qu'il existe sélection à l'entrée dans ces pays qui pourrait peut-être largement expliquer ces meilleurs chiffres.
Merci, messieurs, pour ces propos et ces travaux passionnants qui viennent donner un éclairage scientifique au vécu de nombreuses populations dans notre pays. J'ai vécu en banlieue parisienne, dans une banlieue assez populaire, avec beaucoup de jeunes issus de l'immigration, issus de la diversité, mais des jeunes qui sont français. Je suis moi-même française, d'origine marocaine par mon père. J'ai vécu, avec ces jeunes, ces formes de discrimination.
Bien sûr, la question sociale, sur laquelle vous avez tenu des propos intéressants, intervient, mais la question des discriminations est, je pense, très importante. On parle beaucoup de la discrimination à l'embauche, de la discrimination au logement mais, si on regarde plus tôt dans les années de la vie, il y a aussi la discrimination « au faciès ».
Je me souviens d'anecdotes : lorsque nous souhaitions aller en discothèque à Paris, nous nous créions des groupes constitués de façon à avoir une chance de pouvoir y rentrer. Je pense que ceux qui ne sont pas issus de l'immigration, qui ne sont pas issus de la diversité, ne se posent pas ces questions. Même après avoir réussi à organiser ces groupes, lorsque vous arrivez en discothèque et que l'on vous ferme la porte au nez, que l'on vous dit que vous n'êtes pas les bienvenus, une fois, deux fois, trois fois, finalement, la quatrième fois, vous n'essayez plus. Vous allez dans une discothèque dans laquelle vous allez être accepté, par exemple afro-caribéennes, en résumé dans tous les endroits où, lorsque vous êtes issus de la diversité, vous aurez votre place. Je pense que cette discrimination certainement anecdotique, reflète quelque chose et que cela participe de ce sentiment de discrimination qui vient assez tôt, qui fait que vous prenez conscience que vous êtes différent, du fait qu'il faut que vous adoptiez des techniques de dissimulation en quelque sorte, d'organisation, des systèmes de défense pour pouvoir accéder à des choses pourtant très basiques.
Je me demande si ce ne sont pas ces systèmes de discriminations répétées qui, finalement, viennent alimenter le communautarisme. On ne reconnaît pas ce communautarisme en France et je pense que c'est une très bonne chose. Nous sommes une communauté nationale, mais, tant que cette communauté nationale n'ouvre pas ses portes de la même manière à tous, n'y a-t-il pas un échec quelque part ? Les discriminations ne sont-elles pas un des fondements du communautarisme, qu'il faut combattre néanmoins ? Je pense que tout cela ne doit pas être détaché de la lutte contre les discriminations.
Vous avez également parlé des statistiques ethniques. J'émets moi aussi de sérieuses réserves mais je voudrais tout de même savoir s'il n'y aurait pas une forme de pertinence à avoir des politiques de peuplement qui prennent en compte ces questions. On le voit, il y a des territoires qui sont de moins en moins mixtes. Je crois que la mixité est une grande forme de richesse. Ne faut-il pas ouvrir les yeux et parvenir à avoir des territoires qui restent mixtes culturellement, religieusement et socialement ? Je pense que c'est également un sujet essentiel.
Je vous donne un exemple. Lorsque les camps de migrants parisiens sont évacués, que des mises à l'abri sont organisées, c'est très bien. Il faut le faire, c'est essentiel. Mais pourquoi ces mises à l'abri s'organisent-elles dans des territoires où la population est déjà très populaire, précaire, avec des fortes concentrations de populations immigrées ? Est-ce un modèle qui peut fonctionner à terme ?
Enfin, vous avez parlé de la question des couples mixtes. Je pense que c'est un sujet qui est très important et, en banlieue parisienne notamment, une réalité que nous pouvons constater. Ne peut-on pas trouver une forme d'espoir dans cette mixité, ces enfants qui sont français, mais qui bénéficient de la richesse de différentes cultures ? J'y crois. Je ne pense pas que la promesse soit trop belle. Je pense que la promesse est belle et qu'il faut tout faire pour l'atteindre.
Je vous remercie. Cela représente déjà une première série de questions plutôt fournie. Merci à Fiona Lazaar de nous avoir rappelé le doux temps de l'existence des discothèques (sourires). Je vous laisse vous répartir les réponses en fonction de vos préférences.
Je vous remercie d'avoir parlé de la question de mixité parce que, effectivement, j'ai toujours pensé qu'elle était essentielle. Comme vous l'avez vu dans les exemples statistiques qui ont été donnés, les enfants de couples mixtes sont « classés » avec les enfants d'étrangers ou d'immigrés, même par l'OCDE d'ailleurs. Le « gène dominant » serait donc en quelque sorte le fait d'avoir un ascendant étranger. Je pense que c'est vraiment très dommage.
Je vais vous donner un exemple. Nous avons beaucoup de chiffres sur la mixité et il y a beaucoup de discussions en France sur ce en quoi elle consiste vraiment. Je pourrai revenir sur ce sujet. La mixité est très importante. Nous avons une très bonne banque de données INSEE, la banque de données Détails, qui contient 22 millions de Français classés par ménage avec 80 variables. Malheureusement, cette banque de données contient sur ce sujet seulement la variable immigré/non immigré mais c'est déjà cela. On observe que les personnes immigrées qui vivent en couple, surtout si elles sont jeunes, sont 40 % à vivre en couple avec un non immigré. Ce sont donc des chiffres très élevés.
Mais la règle que j'ai indiquée, qui fait que l'enfant d'un couple mixte est classé avec le parent étranger ou immigré, fausse beaucoup les statistiques. En France, je n'ai pas le calcul exact mais, aux États-Unis, j'ai fait le calcul exact et je l'ai publié. Aux États-Unis, un grand article du New York Times disait il y a quatre ans : « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis. » Quand on regarde de près, qu'on prend les tableaux du recensement américain, ce qu'ils appellent « naissance blanche » – je l'ai rappelé dans l'article du Monde – correspond à la colonne White alone non Hispanic. Il existe effectivement une question dans le recensement américain qui demande Hispanic or not ? Il est ensuite écrit à la question suivante « what is your race ? », c'est-à-dire « quelle est votre race ? » 95 % des Hispaniques se classent comme Blancs mais les naissances hispaniques sont considérées comme non blanches, même si les intéressés ont coché « Blanc ». Ensuite, il est précisé alone. Cela signifie que, dans le recensement américain, vous pouvez cocher autant de cases que vous voulez mais – c'est un problème que l'on appelle le one drop of blood qui est au fond appliqué bien plus généralement – tous ceux qui ont coché des cases au-delà de la seule case « Blanc » sont considérés comme non Blancs. On arrive ainsi à ce chiffre : moins de la moitié des naissances américaines sont blanches. Pourtant, en refaisant les calculs en prenant la définition inverse, c'est-à-dire en considérant comme blanche toute personne qui a coché la case « Blanc », quelle que soit son origine, on arrive à 83 % de naissances blanches. Selon que l'on tient compte ou non de la mixité, on passe ainsi de moins de 50 % à 83 %. De plus, cette étude prend en compte ce que les Américains appellent la race de la mère. Si on ajoute le père, cela augmente encore et nous passons de 47 % à 86 %.
Cette question de la mixité est donc très forte. En l'intégrant, les choses sont beaucoup plus compliquées. Dans la plupart des pays, on refuse de considérer la mixité dans les statistiques ethniques parce que c'est trop complexe, surtout quand on remonte de plusieurs générations.
J'ajoute deux points importants. On trouve sur la question sociale une enquête très intéressante de l'INSEE dans le volume intitulé Immigrés et descendants d'immigrés. Cette enquête étudie les diplômes des enfants d'immigrés. Les enfants d'immigrés ont des diplômes inférieurs aux enfants de non immigrés. Vous ne serez pas étonnés. Mais l'enquête est intéressante parce qu'elle analyse selon la classe sociale des parents, selon que les parents sont ouvriers ou non. L'on se rend compte, lorsque l'on compare le niveau des diplômes des enfants d'immigrés ouvriers avec ceux des enfants d'ouvriers non immigrés, que la situation est un peu, pas beaucoup mais un peu, en faveur des enfants d'immigrés ouvriers. Je pense que ce résultat est tout à fait important.
La classe sociale joue donc et c'est simple, il n'y a pas besoin de réaliser des calculs sophistiqués toutes choses égales par ailleurs. Cela m'amène à la question de la différence entre le ressenti et la réalité. Vous avez cité mon dernier livre, l'un des trois ouvrages proposés pour le prix des députés, dont le titre n'est d'ailleurs plus d'actualité ; on pourrait le retourner en Se sentir bien dans une France qui va mal. Dans ce livre, je soulignais que la France est tout à fait particulière parmi les vingt-huit européens lorsque l'on regarde les résultats Eurobaromètre, du fait de la différence entre les opinions sur l'état de la France et les faits.
Par exemple, à la question « Êtes-vous satisfait de vos prestations sociales ? » les Français sont ceux qui sont les plus insatisfaits parmi les habitants des 28 États européens puisque, à l'époque, l'Angleterre en faisait encore partie. Ils sont plus insatisfaits que les Bulgares ou que les Lettons. Or, comme vous le savez, la France est le pays qui consacre maintenant la plus forte partie de son PIB aux prestations sociales. La question est donc de savoir pourquoi les Français sont aussi insatisfaits ? Je rejoins à ce sujet l'explication de l'OCDE. Le problème, que j'essaie de comprendre à la fin de mon livre car nous retrouvons cet écart dans beaucoup d'autres domaines que cette question des prestations sociales, est une question d'ascension sociale et d'éducation. L'ascension sociale est, non pas bloquée, mais très lente en France par rapport à ce qu'il se passe dans d'autres pays, pas dans tous, mais dans nombre d'autres. Les sélections par l'éducation y sont extrêmement rapides. Cela contraste, et cela a été souligné, avec la promesse qui est faite d'égalité.
Au fond, dans cette égalité qui en fait plus réelle que ressentie, on retrouve une vieille remarque d'Alexis de Tocqueville dans son livre sur De la démocratie en Amérique. Il est un peu étonné, alors qu'il parcourt les comtés américains, de s'apercevoir que, plus les comtés sont égalitaires, plus les gens sont insatisfaits et pensent qu'ils sont inégalitaires. C'est ainsi. À partir du moment où l'on sent que l'égalité est possible, qu'on l'approche, le fait qu'elle ne soit pas là est très durement ressenti. Je pense que c'est une des explications à prendre en compte pour la France.
Le graphique que je vous présente permet – nous le faisons dans certaines publications – d'identifier, ici en orange clair, les personnes qui sont nées en France et dont un seul parent est né à l'étranger, c'est-à-dire les personnes issues de couples mixtes. Comme vous pouvez le voir, cette part est beaucoup plus importante que dans les autres pays, beaucoup plus importante qu'aux États-Unis, que dans la moyenne de l'OCDE et que dans tous les pays européens. En proportion, elle est très importante.
Les enfants de couples mixtes ont des résultats qui sont beaucoup plus proches des enfants de couples où les deux parents sont nés en France même s'il subsiste un écart. Effectivement, la question se pose de savoir où l'on « classe » les gens. Mais cela peut encore renforcer négativement les moyennes que je vous ai présentées : si on excluait les enfants de couples mixtes, nous aurions des écarts encore plus forts.
Je souhaite préciser un point : l'intitulé de votre mission d'information porte sur le racisme. Les discriminations rentrent dans une définition beaucoup plus large. On définit typiquement, parmi les discriminations, d'une part, des discriminations qui sont identifiées sur la base de préférences – je ne veux pas de personne de couleur ou de personne de telle religion ou de personne de tel âge ou de telle orientation sexuelle, etc. – dont le racisme et, d'autre part, des discriminations dites statistiques. Celles-ci correspondent au fait de se dire : j'ai deux candidats, il y en a un pour lequel j'ai un faisceau d'informations imparfait, des préjugés, le cas échéant, parce que je sais que, dans ce groupe, il existe plus de risques de trouver tel comportement ou tel profil. Je vais m'en détourner, non pas parce que je ne veux pas cette personne, mais parce que je ne veux pas prendre le risque. C'est une distinction importante du point de vue des politiques publiques mais, pour la personne qui est concernée, cela ne fait aucune différence. Elle se présente à un entretien, elle est prise ou non. C'est pour cela que je souligne que cette question du racisme est certes importante, et qu'il faut le combattre mais, si nous excluons de cette question le problème plus large des discriminations, nous ratons en fait le sujet.
De la même manière, certaines discriminations sont directes et d'autres sont indirectes. Une discrimination directe correspond à l'exemple que je viens d'énoncer. Les discriminations indirectes se trouvent, typiquement dans les concours de la fonction publique qui sont parfaitement républicains – on cache le nom etc. – mais où l'on peut poser des questions dont les réponses ne sont connues que de ceux dont les parents sont nés dans le pays. C'est une discrimination institutionnelle. Ce n'est pas prévu pour discriminer mais, de fait, cela bloque les gens.
Mon propos est donc que cette question de l'inégalité des chances est tellement forte dans une société où la promesse d'égalité a été faite qu'elle est forcément vécue comme une discrimination, comme du racisme. Cela produit une sorte de phénomène de repli parce qu'il n'y a pas d'autre échappatoire, et je pense que l'exemple que vous avez donné est parfaitement pertinent et même plus que cela. Cela entretient des préjugés, des idées préconçues dans un débat public où, finalement, nous n'allons malheureusement pas du tout vers une convergence mais, au contraire, vers une forme de séparatisme. Si nous ne traitons pas au fond cette question de l'égalité des chances, si nous ne redressons pas la barre, si nous ne permettons pas aux gens qui ont le moins de chances au départ de rattraper cet écart, nous serons toujours confrontés à cette question de l'opposition selon des critères divers et variés.
C'est la question fondamentale et, effectivement, il existe des politiques publiques qui cherchent à compenser ces écarts : la politique de la ville ou la politique des dédoublements des classes de CP. Mais, indépendamment de l'efficacité de ces politiques – il y a débat sur l'efficacité de la politique de la ville, moins pour les dédoublements des classes de CP qui, a priori, fonctionnent très bien – il va falloir attendre 15 ans pour que ces enfants arrivent sur le marché du travail et pour savoir si cela a bien fonctionné, pour commencer à mesurer le début d'un effet. C'est trop tard car il faut rattraper le problème tout de suite.
Je commence par rebondir sur ce que vient de dire Jean-Christophe Dumont qui nous alerte sur le fait que c'est déjà trop tard et qu'il faut vraiment se dépêcher. Cela renvoie à votre question sur la déception de la promesse républicaine.
Dans l'enquête TeO, une des questions posées était : « Vous sentez-vous français ? Vous diriez-vous français ? » Très majoritairement, les enfants d'immigrés s'identifient à la France, à une majorité vraiment écrasante. Mais nous avions aussi une autre question qui était : « Sentez-vous que vous êtes vu comme un Français ? » Il y a sur cette question une énorme chute du pourcentage, en particulier pour les minorités visibles. Ce résultat de TeO est assez terrible et je pense que c'est un bon indicateur de cette déception et de l'urgence à la traiter, parce que ce sont des adultes qui nous répondent.
Cela renvoie aussi à la question du communautarisme. Je pense que toutes ces inégalités et ces discriminations dont nous avons parlé, ces expériences de racisme, y compris à l'entrée des discothèques, sont de nature à alimenter le communautarisme ou le repli sur soi, parce qu'il faut d'une certaine façon se protéger. Je voulais aussi insister sur le fait que, quand on parle de repli des communautés sur elles-mêmes, cela concerne aussi la population majoritaire, les Blancs. Par exemple, et je reviens sur la mixité, j'ai revu hier un graphique produit à partir de TeO sur la mixité dans les couples selon la religion. En fait, quand nous comparons les musulmans avec les chrétiens, les protestants et les juifs, ce ne sont pas les musulmans qui seraient les plus repliés sur eux-mêmes. De fait, on constate que les chrétiens se marient entre eux. J'adhère à l'idée que le repli communautaire peut être une conséquence de la déception de la promesse républicaine, mais je pense qu'il est également important, sur cette question du communautarisme et du repli, de ne pas regarder seulement les minorités. Cette idée de l'entre-soi est un fait social d'une banalité « crasse ». Cela ne concerne pas que les minorités. Il est important de l'avoir en tête.
Je voulais également revenir sur votre question à propos des différents domaines où s'expriment les discriminations racistes ou le racisme en général. Jean-Christophe Dumont a parlé de l'emploi et du logement, Hervé Le Bras a parlé de l'éducation à l'instant. L'éducation est un sujet compliqué. En France, nous avons des résultats assez nuancés sur la réussite de la deuxième génération. Cela dépend un peu des sources. Par contre, un fait que nous retrouvons dans les études les plus récentes est que les résultats varient beaucoup selon le sexe des enfants d'immigrés et que les filles sont plus performantes. Les filles d'immigrés, y compris des minorités visibles, ont de meilleurs résultats que les filles de la population majoritaire. En revanche, pour les garçons, c'est la catastrophe. Les chercheurs spécialistes de l'éducation qui travaillent sur ces questions, qui ont des approches plus qualitatives que ce que nous faisons à l'INED, analysent cela en termes de stéréotypes différenciés. Dans le monde de l'Éducation nationale, les stéréotypes sont souvent très favorables aux filles des minorités, avec l'idée qu'il faut les protéger, alors que les garçons souffriraient plutôt de stéréotypes très négatifs, pour le dire vite. Dans l'Éducation nationale, quand nous décomposons par sexe, nous avons des résultats qui ne sont pas bons du tout.
Cela soulève la question, et c'est encore un débat du moment, de l'État raciste. Il n'y a évidemment pas une politique d'État raciste comme il a pu y en avoir lors de l'apartheid. Ce n'est pas vrai mais, pour reprendre le terme de Jean-Christophe Dumont, il existe des formes de racisme institutionnel. Cela ne fait pas des agents de la fonction publique des racistes en eux-mêmes, mais il existe une reproduction des stéréotypes et des pratiques qui font que nous arrivons finalement à des mesures évidentes d'inégalité dans l'éducation. Cela se traduit notamment dans les formes d'orientation. Les enfants ne sont pas promus de la même façon en fonction de ces stéréotypes et ils ne sont pas orientés pas de la même façon.
Cela est vrai aussi – on en parle beaucoup en ce moment – des pratiques de la police, et dans les préfectures. Dans l'enquête TeO, nous avons nombre de questions sur l'expérience de discrimination dans différents types de services publics et nous retombons toujours sur le même résultat, avec des déclarations très importantes de discriminations vécues dans tous les services publics par les minorités visibles, les immigrés, mais aussi leurs enfants. Nous ne pouvons pas faire comme si cela n'existait pas. Cela ne dit pas que l'État est raciste, mais simplement qu'il existe un racisme institutionnalisé et contre lequel il faut trouver des moyens de lutter. Nous pouvons dire que nous ne discriminons pas mais, en réalité, nos mesures prouvent le contraire et sont unanimes.
Vous évoquiez tout à l'heure la question du peuplement. Oui, vous avez raison, ce serait bien de promouvoir la mixité. La difficulté est que les leviers politiques sur le peuplement ne sont pas énormes, hormis avec la politique d'attribution d'habitation à loyer modéré (HLM). Depuis quelques années, des mesures sont prises pour que les logements HLM ne soient pas tout le temps implantés dans les mêmes communes. Ce n'est pas extrêmement efficace. Il y a à la fois une question de répartition des HLM sur le territoire, d'une commune à l'autre, et la question de la répartition, par les offices HLM, des populations en fonction de leurs origines. J'en reviens à ma conclusion précédente. Ne faudrait-il pas se donner des instruments de pilotage pour vérifier qu'il n'existe pas de pratiques discriminatoires dans la répartition des familles dans les différents logements sociaux ? Quelques études ont été faites et ce n'est pas indifférent d'envoyer dans la Cité des 4000 ou dans le HLM du centre-ville. On peut certainement faire quelque chose dans les politiques HLM. C'est le seul levier que nous avons en matière de peuplement et nous voyons bien que nous avons du mal à l'actionner.
J'ai deux questions. La première porte sur la comparaison entre la France et les États-Unis en matière d'intégration scolaire et de réussite scolaire. Il m'a semblé que vous disiez que les USA réussissaient assez bien cette intégration. La discrimination positive est-elle un élément qui a pu le favoriser ? Cela vient peut-être contredire l'impression que nous avons en France en ce moment d'une tension très forte avec les minorités. Pourrait-on faire la même analyse que les États-Unis avec les Noirs, chez nous, avec les populations d'Afrique du Nord ? Est-ce que ce serait à peu près le même sentiment ?
Ma deuxième réflexion porte sur l'orientation dans les lycées et les écoles, qui est discriminante. Quand on a été enseignant, comme c'est mon cas, dans un lycée professionnel, on voit vraiment que les discriminations s'ajoutent si l'on peut dire. Nous sommes face à des jeunes qui viennent avec des difficultés sociales de familles défavorisées, disons-le, et/ou d'enfants d'immigrés. Est-ce « et », est-ce « ou », est-ce les deux ? Face à un tel cumul de difficultés, comment les politiques publiques peuvent-elles répondre ? J'avoue que je suis assez inquiète.
Je suis arrivé plus tard du fait d'une autre séance publique, aussi ne m'en veuillez pas si je pose une question sur des points que vous avez déjà abordés. Je voudrais savoir comment vous travaillez globalement sur ce sujet, avec la problématique de l'absence ou de l'interdiction des statistiques ethniques. Quelle est la fiabilité des données sur lesquelles vous vous basez pour faire vos études ? Un travail a-t-il été fait sur les biais ? Je découvre par exemple que les enfants issus des couples mixtes sont rangés dans les non mixtes. C'est un choix qui doit être opéré à un moment donné, mais jusqu'à quelle génération cela va-t-il ? Les descendants d'enfants issus de couples mixtes restent-ils dans cette catégorie ? Pendant combien de temps ?
J'ai également une question sur l'évolution de la démographie. Avez-vous des chiffres, par exemple sur une croissance plus rapide de tel « groupe », de telle minorité par rapport à une autre ? La répartition de la population en France évolue-t-elle globalement de façon remarquable sur une ou deux décennies ? La religion n'est-elle pas, en fait, un acteur plus prégnant sur cette évolution que la race ou la couleur de peau ?
J'aurais également une question sur le système éducatif aux États-Unis. J'ai souvent entendu dire que la communauté asiatique est surreprésentée dans les universités américaines. Est-ce un fait avéré ? Y a-t-il des chiffres ou s'agit-il de rumeurs ? Si c'est le cas, le même type de phénomène se produit-il en France ? Surtout, qu'est-ce qui expliquerait cela ? Pourquoi des jeunes d'origine asiatique réussiraient-ils proportionnellement mieux dans les universités américaines ?
Ensuite, je voudrais donner un petit exemple de mixité. J'ai la chance, dans ma circonscription dans le 13e arrondissement, d'avoir un quartier de l'arrondissement qui est très mixte. Nous avons surtout la chance d'avoir ce qui fut pendant longtemps, avant Batignolles, la plus grosse ZAC de Paris. Nous l'avons construite. Nous avons pu avoir une politique moins contraignante en termes de logement et nous avons fait une politique de mixité, non seulement au niveau des quartiers, mais dans chaque immeuble : nous essayons de faire vivre ensemble des catégories socio-professionnelles (CSP) différentes à l'intérieur de chaque immeuble.
Je voudrais témoigner de problèmes que nous n'avions pas imaginés avant. J'étais à l'époque adjoint au commerce. Nous pensions au départ que les gens qui venaient souvent de quartiers difficiles seraient très contents de pouvoir loger dans un nouveau quartier tout neuf, dans des bâtiments tout neufs, etc. Pourtant, rapidement, ces habitants sont venus me voir, mécontents précisément parce que tout était neuf : le prix du mètre carré, 8 000 euros à l'époque, était très élevé par rapport à la moyenne parisienne. Surtout, les personnes me disaient : « Nous sommes très heureux du logement mais, dès que nous sortons, la baguette est à 1,10 ou 1,20 euro et le moins cher des supermarchés, c'est Monoprix qui est trop cher pour moi. En face de chez moi, il y a Lenôtre. Je passe devant, mais jamais je ne pourrai y entrer. »
En fait, nous avons un vrai problème à cause de ce décalage. Ces immeubles abritent des sièges de banques, d'assurances et les commerces qui vont avec. Je n'ai pas la réponse à ce problème mais je pense qu'il faut l'aborder, le prendre globalement, y compris s'agissant des problèmes d'enfants qui ne parlent pas la même langue, n'ont pas les mêmes habitudes ni les mêmes codes et qui se regardent avec méfiance. Je pense qu'il faut repenser complètement cela et ne pas mettre des petits « bouts de mixité » dans ce qui existe déjà. Dans ces nouveaux quartiers qui devraient être exemplaires, nous sommes en train de créer des ghettos.
Je suis pour que la loi qui fixe à 25 % la part de logements sociaux soit appliquée mais, dans Paris, nous n'y sommes pas encore et il faut donc construire des logements sociaux. Mais dans certains quartiers du 13e, nous avons déjà plus de 46 % de logements sociaux. Quand vous devez créer de nouveaux logements sociaux, vous construisez où vous pouvez construire, c'est-à-dire là où ils sont déjà nombreux. C'est un premier problème. Le deuxième problème est que nous essayons d'avoir de la mixité et qu'il existe donc différents niveaux de logements sociaux. Les moins chers, évidemment, sont pris d'assaut tout de suite et les plus chers restent parfois vacants. Lorsque la préfecture a un immeuble qui brûle ou tout autre problème de relogement urgent, on reloge ces familles où l'on peut, donc on réquisitionne les logements destinés normalement à des CSP supérieures encore vacants et on y loge des personnes dans des situations sociales très difficiles, parfois désignées comme des « cas sociaux ». Parmi les enfants qui fréquentent les écoles de ces quartiers, nous n'avons finalement quasiment que des situations sociales très complexes et c'est très difficile à gérer. Voyant cela, les parents déménagent dès qu'ils en ont des moyens ou demandent une dérogation à la carte scolaire. Les parents veulent le meilleur pour leurs enfants. Nous avons créé des ghettos, non pas dans un immeuble des années 70 mais dans un bâtiment qui a été construit il n'y a pas même dix ans. Je ne sais pas si ce problème a été étudié chez vous et, surtout, si vous avez analysé comment nous pourrions en sortir.
Comme vous l'avez dit, messieurs, la perception des discriminations est très forte dans notre pays. Des études sérieuses le démontrent. Monsieur Le Bras, vous avez dit qu'il fallait agir vite au regard de ce travail sérieux. Bien sûr mais, messieurs, avez-vous déjà quelques éléments de réponse pour faire en sorte que l'égalité des chances soit une réalité dans notre pays ?
Vous avez parlé de l'observatoire conseillé par le Défenseur des droits. Je crains malheureusement que ce ne soit pas suffisant. La loi SRU, dont mon collègue a parlé, a un bilan très mitigé pour faire en sorte de stimuler la mixité sociale. C'est aussi une question de volonté politique. Bien sûr, l'école de la République reste la réponse essentielle, d'où le choix que nous avons fait de dédoubler les classes.
Il n'en demeure pas moins que l'accès à l'emploi reste aussi déterminant, je le dis. Je vois que la deuxième génération réussit mieux, vous l'avez dit et je suis heureuse de l'entendre, mais il n'y a rien de plus terrible que des jeunes issus de ces quartiers qui, par exemple, ont fait des études d'ingénieur, des études universitaires et qui reviennent sans avoir de travail. C'est l'échec de toutes et de tous et, au lieu d'être des moteurs et des ambassadeurs de cette réussite républicaine, ils deviennent la risée des enfants de ces quartiers.
Bien sûr qu'il y a urgence à agir vite, très vite, nous le voyons aujourd'hui au regard de notre société fracturée, fragmentée, avec une sensibilité à fleur de peau.
Pour rebondir sur ce que vient de dire Fadila Khattabi, qui est vraiment essentiel, nous avons vu, lors de la crise de 2008, que les jeunes ont été les premiers touchés par le chômage. En 2010, nous avions 72 % de plus de jeunes de moins de 25 ans qui étaient au chômage de longue durée, ce qui était très inquiétant. C'est l'époque à laquelle je suis moi-même entrée sur le marché du travail. Un certain nombre de mes amis ont été contraints d'aller travailler à l'étranger, parfois dans leur pays d'origine, parfois au Canada où ils trouvaient plus facilement leur place et étaient mieux acceptés dans des emplois à leur niveau de qualification.
Nous avons vécu une crise sanitaire qui va se transformer en crise économique et sociale. Les jeunes vont être les premières victimes, et tout particulièrement les jeunes qui sont déjà en difficulté d'accès à l'emploi en temps normal parce que discriminés, parce que moins éduqués et moins diplômés pour des raisons sociales. Mais je suis aussi assez inquiète pour ceux qui sont diplômés, qui ont eu un parcours d'éducation dans l'enseignement supérieur. Ils ont des difficultés, en temps normal, à s'insérer dans le marché du travail au niveau de leurs compétences et de leurs qualifications. Avec la période de crise qui s'ouvre devant nous, je pense qu'il faut que nous ayons des mesures très fortes pour la jeunesse de manière générale mais aussi pour ces jeunes afin qu'ils montrent que ceux issus de la diversité qui ont étudié trouvent leur place sur le marché du travail, et leur juste place.
Je vais faire quelques réponses brèves. Sur la question de l'intégration par l'éducation aux États-Unis, je n'ai pas suffisamment de chiffres. Le cas du Canada est très intéressant. Comme vous le savez, au Canada, dans les classes, les enfants d'immigrés réussissent mieux que les enfants canadiens d'origine. L'explication est relativement simple. Elle est à rechercher à la génération précédente : ceux qui entrent au Canada sont, du fait du système de points qu'il faut pour accorder le permis de séjour au Canada, beaucoup plus diplômés. Ils viennent de milieux pas forcément aisés, mais de classes moyennes ou même de classes supérieures. Ce peut être par exemple un médecin syrien. Son diplôme n'étant pas reconnu, il sera infirmier au Canada mais il poussera au maximum ses enfants, dans une forme de revanche sociale
En France, au contraire, nous avons fait une sélection sur la base de critères inverses que l'on peut définir comme négatifs, des migrants dans les années 1960 à 1980. Vous connaissez par exemple le film Mémoires d'immigrés, l'héritage maghrébin de Yamina Benguigui. Nous voyons bien dans ce film que des rabatteurs étaient envoyés dans les pays du sud. Ils avaient comme mission de prendre des hommes « costauds » et c'était encore mieux s'ils n'étaient pas trop éduqués puisque, comme cela, ils ne se syndiqueraient pas. Nous avons donc impulsé, ce qui est d'ailleurs rare, une immigration massive sur la base de ces critères et, en conséquence, nous avons des problèmes sociaux. Il faut comparer le devenir de cette seconde génération avec le devenir, par exemple, d'enfants d'ouvriers agricoles français. Nous avons donc fabriqué une partie de notre malheur social.
Une personne a demandé comment nous travaillons. Les deux autres exposés ont illustré le fait que nous avons vraiment une grande abondance de données, une grande diversité de points de vue. Nous pouvons faire mieux, mais on ne peut pas dire que nous n'avons pas étudié la question et que nous manquons de données comme je l'entends souvent.
Sur la question de l'évolution de la démographie : les Français ont les yeux fixés sur l'immigration mais ils ne s'aperçoivent pas que l'émigration est très importante. Cela risque de changer avec la Covid-19 mais, d'après les chiffres de l'année dernière, le solde migratoire de la France est de 43 000 personnes environ. Ce solde migratoire est la différence entre un solde migratoire positif d'étrangers dont je n'ai plus le chiffre exact, de l'ordre de 188 000 personnes, et un solde migratoire négatif de non-immigrés qui est de l'ordre de 145 000 personnes. Vous me direz que c'est la mondialisation, certes, mais nous devons essayer de comprendre ce turnover.
Qui part ? C'est une question importante et cela va rejoindre une autre remarque des intervenants. Il est très difficile de le savoir parce qu'il faudrait voir qui arrive à l'étranger. L'impression que certains ont est qu'une partie de ceux qui partent sont des jeunes issus de l'immigration qui ont de bons diplômes de pâtissier, d'électricien, pas forcément des Bac+5. Ces jeunes, qui pourraient servir de modèles dans les quartiers, s'en vont parce qu'on ne les retient pas. J'ai tout à l'heure indiqué que, en prenant en compte la profession des parents, la réussite scolaire des enfants est relativement semblable à celle de la population générale, en admettant ce qui a été dit par ailleurs sur la différence entre hommes et femmes. Le problème se situe juste après : une fois qu'on a le diplôme, on n'a pas l'emploi. Une des conséquences est qu'un jeune diplômé d'origine migratoire sera bien sûr tenté d'aller, par exemple, en Angleterre. De plus, en Angleterre, quand on est tunisien, on est traité comme un Sicilien ou un Italien. Ce n'est pas très différent puisqu'on est dans la catégorie « Blanc » et puis voilà. Ce n'est pas comme en France. Nous fabriquons là notre malheur une seconde fois. L'immigration a beaucoup évolué. D'après les chiffres sur le niveau d'éducation des nouveaux migrants, le niveau d'éducation des migrants qui arrivent est élevé. Ce n'est plus du tout la même migration, justement d'ailleurs parce qu'elle n'est plus recherchée. Elle est de l'initiative des personnes.
Troisième et dernier point, comment agir ? C'est une question très fréquente des politiques français. J'ai toujours la même réponse : je peux essayer de vous décrire la situation, mais c'est à vous d'agir. Je peux vous parler de la position dite de Max Weber : une fois que vous aurez dit « voilà, nous allons faire cela », je peux vous dire de faire attention parce que… Je peux avoir un jugement mais je pense que ce n'est pas à moi de vous dire ce qu'il faut faire. C'est vraiment votre métier.
Bien sûr, je sais qu'il y a des moyens d'agir, notamment sur la question des contrôles « au faciès » qui est bien connue. Il n'y a pas que la question du contrôle « au faciès » mais aussi celle des caméras. Il y a énormément de moyens d'y remédier mais je reviens à une chose que j'ai dite et qui est grave : il y a une certaine crainte des syndicats de policiers et il faudra, pour régler cette question, du courage. Ces syndicats de policiers sont de plus en plus importants dans la gestion de la politique parce que nous sommes de plus en plus dans un pays où le peuple et l'oligarchie s'affrontent. Il n'y a plus rien entre les deux, à part la police. C'est donc à cette police que nous avons affaire pour prendre des décisions politiques dans ce domaine. Je pense que l'on peut faire des choses dans le domaine de l'éducation, beaucoup de choses, mais cela prend du temps. En revanche, pour les contrôles « au faciès », cela pourrait prendre peu de temps de les réformer, mais cela sera très difficile pour le politique face aux difficultés qu'il rencontrera.
Un tout petit mot sur les discothèques : vous avez tout à fait raison, mais le problème des discothèques est moins grave que les contrôles « au faciès » parce que le gérant de la discothèque ou le videur qui est à l'entrée ne représente pas l'État. Si vous voulez, ce n'est pas à la promesse républicaine, tandis que le policier, c'est l'État. C'est quand même assez différent. Et, pour rire un peu, malgré ces difficultés en discothèque, il y a finalement beaucoup d'unions mixtes !
Sur la question de la mixité et de la mobilité, je pense que la difficulté tient en grande partie au fait que le référentiel change. Même quand il y a des progrès, ce qui compte est le relatif et les écarts peuvent donc se creuser en dépit des progrès. Il y a quelques années, un bac+2 suffisait ainsi à garantir l'entrée sur le marché du travail. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, il faut un bac+5, avec une expérience à l'étranger ou des stages. Les prérequis évoluent donc et la difficulté, pour les gens qui partent avec un « boulet » au pied, est de rattraper, non pas seulement d'avancer mais de rattraper. C'est cela qui ne fonctionne pas. Ceux qui font des efforts, ceux qui, en dépit des difficultés auxquelles ils sont confrontés, réussissent, par exemple à l'école, se retrouvent confrontés à des difficultés sur le marché du travail parce qu'ils n'ont pas de stage, qu'ils n'ont pas le premier emploi qui va ensuite leur permettre d'avancer. À l'OCDE, typiquement, nous avons beaucoup de demandes de stagiaires français mais nous n'avons jamais un stagiaire dont les parents sont issus de l'immigration. Il existe donc des blocages et des effets de réseau. Il y a aussi le fait de se dire : « ce n'est pas pour moi, ces études ou cette opportunité ne sont pas faites pour moi ». Cela peut parfois être même intégré dans l'institution, c'est-à-dire qu'au moment de l'orientation scolaire par exemple, un élève s'entendra dire : « compte tenu des difficultés, peut-être que des études plus courtes seront mieux pour toi ». C'est une grande difficulté, car il faut non seulement continuer à progresser, mais permettre le progrès social, et s'assurer que cela se passe plus vite pour les minorités que pour la moyenne si nous voulons arriver à combler les écarts. Sinon, ces écarts se creusent et cela produit des effets dont nous parlions tout à l'heure.
Quelles solutions fonctionnent ? Nous avons à l'OCDE une publication sur la diversité qui doit sortir en septembre. Je vous la transmettrai. Nous essayons, dans cette publication, de faire le point sur un certain nombre d'instruments qui cherchent à promouvoir la diversité.
Je pense que, en amont de la question de la diversité se trouve celle de l'intégration : c'est aussi parce que les parents ont eu des difficultés et n'ont pas bien réussi socialement que les enfants ont plus de difficultés ensuite. Il faut donc absolument redoubler d'efforts pour l'intégration et ce d'autant plus, effectivement, que nous avons eu une immigration qui, comparée à celle des autres pays, est plutôt moins qualifiée du fait de l'importance du regroupement familial et d'autres facteurs. Il faut donc faire plus, c'est indiscutable. Des jalons ont été posés mais je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit suffisant.
Deuxièmement, il faut renforcer les dispositifs de lutte contre les discriminations et contre le racisme. Le cadre législatif existe en France, comme il existe ailleurs. La probabilité d'être jugé et condamné pour le racisme est quand même très faible. Ce n'est pas spécifique à la France mais il faut que, au-delà du cadre législatif, des actions amènent les gens qui ont des comportements racistes à être punis.
Je vais vous donner un exemple personnel. Quand j'ai rejoint l'OCDE, je venais du Canada. J'ai cherché un appartement à Paris dans le parc privé. J'ai été confronté aux propos racistes d'une propriétaire qui souhaitait s'assurer que la personne qui s'installerait dans l'appartement n'était pas noire. Je n'ai pas pris cet appartement et je suis allé au commissariat pour déposer une main courante, où l'on m'a indiqué : « Si vous voulez, nous pouvons prendre la main courante, mais cela sert à quoi ? Comment prouver cela ? » Honnêtement, il faut faire quelque chose. Nous ne pouvons pas laisser des gens impunis dans cette situation. Il faut à mon sens renforcer, non pas le cadre législatif qui existe, mais les sanctions.
Ce qui fonctionne dans certains pays, ce sont des incitations financières pour les employeurs, non pas spécialement pour les immigrés mais pour les gens qui ont plus de difficultés, qui font partie de groupes pour lesquels les possibilités d'emploi sont plus faibles. Ces subventions portent sur les charges sociales, les salaires. Cela existe dans les pays nordiques pour un certain nombre de groupes d'immigrés. On y réfléchit parfois pour les réfugiés. Pourquoi se focaliser sur ce groupe et ne pas avoir une réflexion plus générale ?
Se pose également la question des réseaux. Aujourd'hui, pour avoir un premier emploi, il faut avoir des contacts et des connaissances. Il existe des programmes de mentorat qui sont plus ou moins efficaces. Certaines associations fonctionnent bien mais à petite échelle. Certaines de ces actions ne peuvent-elles pas être développées ? À l'inverse, on renforce les inégalités avec le stage de fin de troisième par exemple car ce stage est basé sur les réseaux. De nombreux jeunes le font dans la pizzeria ou le « kebab » du quartier et cela ne fait que renforcer les inégalités par rapport à d'autres qui ont pu le faire autrement. Sur cette question du réseau, des actions doivent être menées pour casser cette dynamique.
D'autres exemples sont plus discutables, comme la question du CV anonyme. Des tests ont été faits, cela n'a pas donné grand-chose et même, dans le cas de la France, on a prouvé que c'est contreproductif parce que cela a empêché les employeurs qui cherchaient à avoir une action en faveur de la diversité d'agir dans ce sens puisqu'ils ne pouvaient plus distinguer les candidats. Cela peut marcher, être utile dans certains cas mais, en tant que système généralisé, ce n'est pas forcément le plus efficace.
Il faut effectuer un travail avec les personnes qui sont chargées du recrutement pour, par exemple, gérer les biais inconscients dans les procédures de recrutement. Des solutions existent. Les chartes et les labels ne sont pas inutiles mais cela touche les grandes entreprises, celles qui ont peut-être déjà conscience du problème. Le tissu de petites et moyennes entreprises n'est pas du tout touché par ces instruments.
Derrière tout cela se trouve la nécessité que le discours public change et cela ne concerne pas seulement la parole du chef de l'État, c'est évident. C'est à des niveaux de puissance publique qui sont bien plus diffus. Ce n'est pas seulement la parole du chef de l'État ou du ministre mais quelque chose qui doit changer à tous les échelons de la fonction publique. Il y a peut-être aussi un travail à faire avec les médias.
Cela dit, je partage parfaitement votre inquiétude à propos du contexte actuel. Nous avions déjà observé, lors de la crise de 2008, que ceux qui sont en marge du marché du travail sont soit renvoyés en premier, soit embauchés en dernier. Cela ne peut que renforcer les difficultés mais la réponse à ce dernier problème est plus compliquée.
Je vais m'en tenir à cette question sur ce que nous pouvons faire et je reviens sur l'idée de l'observatoire et de l'usage des statistiques. Vous avez certainement raison, un observatoire ne résoudra pas tout. En revanche, je pense qu'il est important que le discours public change. Par exemple, qu'on ne puisse plus entendre « on ne fait pas de statistiques ethniques en France » ou « c'est interdit » alors que, non seulement c'est autorisé – c'est contrôlé certes – mais nous le faisons.
Nous avons déjà beaucoup d'informations mais ces informations sont très diluées parce que ce n'est pas concentré en un lieu. Ce n'est pas clairement porté par la puissance publique et ces données sont dispersées dans une multitude d'institutions. Je pense qu'il y a un enjeu, en termes de discours public, à coordonner les efforts de mesures et de publicité des mesures qui sont faites.
Pour revenir à ma conclusion tout à l'heure, pour le moment, toutes les mesures des discriminations ou du racisme sont convergentes mais nous sommes encore dans une logique de coups de sondage. Nous faisons TeO une fois tous les dix ans ; peut-être ne le ferons-nous pas dans dix ans, je n'en sais rien. Nous sommes en train de faire la deuxième. Cela durera‑t‑il ? La Dilcrah a fait une enquête, le Défenseur des droits a fait une enquête. Nous faisons donc des coups de sondage. Tous convergent vers les mêmes résultats mais il ne s'agit pas d'un dispositif structurel de l'État qui se donnerait les moyens de mesurer si l'égalité des chances est effectivement respectée. L'idée de l'observatoire, en tout cas dans ma compréhension, est de changer de braquet. L'observatoire institutionnalise la mesure des inégalités selon l'origine ou l'apparence – nous verrons ce qui est le plus pertinent.
Ensuite, veut-on seulement poser le diagnostic ? Si l'État assume un diagnostic structurel récurrent, ce sera déjà beaucoup. Mais voulons-nous aussi mesurer pour piloter les politiques publiques ? Dans le rapport du Défenseur des droits figurait un exemple intéressant d'étude : une étude de testing avait été faite auprès d'agences immobilières, accompagnée d'un rappel à l'ordre des agences immobilières qui avaient manifestement fauté, pas forcément à dessein mais parce qu'il y a des stéréotypes et des biais inconscients. Après ce rappel à l'ordre, les testings ont été recommencés. On a observé que l'effet du rappel à l'ordre se dilue avec le temps. Ceci dit, il y a une utilité à faire ces rappels à l'ordre. Dans cet exemple, ce n'était pas assorti de sanctions. Dans tous les cas, cela participe d'une prise de conscience dans un contexte, comme tout à l'heure à propos de l'orientation : on intériorise des biais qui font que nous pouvons avoir des pratiques racistes sans en avoir l'intention. En tout cas, je suis sûr que c'est ce qui se passe à l'école. Je ne crois pas du tout que les enseignants soient racistes et, pourtant, nous voyons bien que l'orientation n'est pas neutre.
Il me semble donc que les statistiques peuvent être utilisées comme instrument de pilotage, comme instrument de dévoilement de stéréotypes, de biais dont nous avons plus ou moins conscience et in fine, peut-être, de sanction.
Ma question est donc : les statistiques servent-elles uniquement pour du diagnostic ? Ensuite, veut-on aller au-delà, vers des dispositifs de pilotage ? C'est peut-être un peu naïf et c'est en quelque sorte mon fonds de commerce mais je crois à l'utilité de telles statistiques.
Merci beaucoup, pour vos présentations et ces échanges très intéressants. Nous sommes, bien sûr, à l'écoute et réceptifs pour d'autres travaux ou d'autres éléments que vous voudriez porter à notre connaissance pour la rédaction de notre rapport. Nous vous en ferons part lorsque nous le clôturerons.
La séance est levée à 13 heures.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11 heures 10
Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, Mme Fadila Khattabi, Mme Fiona Lazaar, M. Robin Reda, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Buon Tan, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Michèle Victory
Excusé. - M. Bertrand Bouyx