Intervention de Cris Beauchemin

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Cris Beauchemin, directeur de recherches à l'INED :

J'ai donné un titre à mon intervention « Statistiques “ethniques” et discriminations racistes » parce que je voulais orienter mon propos pour essayer de clarifier le débat sur les statistiques ethniques qui est en train, de nouveau, d'agiter le débat public. Il me semble qu'il y a beaucoup de confusions sur ce sujet. J'espère apporter quelques éléments de clarification aujourd'hui.

Je reprends le terme « ethnique », entre guillemets parce qu'il s'est finalement installé dans le débat public et c'est ainsi qu'on parle de ces variables qui nous permettent de mesurer les discriminations. Toutefois, ce n'est pas une façon de légitimer le fait qu'on parle d'ethnie, bien sûr.

Quelles statistiques ethniques avons-nous aujourd'hui en France ? La question est de savoir, quand on fabrique des statistiques, comment faire pour classer les personnes de façon à mesurer leur exposition au racisme. De fait, nous avons donc d'une certaine façon aujourd'hui des statistiques ethniques en France. D'un point de vue technique, lorsque nous fabriquons des statistiques, nous pouvons aborder ces mesures d'au moins deux façons et j'en mentionnerai même une troisième.

La première est ce que j'appelle l'approche généalogique. Cela consiste à faire référence aux origines et à poser des questions qui permettent d'identifier, dans la source statistique, qui est une personne immigrée. En France, une personne immigrée est définie comme une personne née à l'étranger, de nationalité étrangère. Dans certaines enquêtes, nous cherchons aussi à savoir quelles sont les personnes qui sont des descendants d'immigrés, des enfants d'immigrés par exemple. Il faut alors poser des questions du type : « Où êtes-vous né ? », « Quelle était votre nationalité à la naissance ? » Éventuellement, pour les anciennes colonies, il faut demander ce qu'il s'est passé au moment de la décolonisation. Vous voyez donc que, dans l'économie d'un questionnaire, nous posons beaucoup de questions. Il faut savoir pour les personnes elles-mêmes, poser des questions pour le père, pour la mère et, éventuellement, si on veut repérer des petits-enfants d'immigrés, poser aussi des questions sur les grands-parents. Cette approche généalogique renvoie à l'histoire familiale, donc au lieu de naissance et à la nationalité à la naissance.

L'autre approche est l'approche dite par le ressenti d'appartenance et qui, en fait, renvoie beaucoup à l'apparence. On peut dire que ce sont des personnes qui sont racisées. Pour faire cela – et cela se fait de façon assez fréquente – nous pouvons utiliser des questions ouvertes, comme celle utilisée dans l'enquête TeO où une question ouverte demandait « Comment vous définiriez-vous ? » Il faut ensuite reclasser. D'autres enquêtes proposent des catégories fermées et peuvent même proposer des catégories du type blanc, noir, arabe, asiatique ou autre. C'est parfaitement autorisé par la CNIL, pourvu que ce soit encadré.

On entend parfois que ces types de catégories enferment les personnes dans des catégories ou dans des communautés. En réalité, du point de vue de la pratique des enquêtes et de la fabrique des statistiques, rien n'empêche d'autoriser des réponses multiples et de permettre à quelqu'un de dire à la fois : je suis noir et je suis blanc. Rien n'empêche de refuser de répondre, cette possibilité existe toujours.

On trouve aussi souvent des questions en miroir, c'est-à-dire du type : « Vous diriez-vous noir, blanc, arabe… ? Et les autres, comment vous voient-ils ? » C'est une pratique fréquente dans les enquêtes. C'est une manière d'insister sur le fait que nous ne parlons pas d'une réalité biologique mais d'une question de ressenti par la personne elle-même et de la façon dont elle est vue.

Une troisième approche est constituée de questions sur la religion, qui permettent d'étudier la question de l'antisémitisme ou de l'islamophobie. Je n'insisterai pas davantage sur ce sujet aujourd'hui.

Où trouve-t-on l'un ou l'autre de ces types de questions qui relèvent des statistiques ethniques ? Elles sont présentes dans des enquêtes de recherche, dans des études, dans les enquêtes de la statistique publique comme l'enquête Trajectoires et Origines. Nous trouvons aussi des questions dans l'enquête emploi, par exemple sur l'origine des parents. Nous ne trouvons par contre ce type de questions ni dans le recensement ni dans des fichiers de gestion, tels que les fichiers de personnel, d'attribution de logements sociaux, etc. Nous n'avons donc ces informations ni dans le recensement ni dans les fichiers de gestion.

Quelles informations nous donnent les statistiques ethniques que nous pouvons avoir ? Je vais prendre comme exemple une question qui était posée dans la première enquête TeO réalisée il y a une dizaine d'années. Nous sommes en train de faire la seconde. La question était : « Au cours des cinq dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ? » C'était une question très large et vous voyez le résultat qui est décomposé à la fois par origine – vous trouvez départements d'outre-mer (DOM), Afrique subsaharienne, Algérie, etc. – puis on décompose entre la première et la deuxième génération. La première génération correspond aux immigrés, nés étrangers à l'étranger, la deuxième génération à leurs enfants, filles ou fils, qui sont nés en France. Il est important de rappeler que cette question portait sur des discriminations qui pouvaient avoir lieu dans tout domaine, dans n'importe quel contexte et pour n'importe quel motif de discrimination. Cela pouvait être à cause de l'apparence mais pas uniquement. La question portait vraiment sur les discriminations au sens large.

Nous avons réalisé plusieurs analyses méthodologiques pour essayer de tester la robustesse de cette question. Nous avons ainsi observé que cette question conduisait les enquêtés à plutôt sous-déclarer les discriminations qu'ils avaient vécues. Nous avons également vu, dans toutes les analyses que nous avons faites, que les déclarations de ressenti des discriminations sont très corrélées aux inégalités observées de façon objective. Cette question et les réponses qui y sont faites donnent donc une espèce de résumé de toutes les inégalités observées, y compris de façon objective.

Comme vous le voyez, pour ce qui concerne celles que nous pourrions appeler les minorités visibles avec les personnes originaires des DOM, de l'Afrique subsaharienne, du Maghreb, de la Turquie ou d'Asie, les niveaux de discrimination sont très élevés. Par exemple, pour les personnes originaires d'Afrique subsaharienne, nous sommes presque à 50 % de réponses positives, soit pratiquement dix fois plus de personnes qui déclarent des discriminations que chez les personnes originaires d'Espagne et d'Italie.

Comme le disait Jean-Christophe Dumont tout à l'heure, on observe aussi que le niveau de discrimination déclaré dans l'enquête progresse d'une génération à l'autre. Or, l'idée de l'assimilation, de l'intégration, est que la vie est certes dure pour les immigrés de la première génération, qui arrivent avec leurs bagages d'immigrés, un diplôme étranger qui peut être difficile à faire reconnaître, éventuellement un accent, etc. En revanche, leurs enfants, qui sont nés ici, doivent connaître une vie meilleure. Ils ne sont pas tous français parce qu'ils n'ont pas tous pris la nationalité mais, en tout cas, ils ont été socialisés en France, ils sont allés à l'école et ont eu leur diplôme en France et on voit que, pourtant, les discriminations progressent pour eux.

De plus, ce qui est intéressant est que cette progression de la première à la deuxième génération se produit pour tous les extra-Européens, les personnes qui sont originaires de l'extérieur de l'Europe, mais est un peu plus nuancée pour les personnes qui sont originaires d'Europe.

Ce résultat est un résultat brut et l'on entend parfois dire que les discriminations selon l'origine sont, en réalité, des discriminations sociales. Dans le graphique suivant, nous essayons justement de faire la part des choses entre ce qui relève de l'origine sociale, par exemple du quartier où l'on habite, qui peut avoir un effet sur la recherche d'un emploi, et le reste. Ce graphique est donc le résultat d'un modèle dans lequel nous essayons d'étudier l'effet de différentes variables sur les risques de déclarer des discriminations. On appelle cela « un résultat toutes choses égales par ailleurs ». Il faut imaginer que ce résultat compare des personnes qui ont les mêmes caractéristiques, qui vivent dans le même type de quartier, qui ont le même type d'origine sociale, le même niveau d'éducation, etc.

Vous avez, de la même façon, les résultats par origine, en comparant la première génération en noir c'est-à-dire les immigrés avec la deuxième génération, en orangé, les enfants d'immigrés. Nous retrouvons le même résultat que tout à l'heure. La première chose qui est importante est que, toutes choses égales par ailleurs pour l'origine sociale, il reste des inégalités par origine qui sont très fortes. Par exemple, un immigré d'Afrique subsaharienne a 6,65 fois plus de risques de déclarer avoir vécu des discriminations que la catégorie de référence qui est la population majoritaire, c'est-à-dire les personnes qui ne sont ni des immigrés ni des enfants d'immigrés. Vous voyez que, toutes choses égales par ailleurs et notamment à origines sociales comparables, dans les minorités visibles, le risque de déclarer des discriminations demeure très élevé. Ce n'est donc pas une question d'origine sociale. Il y a un effet net de l'origine.

De plus, ce que nous avions observé tout à l'heure – la progression de la première à la deuxième génération, des immigrés aux enfants d'immigrés – est confirmé. Comme les niveaux de discrimination déclarés sont déjà très élevés pour l'Afrique subsaharienne, nous avons des niveaux à peu près équivalents pour les deux générations dans cette catégorie mais, en revanche, pour toutes les autres catégories de minorités visibles, nous voyons une très nette progression, y compris par exemple pour l'Asie du Sud-Est, tandis que pour tous les immigrés qui sont originaires d'Europe et leurs enfants, en revanche, il n'y a pas plus de risque de déclarer des discriminations que la population majoritaire. Ce résultat dit bien qu'il existe des inégalités fortes selon l'origine et que ce n'est pas une question d'origine sociale. Le risque de discrimination progresse d'une génération à l'autre, mais pas pour tout le monde, seulement pour ceux qui sont extra-européens et qui, du coup, relèvent des minorités visibles.

Ce résultat interpelle parce que le grand modèle de l'assimilation affirme que, si la situation est difficile pour les immigrés récemment arrivés, d'une génération à l'autre, la situation s'améliore. Or, de fait, elle se dégrade. Que se passe-t-il après, pour les personnes de la troisième génération, pour les petits-enfants d'immigrés dans les minorités visibles ? Nous essayons de nous emparer de cette question dans la nouvelle enquête TeO qui est en cours. Nous y avons introduit des questions qui permettent d'identifier les personnes de troisième génération. Nous aurons donc dans quelque temps une mesure des discriminations, des inégalités, y compris pour les personnes de la troisième génération.

Mais nous arrivons aux limites de l'approche généalogique dont je parlais tout à l'heure. C'est extrêmement coûteux en termes pratiques, en termes de fabrique de statistiques, de demander aux gens : « Où êtes-vous né ? Quelle était votre nationalité ? Et votre père, votre mère, vos grands-parents ? » C'est très coûteux en pratique d'enquête et ce n'est pas très durable. Nous avons certes rajouté la troisième génération mais, dans vingt ans, il faudra rajouter une question sur les arrière-grands-parents. D'une certaine façon, ce n'est pas tenable dans la durée.

Cette idée des statistiques ethniques, avec des catégories type noir, arabe, asiatique, etc., recèle implicitement l'idée d'un clivage en communautés. D'une certaine façon, cette approche généalogique qui renvoie aux origines est également clivante parce qu'elle crée une ligne de démarcation entre eux et nous, d'un côté nous qui avons des ancêtres gaulois, on ne sait pas bien qui et, d'un autre côté, ceux qui auraient un grand-père ou une grand-mère arrivée il y a longtemps et qui seraient discriminés pour cette raison aujourd'hui. En fait, et nous le voyons ici, c'est moins une question d'expérience de la migration qu'une question d'apparence. Cette façon de distinguer les personnes, dans les statistiques, selon leur origine peut encore fonctionner mais ce ne sera pas le cas éternellement, à moins de réussir à effacer définitivement les inégalités et les discriminations selon l'origine. Nous en sommes en tout cas à un stade un peu « limite » d'un point de vue historique, autrement dit à un tournant dans cette idée de s'en tenir à des statistiques selon l'origine pour mesurer les discriminations alors que ce sont en réalité des discriminations « au faciès ».

Pour conclure, nous avons des statistiques pour le diagnostic. Nous en avons même beaucoup aujourd'hui et cela fait écho à ce que disaient Jean-Christophe Dumont et Hervé Le Bras. Nous avons de très nombreuses enquêtes, avec des méthodes différentes et des résultats toujours convergents qui montrent qu'il existe des inégalités très fortes dans tous les domaines possibles. Le constat est là, absolument consensuel. Il y a certainement besoin de maintenir les efforts de mesure pour continuer à mesurer ces inégalités, ces discriminations. Il y a peut-être un effort à faire pour mieux coordonner les moyens publics dans ce domaine.

Nombre d'enquêtes sont faites, y compris sur deniers publics, par le Défenseur des droits, la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l'INSEE et l'INED. C'est très bien, mais il y a peut-être un effort de rationalisation à faire. Dans son dernier rapport, le Défenseur des droits propose la création d'un observatoire statistique. C'est peut-être une bonne idée.

Ensuite, et je fais de nouveau écho à ce qui a été dit précédemment, le diagnostic est incontestable. La question est maintenant : quand passe-t-on à la lutte contre les discriminations ? Le rapport du Défenseur des droits était très explicite sur ce sujet, sur le fait que nous avons besoin d'une politique et que ce n'est pas la politique des quartiers qui peut servir à faire de la lutte contre les discriminations. En tout cas, c'est loin d'être suffisant.

Voilà ce qui concerne les statistiques relatives au diagnostic. Ensuite, voulons-nous des statistiques pour un autre objectif ? Nous pourrions penser que les statistiques peuvent servir à faire du pilotage, par exemple, pour voir à quel point nous progressons ou pas. La question de l'extension du domaine des statistiques ethniques se pose alors. Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons déjà un grand nombre de statistiques ethniques. La question est de savoir si nous voulons aller plus loin et, d'une certaine façon, de nous donner sur ce sujet les moyens que nous nous donnons déjà pour mesurer les discriminations sexistes. Personne n'envisage de supprimer la catégorie sexe dans les fichiers administratifs ou dans le recensement. C'est un instrument évident de mesure récurrente des inégalités selon le sexe. On peut donc se poser la question de savoir s'il ne serait pas pertinent, dans le recensement, d'ajouter des informations soit en suivant l'approche généalogique, soit en suivant l'approche dite par le ressenti ou l'apparence. Cela permettrait d'avoir une mesure exhaustive, en continu, des inégalités. Cela constituerait une base de sondage pour pouvoir faire des enquêtes de façon plus efficace que nous ne le faisons aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il faut le faire mais, pour moi, la question est vraiment posée. Cela pose aussi la question du coût de l'introduction de ces statistiques ethniques dans des fichiers de gestion comme des fichiers de personnel, d'attribution de logement, etc. Cela permettrait d'observer à quel point il existe des écarts entre nos bonnes intentions d'assurer l'égalité des chances et la réalité.

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