Je vous remercie vivement de m'auditionner dans le cadre de cette mission d'information, qui me tient à cœur non seulement pour des raisons professionnelles – je m'investis dans ce champ de recherches à travers un certain nombre de projets que je me propose de vous présenter – mais aussi en raison de mes propres convictions : en tant que chercheuse, née en Chine, j'ai été confrontée à des propos racialisants et à des actes racistes pendant ces dix dernières années en France.
Mon premier point porte sur un certain nombre de constats à partir des travaux en cours sur le racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.
Il y a un mois, dans le quartier populaire Marx Dormoy, dans le XIXe arrondissement de Paris où je réside depuis trois ans, un passant a glissé à la personne qui m'accompagnait : « C'est à cause d'elle que nous sommes malades ». C'est un exemple parmi d'autres qui illustre ce que les personnes d'origine chinoise ou perçues comme asiatiques peuvent vivre chaque jour.
L'un des axes de recherche de notre projet MigraChiCovid ((Migrations chinoises de France face au Covid-19) financé par l'Agence nationale de la recherche porte sur cette question du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19. L'enquête que nous avons menée sur le terrain montre que les personnes d'origine chinoise ont été victimes d'une très grande stigmatisation dès janvier 2020. Plus largement, les personnes originaires de l'Asie du sud-est et de l'est asiatique, souvent assimilées aux Chinois, ont également subi des propos discriminatoires ou des agressions physiques.
Nous avons collecté quelques informations quantitatives à travers un questionnaire en ligne. La collecte a commencé il y a deux semaines et se poursuit mais les chiffres dont nous disposons vous donneront d'ores et déjà une idée de l'ampleur du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.
Sur les 210 personnes ayant répondu, plus de 100 ont été l'objet d'évitements, presque 100 ont été méprisées par leur interlocuteur, 39 ont été insultées, 5 ont été privées de certains droits, notamment d'un accès aux commerces et aux lieux de loisirs, 2 ont été physiquement agressées, sans parler des nombreuses blagues racistes qu'elles ont rapportées.
Presque 70 % de ces scènes se sont déroulées dans les transports en commun, presque 60 % dans un espace public en plein air, plus de 25 % dans un espace public fermé, 10 % au travail et à peu près autant à l'école et à l'université.
En France comme dans le monde entier, la covid-19 a exacerbé le racisme anti-Asiatiques, qui se propage à une plus grande échelle et se banalise. Cette question, toutefois, est loin d'être nouvelle, comme l'ont rappelé Mme Chuang mais aussi M. Patrick Simon, Mme Nora Hamadi, dans un débat auquel je participais animé par M. Renaud Dély, dans le cadre d'un cycle de conférences en ligne organisé récemment par le Musée national de l'histoire de l'immigration.
Mon deuxième point porte sur les formes de racisme anti-Asiatiques observées bien en amont de la crise sanitaire, sur le temps long, et les différents projets que nous menons.
À la fin du XIXe siècle, le « Péril jaune » a stigmatisé les personnes asiatiques, notamment les Japonais et les Chinois. La sociogenèse de ce phénomène montre qu'il était ancré dans le contexte socio-historico-politique de l'époque : guerre russo-japonaise, premières vagues d'immigration chinoise dans les pays occidentaux, notamment en Californie.
Un siècle plus tard, la question du racisme anti-Asiatiques fait l'objet de plus en plus de débats dans les médias anglo-saxons. Elle est également documentée dans les milieux scientifiques et se nourrit des analyses issues des archives et d'enquêtes empiriques. En France, dans les années soixante-dix, au moment des migrations massives des boat-people, certaines personnes d'origine asiatique ont fait part des stigmatisations dont elles ont été victimes.
Cette question a émergé difficilement dans la société française et le débat public, comme si elle était illégitime voire inexistante. Pourquoi ?
Nous inspirant des travaux menés dans les pays anglo-saxons, nous faisons l'hypothèse que deux facteurs au moins empêchent son émergence dans l'espace public.
Tout d'abord, l'image d'une minorité « modèle » trop souvent attribuée aux personnes d'origine asiatique. Ensuite, le caractère banalisé de ces propos et actes de discriminations ethno-raciales, ce qui rend leur description et leur dénonciation plus difficiles. En France, très peu d'actes racistes anti-Asiatiques ont donné lieu à une action judiciaire.
Tout cela renforce le déni de l'existence d'un tel racisme. Ne pas le nommer en tant que tel contribue à sa banalisation. Je vous renvoie à l'émission « Paroles d'honneur » consacrée en avril au racisme anti-Asiatiques.
Sur le plan scientifique, depuis l'enquête « Trajectoires et origines » menée par l'INED, de plus en plus d'études cherchent à combiner une approche objective et subjective de la discrimination en étudiant l'expérience du racisme subi. De nombreux travaux récents analysent la genèse, l'usage et l'efficacité des dispositifs antidiscriminatoires en France mais, jusqu'ici, l'expérience des discriminations et du racisme subis par les personnes d'origine asiatique reste mal connue. Afin de combler cette lacune, nous avons mis en place avec d'autres membres du réseau de recherche « Migrations asiatiques en France » (MAF) et des acteurs associatifs une recherche-action fondée sur l'expérience des discriminations et du racisme visant les personnes d'origine asiatique en France en nous focalisant sur les personnes jeunes, diplômées et qualifiées, qui ont entre vingt et trente-cinq ans, titulaires d'un bac + 3 ou plus, quelle que soit la génération migratoire à laquelle elles appartiennent, primo-arrivants qualifiés ou descendants de migrants. Nous analysons les mécanismes de production des discriminations dans différents espaces sociaux, à commencer par le travail, l'école, les soins, mais aussi les services publics, les lieux de sociabilité, etc. Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à leur vécu subjectif.
Mon troisième point a trait au nexus science et société, les partenariats que nous avons institués entre les chercheurs et les acteurs du milieu associatif, les services publics, le monde artistique et le grand public afin de mieux lutter contre le racisme anti-Asiatiques et d'y répondre.
La « recherche-action » que je viens de citer est un exemple parmi d'autres. Dans le cadre des deux projets collectifs que je vous ai présentés, nous travaillons en synergie avec l'Association des jeunes Chinois de France (AJCF), le Défenseur des droits, l'Agence régionale de santé d'Île-de-France, les journalistes et les artistes. Cela nous a permis de créer des espaces de parole et d'échanges entre chercheurs et grand public, d'innover en matière de recueil des témoignages mais, aussi, de prise en charge des victimes afin de mieux sensibiliser les populations concernées et des aider à prendre conscience des choses.
Un court-métrage contre les discriminations et le racisme liés à la covid-19 produit en février par un groupe de primo-arrivants chinois qualifiés arrivés cette année en France, auquel nous avons eu la chance de participer, a ainsi été produit. Il a été visionné par plus de 22 millions d'internautes dans le monde.
Le racisme anti-Asiatiques est un phénomène historiquement ancré dans les passés coloniaux, renouvelé dans le contexte actuel de crise sanitaire mondiale et des enjeux géopolitiques. Afin de mieux le combattre, des réflexions sont indispensables sur le plan législatif et réglementaire comme l'est tout autant la mise en place de dispositifs d'accompagnement, de sensibilisation et de conscientisation. À ce titre, le travail en synergie entre plusieurs acteurs dont les chercheurs, les responsables politiques, les associations et les médias, constitue une voie pertinente pour faciliter les prises de parole et les luttes contre le racisme anti-Asiatiques.