La séance est ouverte à 17 heures.
La mission d'information procède à l'audition commune, en visioconférence, de Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l'Institut national d'études démographiques à l'Institut national d'études démographiques (INED) et de Mme Simeng Wang, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du réseau de recherche pluridisciplinaire Migrations de l'Asie de l'Est et du Sud-Est en France.
Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d'information créée par la Conférence des présidents en décembre dernier et consacrée à l'émergence et à l'évolution des différentes formes de racisme dans notre pays et aux réponses que nous pouvons y apporter.
Avec Mme la rapporteure Caroline Abadie, nous avons opté pour des auditions « en présentiel et en distanciel ». Nous avons reçu des historiens, des sociologues, des démographes et, aujourd'hui, nous entendrons deux spécialistes des questions relatives aux migrations des populations d'origine asiatique en France, Mmes Chuang et Wang.
Nous avons en effet souhaité établir un état des lieux des différentes formes de racismes afin de les identifier mais, surtout, d'analyser leurs fondements et leurs évolutions en faisant preuve de la plus grande rigueur possible.
Cette audition concerne plus spécifiquement ce que l'on pourrait appeler le racisme « anti-Chinois » et, plus largement, anti-Asiatiques. Il serait intéressant de savoir comment, d'après vous, les personnes d'origine chinoise le ressentent car elles sont l'objet de préjugés peut-être plus particuliers que d'autres par rapport à l'ensemble de la communauté asiatique.
De surcroît, j'ai moi-même observé dans ma région une montée en puissance du racisme anti-Asiatiques pendant l'épidémie de covid-19, qui s'est manifestée à travers un humour déplacé ou des propos voire des actes beaucoup plus agressifs à l'endroit de la population d'origine asiatique, présumée responsable de l'épidémie en Europe et en France.
Nous recevons donc Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l'Institut national d'études démographiques (INED), auteur de plusieurs publications sur ces sujets dont une thèse, Migrants chinois à Paris : au-delà de l' « intégration », la formation politique d'une minorité, et Mme Simeng Wang, sociologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du réseau de recherches pluridisciplinaires « Migrations de l'Asie de l'est et du Sud-est en France » dont la thèse s'intitule Expériences migratoires au prisme des usages des soins psychiatriques : le cas de l'immigration chinoise en région parisienne.
Je vous remercie, mesdames, d'avoir accepté le principe de cette audition à l'Assemblée nationale, qui plus est « en distanciel », ce qui permet à de nombreux collègues d'y assister. Cette mission se compose de vingt-deux députés, dont plusieurs sont donc parvenus à concilier les différents ordres du jour ! Décidée au mois de décembre dernier par la conférence des présidents, cette mission est transpartisane et assez indépendante des événements récents et des manifestations antiracistes que nous connaissons. Son prisme est donc un peu plus large et nous espérons que ses travaux se dérouleront dans un climat un peu plus serein.
Comme son intitulé l'indique, nous souhaitons répondre de manière très pragmatique aux différentes formes de racisme qui se font jour. Nous avons donc décidé d'auditionner des chercheurs et des universitaires afin de délimiter le sujet et de ne pas suivre un trop grand nombre de pistes différentes.
Nous sommes très attachés à l'universalisme et à la lutte contre tous les racismes mais certains d'entre eux requièrent une attention particulière en raison de leurs spécificités. C'est dans cette optique que nous avons souhaité vous entendre, afin d'évoquer plus précisément celui qui touche les ressortissants asiatiques, en particulier pendant cette pandémie de covid-19.
Existe-t-il, d'après vous, un racisme spécifique visant les personnes d'origine chinoise ? Se distingue-t-il d'autres racismes visant d'autres nationalités asiatiques ou touche-t-il indifféremment l'ensemble de ces populations ?
Tout racisme repose sur un préjugé. Or, le paradoxe, s'agissant des populations asiatiques, serait son caractère « positif » : ainsi ces communautés seraient-elles « disciplinées, travailleuses, douées pour les mathématiques » – je suis tout à fait navrée d'user de tels lieux communs mais ce sont ceux qui sont usités ! Si « positifs » soient ces préjugés, leur impact est peut-être négatif. Les communautés asiatiques font également très souvent l'objet d'attaques, peut-être parce qu'elles sont considérées comme plus fortunées car plus laborieuses. Nous aurons donc besoin que vous nous éclairiez sur de tels préjugés et sur leurs conséquences. De telles qualités supposées sont recherchées dans le monde professionnel mais, pour autant, les personnes d'origine asiatique ne rencontrent-elles pas des difficultés d'intégration ? Ne font-elles pas l'objet de discriminations dans le monde du travail ?
En effet, en France et dans nombre de pays occidentaux, les populations chinoises et, plus généralement, asiatiques, sont considérées comme des minorités « modèles », qui réussissent. Aux États-Unis, les Hongkongais, les Chinois, les Asiatiques sont présents depuis la fin du XIXe siècle et les recherches sociologiques et démographiques ont montré que les performances scolaires et professionnelles de leurs descendants sont bien meilleures que celles d'autres populations, issues de l'immigration ou autochtones.
En France, cela reste à prouver. Vous avez entendu la semaine dernière mon collègue Cris Beauchemin et vous savez que les statistiques ethniques n'existent pas en France. Lors de la première enquête « Trajectoires et origines » (TeO) de l'INED, la population chinoise était peu nombreuse, à la différence des descendants de personnes venues d'Asie du sud, dont les résultats scolaires étaient déjà bons. La deuxième enquête permettra de vérifier d'ici deux ans si c'est également le cas de la population chinoise en France et en Europe.
Une telle image est paradoxale. Dans les médias ou dans l'imaginaire collectif, l'image de cette minorité « modèle » qui se caractérise par son intégration économique et une mobilité ascendante s'explique parce que nombre de migrants venus s'installer en France après les années quatre-vingt, principalement issus de la région de Wuhan, font preuve entre eux d'une très grande solidarité entrepreneuriale, à l'instar des Juifs, des Kabyles ou…des Auvergnats qui sont venus travailler à la capitale.
Cette pratique entrepreneuriale, fondée sur des liens communautaires, a contribué à développer une sorte d'« entre soi » économique assez frappant dont les conséquences négatives sont rarement soulignées. Une minorité commerciale, entrepreneuriale, est alors associée à l'argent, voire aussi malheureusement à des pratiques considérées comme maffieuses et illégales. L'ascension sociale peut aussi masquer une stigmatisation médiatique ou politique, même si elle n'est pas conçue comme une forme de racisme et quoiqu'elle soit vécue comme telle. Le Point a publié en 2012 un article intitulé « L'intrigante réussite des Chinois de France » qui fait état des « cinq commandements de l'entrepreneur chinois en France » : travailler 80 heures par semaine, dormir dans sa boutique, ne pas payer d'impôts, embaucher des travailleurs au noir… Les grossistes chinois du XIe arrondissement de Paris ont ainsi été montrés du doigt il y a une dizaine d'années. Des journalistes me posent aussi régulièrement des questions sur la tontine, pratique qui n'a pourtant plus nécessairement cours.
Ceci explique l'association automatique des Chinois avec l'argent et l'entreprise, mais aussi les agressions dont ils sont victimes et les problèmes d'insécurité qu'ils rencontrent. Un travail s'impose afin de déconstruire de telles représentations.
Pour la deuxième génération, pour ceux qui sont nés en France, le risque est de considérer qu'il n'y aurait qu'une façon d'être d'asiatique. Souvent, les enseignants jugent que c'est une chance d'avoir beaucoup d'élèves de cette origine car ils pensent spontanément qu'ils seront calmes, travailleurs, silencieux, voire dociles. Ces élèves se voient assignés à certaines caractéristiques et, ainsi, « essentialisés », comme s'il n'y avait qu'une façon d'être asiatique.
Lorsque je me suis rendue dans un lycée professionnel du XIIIe arrondissement de Paris, la personne représentée sur une affiche du conseil d'orientation représentant un comptable était asiatique. Si les élèves d'origine asiatique veulent devenir comptable, pourquoi pas, mais la question de l'ouverture des horizons imaginaires et professionnels se pose : peut-on imaginer des Asiatiques danseurs, acteurs, artistes ? L'école, mais aussi l'ensemble de la société, se doivent de déconstruire de tels stéréotypes afin de modifier les représentations culturelles, comme ce fut le cas lors de la dernière cérémonie des César du cinéma.
Cette essentialisation remet souvent en cause l'appartenance citoyenne des Français d'origine chinoise et asiatique. La Chine devient un acteur international important, parfois jugé menaçant, et ils sont interrogés sur leur adhésion aux valeurs de la démocratie française. Cette nouvelle tendance commence à ébranler leur sentiment d'appartenance.
Je vous remercie vivement de m'auditionner dans le cadre de cette mission d'information, qui me tient à cœur non seulement pour des raisons professionnelles – je m'investis dans ce champ de recherches à travers un certain nombre de projets que je me propose de vous présenter – mais aussi en raison de mes propres convictions : en tant que chercheuse, née en Chine, j'ai été confrontée à des propos racialisants et à des actes racistes pendant ces dix dernières années en France.
Mon premier point porte sur un certain nombre de constats à partir des travaux en cours sur le racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.
Il y a un mois, dans le quartier populaire Marx Dormoy, dans le XIXe arrondissement de Paris où je réside depuis trois ans, un passant a glissé à la personne qui m'accompagnait : « C'est à cause d'elle que nous sommes malades ». C'est un exemple parmi d'autres qui illustre ce que les personnes d'origine chinoise ou perçues comme asiatiques peuvent vivre chaque jour.
L'un des axes de recherche de notre projet MigraChiCovid ((Migrations chinoises de France face au Covid-19) financé par l'Agence nationale de la recherche porte sur cette question du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19. L'enquête que nous avons menée sur le terrain montre que les personnes d'origine chinoise ont été victimes d'une très grande stigmatisation dès janvier 2020. Plus largement, les personnes originaires de l'Asie du sud-est et de l'est asiatique, souvent assimilées aux Chinois, ont également subi des propos discriminatoires ou des agressions physiques.
Nous avons collecté quelques informations quantitatives à travers un questionnaire en ligne. La collecte a commencé il y a deux semaines et se poursuit mais les chiffres dont nous disposons vous donneront d'ores et déjà une idée de l'ampleur du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.
Sur les 210 personnes ayant répondu, plus de 100 ont été l'objet d'évitements, presque 100 ont été méprisées par leur interlocuteur, 39 ont été insultées, 5 ont été privées de certains droits, notamment d'un accès aux commerces et aux lieux de loisirs, 2 ont été physiquement agressées, sans parler des nombreuses blagues racistes qu'elles ont rapportées.
Presque 70 % de ces scènes se sont déroulées dans les transports en commun, presque 60 % dans un espace public en plein air, plus de 25 % dans un espace public fermé, 10 % au travail et à peu près autant à l'école et à l'université.
En France comme dans le monde entier, la covid-19 a exacerbé le racisme anti-Asiatiques, qui se propage à une plus grande échelle et se banalise. Cette question, toutefois, est loin d'être nouvelle, comme l'ont rappelé Mme Chuang mais aussi M. Patrick Simon, Mme Nora Hamadi, dans un débat auquel je participais animé par M. Renaud Dély, dans le cadre d'un cycle de conférences en ligne organisé récemment par le Musée national de l'histoire de l'immigration.
Mon deuxième point porte sur les formes de racisme anti-Asiatiques observées bien en amont de la crise sanitaire, sur le temps long, et les différents projets que nous menons.
À la fin du XIXe siècle, le « Péril jaune » a stigmatisé les personnes asiatiques, notamment les Japonais et les Chinois. La sociogenèse de ce phénomène montre qu'il était ancré dans le contexte socio-historico-politique de l'époque : guerre russo-japonaise, premières vagues d'immigration chinoise dans les pays occidentaux, notamment en Californie.
Un siècle plus tard, la question du racisme anti-Asiatiques fait l'objet de plus en plus de débats dans les médias anglo-saxons. Elle est également documentée dans les milieux scientifiques et se nourrit des analyses issues des archives et d'enquêtes empiriques. En France, dans les années soixante-dix, au moment des migrations massives des boat-people, certaines personnes d'origine asiatique ont fait part des stigmatisations dont elles ont été victimes.
Cette question a émergé difficilement dans la société française et le débat public, comme si elle était illégitime voire inexistante. Pourquoi ?
Nous inspirant des travaux menés dans les pays anglo-saxons, nous faisons l'hypothèse que deux facteurs au moins empêchent son émergence dans l'espace public.
Tout d'abord, l'image d'une minorité « modèle » trop souvent attribuée aux personnes d'origine asiatique. Ensuite, le caractère banalisé de ces propos et actes de discriminations ethno-raciales, ce qui rend leur description et leur dénonciation plus difficiles. En France, très peu d'actes racistes anti-Asiatiques ont donné lieu à une action judiciaire.
Tout cela renforce le déni de l'existence d'un tel racisme. Ne pas le nommer en tant que tel contribue à sa banalisation. Je vous renvoie à l'émission « Paroles d'honneur » consacrée en avril au racisme anti-Asiatiques.
Sur le plan scientifique, depuis l'enquête « Trajectoires et origines » menée par l'INED, de plus en plus d'études cherchent à combiner une approche objective et subjective de la discrimination en étudiant l'expérience du racisme subi. De nombreux travaux récents analysent la genèse, l'usage et l'efficacité des dispositifs antidiscriminatoires en France mais, jusqu'ici, l'expérience des discriminations et du racisme subis par les personnes d'origine asiatique reste mal connue. Afin de combler cette lacune, nous avons mis en place avec d'autres membres du réseau de recherche « Migrations asiatiques en France » (MAF) et des acteurs associatifs une recherche-action fondée sur l'expérience des discriminations et du racisme visant les personnes d'origine asiatique en France en nous focalisant sur les personnes jeunes, diplômées et qualifiées, qui ont entre vingt et trente-cinq ans, titulaires d'un bac + 3 ou plus, quelle que soit la génération migratoire à laquelle elles appartiennent, primo-arrivants qualifiés ou descendants de migrants. Nous analysons les mécanismes de production des discriminations dans différents espaces sociaux, à commencer par le travail, l'école, les soins, mais aussi les services publics, les lieux de sociabilité, etc. Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à leur vécu subjectif.
Mon troisième point a trait au nexus science et société, les partenariats que nous avons institués entre les chercheurs et les acteurs du milieu associatif, les services publics, le monde artistique et le grand public afin de mieux lutter contre le racisme anti-Asiatiques et d'y répondre.
La « recherche-action » que je viens de citer est un exemple parmi d'autres. Dans le cadre des deux projets collectifs que je vous ai présentés, nous travaillons en synergie avec l'Association des jeunes Chinois de France (AJCF), le Défenseur des droits, l'Agence régionale de santé d'Île-de-France, les journalistes et les artistes. Cela nous a permis de créer des espaces de parole et d'échanges entre chercheurs et grand public, d'innover en matière de recueil des témoignages mais, aussi, de prise en charge des victimes afin de mieux sensibiliser les populations concernées et des aider à prendre conscience des choses.
Un court-métrage contre les discriminations et le racisme liés à la covid-19 produit en février par un groupe de primo-arrivants chinois qualifiés arrivés cette année en France, auquel nous avons eu la chance de participer, a ainsi été produit. Il a été visionné par plus de 22 millions d'internautes dans le monde.
Le racisme anti-Asiatiques est un phénomène historiquement ancré dans les passés coloniaux, renouvelé dans le contexte actuel de crise sanitaire mondiale et des enjeux géopolitiques. Afin de mieux le combattre, des réflexions sont indispensables sur le plan législatif et réglementaire comme l'est tout autant la mise en place de dispositifs d'accompagnement, de sensibilisation et de conscientisation. À ce titre, le travail en synergie entre plusieurs acteurs dont les chercheurs, les responsables politiques, les associations et les médias, constitue une voie pertinente pour faciliter les prises de parole et les luttes contre le racisme anti-Asiatiques.
Je vous remercie vivement pour ces présentations et cet état des lieux. Sans doute serait-il utile que vous nous fassiez part d'expériences ou d'analyses sur le plan européen car si nous avons le sentiment que la situation que vous avez décrite, avec son lot de préjugés et parfois, malheureusement, d'agressions, est spécifique à la France, peut-être disposez-vous de témoignages sur la situation en Europe.
Si je comprends bien, le fait que ce racisme se fonde sur des préjugés que l'on pourrait dire « positifs » explique qu'il soit largement nié par les pouvoirs publics et la société, ce qui permettrait de comprendre pourquoi il est très faiblement dénoncé et que la lutte des communautés asiatiques contre lui soit relativement discrète.
Si les populations visées par ce racisme pouvaient les exprimer, quelles seraient selon vous leurs revendications ?
Vous expliquiez par ailleurs que l'étiquette de minorité « modèle » a des effets pervers, notamment dans la production d'attentes sociales trop élevées et caricaturales pour les enfants asiatiques, et qu'il existe un décalage entre les immigrés de première et de deuxième génération. Pourriez-vous expliciter ce point ?
Le coronavirus permet d'évoquer enfin la question du racisme anti-Asiatiques. Il existe depuis des décennies, mais il n'a jamais été mis sur le devant de la scène ; cette vague épidémique, en France et partout dans le monde, l'a mis en lumière.
On voit quelle peut être la puissance des réseaux sociaux dans le cadre des combats antiracistes avec, par exemple, la campagne du hashtag « je ne suis pas un virus » sur twitter, qui a eu beaucoup de succès lorsque les premières attaques racistes visant les populations asiatiques ont commencé, au début de l'épidémie.
À l'occasion de cette crise, les populations d'origine asiatique ont-elles plus encore pris conscience de ce racisme ? Surtout, les autres populations vont-elles remettre en question leurs stéréotypes et leurs préjugés – même « positifs » – en comprenant qu'il s'agit de racisme ? Cette période particulière – qui n'est pas terminée – va-t-elle contribuer à bousculer les mentalités ?
Le racisme anti-Asiatiques est arrivé sur la scène médiatique en 2016, après le meurtre d'un couturier chinois à Aubervilliers, dont le caractère raciste a été reconnu par la justice en 2018. Cet événement a montré à quel point les stéréotypes concernant les personnes asiatiques et chinoises étaient répandus. L'agression était en partie liée à un préjugé économique, mais aussi à l'idée qu'il est moins risqué d'agresser une personne asiatique. Il faut également souligner la vulnérabilité de ces populations, en particulier les primo-arrivants, qui ont une faible maîtrise de la langue et se trouvent parfois dans une situation administrative compliquée, ce qui peut les empêcher de porter plainte et de se défendre.
Cela pousse les jeunes Asiatiques à exprimer des revendications ; ils essaient d'une part de rassembler des statistiques auprès d'associations ou de commissariats pour évaluer l'ampleur de la question ; ils cherchent d'autre part à aider ces populations primo-arrivantes qui sont également victimes d'un racisme que l'on peut qualifier d'institutionnel, afin qu'elles trouvent le courage de porter plainte quand il le faut.
Le racisme institutionnel concerne surtout les immigrés primo-arrivants ; il n'est pas spécifique aux personnes asiatiques et ne touche pas nécessairement des gens qui ont un statut social défavorisé. J'ai moi-même vécu certaines expériences compliquées, violentes et humiliantes, par exemple au guichet de la préfecture, en raison d'un manque d'effectifs, de fortes contraintes professionnelles, de consignes très aléatoires et de certains préjugés ; j'avais été agressée par la personne au guichet. Lorsque je m'y suis rendu à nouveau, j'étais accompagnée par un collègue français, et l'attitude de cette personne a totalement changé. Si quelqu'un comme moi, qui a un travail et un diplôme de doctorat, se sent vulnérable dans ce genre de situation vécue comme menaçante, j'ai du mal à imaginer comment d'autres personnes chinoises, qui ont une faible maîtrise de la langue, parviennent à s'en sortir. C'est une source de honte, de trauma et de souffrance pour de nombreux étrangers primo-arrivants, à la fois salariés et jeunes étudiants qui viennent d'arriver en France, qu'il faudrait s'efforcer de mieux accueillir.
La nouvelle génération de Français d'origine asiatique s'efforce de faire changer ces représentations. Un travail important est réalisé dans la sphère des médias sociaux, par exemple à travers la production de vidéos montrant que les Chinois ne sont pas tous des commerçants mais qu'ils occupent des positions variées – comme tous les Français, quelles que soient leur origine sociale et leur couleur de peau. Cela rejoint la question de Mme la rapporteure : les stéréotypes « positifs » impliquent qu'il n'y aurait qu'une seule façon d'être asiatique.
Aux États-Unis, de nombreuses études sociologiques ont montré que cette étiquette de bon élève et de minorité « modèle » était en soi une source de souffrance, à la fois parce qu'elle crée de l'exclusion à l'école ou au travail en motivant certaines formes de brimades ou de harcèlement, et parce que les professeurs ont tendance à être plus exigeants avec les élèves d'origine asiatique et à les orienter vers certains types de métiers.
Dans ma propre enquête menée en France, je n'ai pas encore réuni beaucoup de témoignages de ce type mais j'entends régulièrement des jeunes Français d'origine asiatique qui s'émeuvent des remarques de leur professeur, car ils aspirent à être considérés comme des Français à part entière et non en fonction de leur origine et de leur couleur de peau.
La covid-19 a révélé tout un ensemble de préjugés implicites déjà inscrits dans la conscience collective. Le sentiment de menace et le relais médiatique ont permis que ces propos s'expriment de manière beaucoup plus décomplexée. Une enquête qualitative en cours sur la réaction des personnes chinoises et asiatiques face à la discrimination montre un décalage entre la capacité à nommer et identifier les discriminations, et la possibilité d'y résister – que l'on soit d'ailleurs primo-arrivant ou citoyen français. Ils expriment tous un réel besoin de reconnaissance et une forte volonté d'intégration dans la société française mais les réactions sont inégales : au lieu de dénoncer les discriminations, certains peuvent avoir envie de se démarquer d'autres Chinois qu'ils considèrent comme moins intégrés.
Quoi qu'il en soit, la covid-19 peut constituer le point de départ d'une forme de prise de conscience quant à l'existence du racisme anti-Asiatiques : ce n'est pas parce que les populations d'origine asiatique ont plus de chances de réussir que d'autres minorités qu'elles subissent moins la discrimination. Il est toutefois encore trop tôt pour déterminer quelles actions pourraient naître de cette prise de conscience.
En effet, la covid-19 constitue un tournant. Dans les entretiens que nous avons réalisés, les personnes interrogées nous disent qu'auparavant, elles n'étaient pas certaines d'avoir déjà expérimenté des formes de racisme et que la covid-19 leur a offert une opportunité pour nommer ce qu'elles ont vécu. Une réelle prise de conscience a vu le jour.
Un autre phénomène semble émerger progressivement et constitue la thèse centrale de notre projet financé par l'Agence nationale de la recherche : au sein de la population d'origine chinoise, plusieurs sous-groupes commencent enfin à communiquer entre eux pour lutter de manière convergente contre ces formes de racisme anti-Asiatiques. De nombreux descendants français de migrants chinois et asiatiques ont vu le film dont je vous ai parlé tout à l'heure, qui leur a fait prendre conscience de ce que vivent les primo-arrivants chinois qualifiés ; ils disent vouloir désormais davantage coopérer avec eux, en mutualisant leurs ressources et leurs réseaux d'accompagnement mais, aussi, leurs dispositifs de conscientisation. L'AJCF a constitué un recueil de témoignages sur le racisme et les discriminations ; par l'intermédiaire de notre réseau de recherche, il s'agit d'entrer en contact avec ces primo-arrivants qualifiés.
Ces populations d'origine asiatique demandent d'abord à être représentées de manière plus diversifiée, afin de lutter contre les stéréotypes en tenant compte de l'existence de différents groupes en leur sein. Les primo-arrivants qualifiés expriment par ailleurs la volonté de lutter contre toutes les formes de racisme ordinaire. C'est surtout lorsque leur propre enfant naît en France qu'ils deviennent sensibles à cette question, car ils se rendent compte que leur enfant pourrait y être confronté à l'école, dans la rue ou dans l'espace public. Derrière cette revendication, il s'agit de lutter de manière plus générale et plus profonde contre tous les traitements différenciés. La lutte contre le racisme peut ici être reliée aux luttes contre le sexisme ou contre l'homophobie.
J'ai eu la chance d'échanger avec des collègues en Allemagne, en Espagne, en Angleterre et aux Pays-Bas à propos du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19, ce qui nous a permis de rassembler un certain nombre de données et d'observations. La politique migratoire allemande est très différente de la nôtre, et les personnes d'origine chinoise sont majoritairement beaucoup plus qualifiées en Allemagne qu'en France ; au quotidien, elles vivent plutôt des formes de racisme ordinaire que des agressions physiques. En Espagne, les descendants de migrants chinois nés sur place sont relativement plus jeunes qu'en France ; une différence générationnelle se dégage donc : alors que l'AJCF milite depuis plus de dix ans contre le racisme anti-Asiatiques, les associations de ce type sont relativement nouvelles en Espagne et leurs manières de lutter sont différentes. En Angleterre, lorsqu'on parle des personnes d'origine asiatique, on ne désigne pas du tout les mêmes populations qu'en France : dans le contexte anglais, le terme « Asians » se rapporte davantage aux personnes d'origine indienne, ce qui n'induit pas les mêmes représentations. Celles-ci sont ainsi profondément ancrées dans les passés coloniaux de chaque pays.
Quelle est selon vous l'origine du racisme anti-Asiatiques ? Est-il plutôt lié à la réussite estimée ou supposée des populations asiatiques, à leurs habitudes religieuses, ou bien à leurs pratiques quotidiennes, notamment alimentaires ?
Avez-vous constaté et étudié des formes de racisme similaires dans des pays comme l'Italie ou l'Espagne, où vivent des communautés chinoises importantes ?
Avez-vous constaté que les différents sous-groupes de populations asiatiques faisaient l'objet d'un racisme différencié – s'agissant à la fois de ses causes et des réactions suscitées –, notamment ceux arrivés en France en provenance d'Indochine, c'est-à-dire du Viêtnam, du Cambodge et du Laos vers 1975, ceux qui sont arrivés de Chine orientale, en particulier de Guangzhou, dans les années 1990-2000, et ceux qui sont venus un peu plus tard, notamment du Fujian ?
Enfin, pouvez-vous nous dire si certaines mesures concrètes ont eu des effets ? Les groupes d'accompagnement créés pour limiter les agressions physiques ont-ils fonctionné ? Alors que la communauté asiatique avait tendance à peu déposer plainte, ce qui en faisait une cible privilégiée, le nombre de dépôts de plaintes a-t-il augmenté ? Existe-t-il encore des commissariats qui refusent de prendre des plaintes ? J'aimerais vous entendre sur ces sujets très concrets.
La colonisation d'une Asie plus lointaine, par exemple, que l'Afrique du Nord, pourrait-elle expliquer un manque de connaissances à propos des populations asiatiques et la survivance de certaines représentations stéréotypées, certains s'imaginant qu'il n'y a qu'une seule culture asiatique ? La transmission de la connaissance de l'autre par l'école est fondamentale pour lutter contre les différentes formes de racisme.
Vous venez de dire que nommer le racisme, en mettant un mot sur le mal, peut permettre à la communauté qui en est victime de sortir du déni et de s'organiser pour lutter. Le terme de sinophobie pourrait-il être utilisé en ce sens ? Cette logique vous semble-t-elle pertinente pour toutes les formes de racisme ?
Après l'agression d'Aubervilliers, je ne sais pas si le commissariat a amélioré ses pratiques mais de fortes revendications ont vu le jour ; de nombreuses réunions ont eu lieu à ce propos entre 2016 et 2018, et encore cette année, en juin à la préfecture. Plus généralement, l'insécurité est certes liée au racisme, mais aussi aux inégalités ; il ne suffit pas de travailler sur le seul racisme pour régler le problème.
L'origine du racisme est sans doute lointaine – nous avons évoqué le « Péril jaune », peur de l'autre et de la Chine qui procède d'un imaginaire européen mais aussi américain. Mais il y a aussi une sinophobie plus contemporaine, liée à un sentiment anti-mondialisation, qui s'oppose à une forme de capitalisme incarné par la Chine. Elle s'inscrit d'ailleurs dans un climat social marqué par des inégalités croissantes, car le problème du racisme est étroitement lié à celui des inégalités sociales. La peur d'une Chine puissante, qui serait susceptible de nous envahir et de nous priver de richesses, devient une nouvelle source du racisme anti-Asiatiques, qui peut viser par exemple les touristes ou les commerçants, et plus généralement toute personne asiatique perçue comme chinoise.
Il semble, d'après nos enquêtes de terrain, que les pratiques alimentaires véhiculent de nombreuses représentations du monde chinois et asiatique. À travers elles se construisent des stéréotypes qu'il faut essayer de déconstruire. Un des axes de notre projet covid-19 porte d'ailleurs sur la mutation du secteur de la restauration asiatique en France.
Plus largement, les représentations de la Chine, à l'origine de la sinophobie, mêlent plusieurs considérations, en particulier sur le régime politique chinois, caractérisé par la censure des médias et critiqué pour son manque de transparence, mais aussi sur l'organisation actuelle de la mondialisation, car la Chine est un pays qui exporte des produits et de la main-d'œuvre mais aussi, de plus en plus, des normes et des savoirs, ce qui effraie le reste du monde. Les racismes anti-Asiatiques sont liés à ces enjeux géopolitiques, dont notre analyse doit tenir compte.
Pour améliorer la connaissance de l'autre, un travail doit être accompli en milieu scolaire à travers l'enseignement, dès le plus jeune âge, des cultures asiatiques – c'est d'ailleurs aussi le cas pour les cultures des autres continents. Pour déconstruire les stéréotypes, il faut commencer par sensibiliser la population française en général, ce qui permettra ensuite de faciliter la lutte contre le racisme.
La séance est levée à 18 heures 10.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du mardi 7 juillet 2020 à 17 heures
Présents. - Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, M. Bertrand Bouyx, Mme Fadila Khattabi, Mme Fiona Lazaar, M. Robin Reda, Mme Nathalie Sarles, M. Buon Tan, Mme Michèle Victory