Intervention de François Héran

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l'Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d'orientation du Musée national de l'histoire de l'immigration :

Ce qui est frappant quand on regarde l'histoire de la différenciation des perceptions en fonction des origines, c'est à quel point il suffit de lire la littérature du XIXe siècle. Elle est très bien résumée dans un très grand livre d'Eugen Weber, le grand historien américain de la formation de la France au XIXe siècle. Dans son livre, La fin des terroirs, Peasants Into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1880-1914, paysans d'hier, Français d'aujourd'hui, il commence par citer des dizaines de textes qui montrent à quel point, lorsque les voyageurs parisiens allaient en province – cela pouvait commencer à Angers, au sud de la Loire – ils étaient frappés par la barbarie des habitants, leur sauvagerie, et leur méconnaissance de la langue. Ces gens-là appartenaient à une autre espèce. Il faudra longtemps pour que toutes ces provinces conquises ou rattachées, souvent de force – je rappelle que la réunion de la Savoie, c'était 99 % de « oui », mais il n'y avait pas de bulletin « non » dans les bureaux de vote –, soient finalement unifiées. L'intégration de la France a été un processus très long et l'on est totalement étonné, à la lecture de ces textes, de voir à quel point les perceptions de l'époque voyaient des différences physiques chez les gens du Midi, les gens de l'Est, les gens du Nord, etc., et prétendaient être capables de différencier les gens en fonction de leur phénotype, de leurs apparences.

D'une certaine manière, il y a une propension très forte à différencier les gens en fonction de leur apparence ou à tout faire pour que leur apparence puisse les différencier. Mon père, qui n'est plus de ce monde, me racontait que vivant dans l'Hérault quand il était jeune, les travailleurs espagnols qui étaient dans les vignes étaient très mal perçus. C'étaient pour une part seulement des réfugiés républicains, mais pour beaucoup, c'étaient des travailleurs. Il m'a dit un jour qu'on les percevait exactement comme les travailleurs arabes dans les années 1960 ou 1970. La capacité à différencier les autres en fonction de leur prétendue apparence, plus ou moins visible, est tout à fait étonnante. Il n'y a pas de visibilité absolue dans les choses. Il y a un rapport de perception dont il ne faut pas sous-estimer la force.

Mais il existe aussi des phénomènes objectifs. Lors du recensement de 1975, à peu près 20 % de la population immigrée vivant en France venait du Maghreb ou du reste de l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui, c'est 43 %. Pourquoi ce pourcentage a-t-il évolué ? Parce qu'entre-temps, la migration ibérique, espagnole et portugaise, qui était considérable dans les années 1960 et 1970, s'est tarie. Elle a un peu repris depuis, puis l'Asie est venue, etc. Au Canada, on parlerait de minorités visibles qui sont parfaitement perçues par la population. Il y a un sentiment assez vif d'une évolution qui est un peu irréversible et qui frappe les esprits sur plusieurs décennies.

Je voudrais remettre la question du racisme dans un ensemble un peu plus vaste, que j'ai développé notamment dans mon cours du Collège de France du 21 février 2020, où j'expose en des termes aussi clairs que possible la notion de discrimination, ce qu'elle est, ce qu'elle n'est pas et comment le racisme se situe dans cet ensemble. Je suis très frappé de voir que dans le débat public, parfois chez certains parlementaires, un certain nombre de choses ne sont pas réellement en place.

Les chercheurs ne voient pas du racisme partout, ne voient pas de la discrimination à tout bout de champ. La discrimination, pas plus que le racisme, ne se postule pas. Elle doit se démontrer et se mesurer. Ce n'est pas facile. Toutes les différences ne sont pas des inégalités ; la couleur des yeux, par exemple. Cela dépend de la société de traiter ces différences en inégalités systématiques. Et toutes les inégalités ne sont pas des discriminations.

Il existe un rapport un peu compliqué entre le droit et la statistique. En droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit remplir deux conditions. Il faut d'abord que s'applique un critère ou un motif qui est illégitime. Ce critère doit être défini par la loi. Vous en connaissez la liste : le sexe, l'âge, le handicap, l'apparence physique, l'origine, la religion, l'orientation sexuelle. La liste est longue et n'est d'ailleurs pas homogène entre tous les pays européens, ce qui pose un gros problème, soit dit en passant.

Deuxième critère, il faut que ce traitement défavorable s'effectue dans des situations qui sont visées par la loi. L'emploi, mais pas tous les emplois. Un artisan peut recruter un ouvrier très proche de lui, qui peut être un conjoint ou un membre de la parenté. Discrimine-t-il en exigeant que cette jeune recrue ait les mêmes opinions que lui ? Ce n'est pas évident. Il y a une frontière qui n'est pas facile à tracer et que le droit ne précise pas très bien.

Enfin, les situations visées par la loi sont l'accès à l'emploi, le niveau de rémunération ou l'éducation, le logement, l'accès aux soins, la protection sociale, l'accès aux services et les activités syndicales. Par exemple, le fait que l'Église recrute uniquement des hommes pour être prêtres est-il une discrimination ? Ce n'est pas dans les situations visées par la loi, pas pour l'instant en tout cas.

L'exemple type de la discrimination, ce sont deux candidates semblables qui ont le même âge, les mêmes diplômes, les mêmes compétences, mais l'une est retenue et l'autre est rejetée pour l'entretien d'embauche, par exemple en raison de leurs origines respectives ou de leur apparence physique. Les chercheurs, le plus souvent, essaient de dire : à conditions sociales égales, y a-t-il un effet de l'apparence physique ou de l'origine visible sur le traitement dont les personnes sont victimes ? La réponse est oui. Toutes les études ont montré qu'il existe des différenciations sociales fortes dans notre société comme dans bien d'autres, mais la différenciation en fonction des origines ou de l'apparence s'y ajoute. Parfois, les deux effets se compensent.

On ne peut pas, contrairement à ce qu'avait fait Marine Le Pen dans une déclaration qui a retenu l'attention, rabattre la discrimination raciale sur une discrimination sociale. Ce sont deux phénomènes différents que les statisticiens sont tout à fait capables maintenant de démêler et dont ils peuvent peser le poids respectif.

J'ajoute que, depuis 2015, la Convention européenne des droits de l'homme, dans son article 14, a été modifiée par le protocole numéro 12. On dit désormais que la discrimination est interdite dans la jouissance de tous droits prévus par la loi et dans tout acte d'une autorité publique. C'est une formidable extension au champ d'application de ce qu'on appelle le racisme et les discriminations.

Le grand problème est que la discrimination et le racisme – vous m'excuserez de mettre cela ensemble, mais le racisme est un des cas particuliers de discrimination qui communique beaucoup avec les autres – ne sont pas un comportement nécessairement actif ni même intentionnel. Nous allons arriver à la notion de racisme systémique qui trouble beaucoup les esprits.

D'abord, il faut rappeler qu'il existe une discrimination active. On traite de manière différente des personnes qui se trouvent dans des situations semblables. On le fait uniquement sur un critère illégitime qui peut être la prétendue race, l'apparence, etc., mais il y a aussi des discriminations passives, le fait de traiter de manière semblable des personnes qui se trouvent dans des situations différentes. Le cas typique, c'est de traiter tout le monde de la même manière sans voir que certains sont handicapés. Ils ne vont pas pouvoir, de ce fait, avoir accès à un certain nombre d'entrées et de services, etc.

Il y a ensuite des discriminations intentionnelles, mais qui sont déguisées. C'est par exemple une mesure qui est prétendument générale, qui ne déclare pas ouvertement qu'elle cible un groupe sur un critère donné, mais qui finalement espère bien par ce biais le désavantager. Il existe des discriminations non intentionnelles et indirectes, telles qu'une mesure générale qui se veut neutre a priori, mais qui va désavantager de facto sur un critère donné. Cela devient un peu compliqué. Il existe aussi des discriminations par association. C'est le cas par exemple si vous vous occupez de quelqu'un qui est handicapé, si pour ce faire, vous réduisez votre temps de travail pour vous en occuper parce qu'il est discriminé. Par ricochet, vous êtes vous-même atteint par la discrimination qui le touche.

Vous savez aussi, et c'est une potentialité qui est encore peu utilisée, qu'il peut exister des discriminations collectives, donc une mesure qui, au sein d'une administration ou d'une entreprise, va frapper l'ensemble des salariés, mais définie par un critère donné. Cela est attaquable par une action de groupe.

À l'origine, la notion de discrimination systémique était réservée à des cas assez particuliers. Ce sont les Suédois qui ont insisté sur ce point. Si, par exemple, vous avez des usines qui emploient uniquement des femmes ou des personnes venant des territoires paysans environnants, il est très difficile de faire une mesure de la discrimination parce que vous aurez des conserveries alimentaires où ne travaillent que des femmes et des chantiers industriels où ne travaillent que des hommes. Vous ne pouvez pas comparer à travail égal si les salaires sont identiques, parce qu'il n'y a pas de population mixte qui permettrait de faire la comparaison. La séparation est tellement étanche qu'on n'arrive pas à mesurer, à travail égal ou à situation égale, les traitements différents. C'est un cas de discrimination systémique, où il n'y a pas nécessairement de volonté individuelle, mais c'est la répartition structurelle des emplois qui aboutit à cette distinction et qui fait que, par exemple, on ne va pas rémunérer de la même façon les hommes et les femmes.

Je prends toujours des équivalents dans la question du genre, parce que l'on comprend tout de suite, mais vous avez des transpositions qui sont tout à fait possibles pour d'autres discriminations. Un jour, un député du Nord m'a dit : « J'ai une usine de transformation agricole dans ma circonscription. Quand je la visite, je m'aperçois que tous les ouvriers sont blancs, alors que je suis dans une circonscription qui est manifestement extraordinairement mélangée et diverse par les origines. Comment cela se fait-il ? » Il suffit que le directeur de l'usine autorise le recrutement par relations personnelles et donc des filières tout à fait individuelles, pour que le recrutement reste homogène et exclue une bonne partie de l'habitat environnant.

En refusant d'agir et de s'intéresser au problème, en laissant faire des mécanismes qui ont l'air assez naturels, qui ont longtemps existé – les immigrés eux-mêmes ont eu recours au recrutement préférentiel par relations personnelles –, on crée des inégalités d'accès qui peuvent être systémiques. Il est important, pédagogiquement, que l'on insiste sur ces cas-là.

J'ai travaillé une quinzaine d'années à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et j'ai fait partie des personnes qui ont lutté à partir de 2003 pour que les grandes enquêtes de l'INSEE (les enquêtes sur l'emploi, la pauvreté, le patrimoine et toutes les enquêtes sur les conditions de vie) puissent incorporer des variables et des questions qui permettent d'identifier, non seulement la première génération des immigrés, mais aussi la seconde et de les classer en fonction de l'origine continentale qui offre une assez bonne approximation de ce que les États-Unis perçoivent à travers la notion de race. Ce sont des questions qui sont relatives à l'état civil : quel est votre pays de naissance ? Quelle est votre première nationalité ? Idem pour les deux parents. Cette trajectoire migratoire fondée sur des données d'état civil est complétée parfois par des questions qui permettent de séparer les rapatriés des personnes d'origine algérienne par exemple.

Ces données de la statistique publique nous mettent maintenant à égalité avec le reste de l'Europe continentale. Je rappelle que les seuls pays en Europe qui utilisent des variables ethno-raciales sont l'Angleterre et l'Irlande sur le modèle américain. Partout ailleurs en Europe, nous sommes exactement sur le même plan que les autres pays. Il n'est pas question d'utiliser des couleurs de peau à cocher sur une liste, sur un référentiel, mais on utilise des trajectoires migratoires. Je vous renvoie à un document important, c'est le numéro triple 464-465-466, publié par l'INSEE dans sa revue Économie et Statistique en 2013. Cela s'appelle « Inégalités et discriminations : questions de mesure ». Y figure une introduction extrêmement pédagogique sur les différentes mesures de la discrimination et du racisme et les approches indirectes. Il existe des différences entre les gens que l'on n'arrive pas à expliquer par leurs compétences, leur âge et un certain nombre de données sociales fondamentales, donc on présume que cette composante inexpliquée des inégalités est la discrimination (accès au logement, au travail, à la promotion, etc.).

Parmi les approches expérimentales figure le testing, qui est maintenant effectué à grande échelle. On envoie des milliers de CV en modifiant juste une ou deux variables relatives à l'origine, à l'apparence physique, etc. Et nous avons des approches plus subjectives, comme le sentiment de discrimination, l'auto-déclaration, la façon dont on pense que l'on est perçu par les autres. Pour résumer, on constate une très bonne correspondance entre les différentes approches en matière de discrimination.

Nous avons en France un niveau de discrimination et de racisme qui est malheureusement banal, et qu'on retrouve à peu près dans tous les pays occidentaux. Nous ne nous signalons pas par un racisme exacerbé ou au contraire une immunité vis-à-vis du racisme. En témoignent des revues de la littérature, des revues systématiques de toutes les enquêtes qui ont été menées depuis plusieurs décennies. Elles évaluent le taux de discrimination aux alentours de 40 à 60 %. Les références figurent dans mon cours précité du Collège de France.

Qu'est-ce qu'un taux de discrimination ? C'est le fait qu'avec des compétences égales, dans des conditions égales et postulant de façon identique au même bien que la société peut vous accorder, quand vous appartenez à une minorité visible, vous perdez à peu près 50 % de chance d'être rappelé pour un entretien d'embauche si, malgré toutes vos compétences, vous n'avez pas la bonne origine ou la bonne apparence. La possibilité d'obtenir un entretien d'embauche, aussi appelée parfois le taux de rappel. Cela varie de 40 à 60 % selon les enquêtes. La première mesure précise qui a été faite par l'INSEE date de 2010. On avait un taux de discrimination de 35 % à l'encontre des candidats d'origine maghrébine. C'est une donnée largement admise dans tous les travaux empiriques qui ont été menés en Europe et aux Amériques.

Quand on regarde les études menées par l'INSEE, les testings à vaste échelle menés par exemple par l'université de Créteil ou encore les études de discrimination très bien faites qui ont été patronnées par l'Institut Montaigne – je pense au travail de Marie-Anne Valfort –, on constate des discriminations selon l'origine, l'habitat, la couleur de la peau, la religion et que tout cela ne se superpose pas. Parfois, certaines choses qui se compensent, mais on ne peut pas rabattre une forme de discrimination sur une autre.

Dans le testing extraordinairement précis et rigoureux du point de vue méthodologique qui avait été fait par l'Institut Montaigne, combien de CV fallait-il envoyer avant d'obtenir un entretien d'embauche ? On prenait une série de gens qui s'appelaient tous Haddad, qui venaient du Liban, qui avaient tous immigré en France, mais les uns s'appelaient Michel, les autres Dove, Samira, Mohamed, Nathalie, etc. Pour Michel ou Nathalie, il faut envoyer quatre ou cinq CV avant d'obtenir un entretien d'embauche. Pour Mohammed, il faut en envoyer vingt. Les écarts sont vraiment considérables.

Bien sûr, il y a ce qu'on appelle la discrimination statistique. C'est un terme qui était utilisé par les économistes américains dès les années 1960, consistant à dire qu'un employeur a une idée de la corrélation statistique qui existe entre une catégorie de la population et des comportements qu'il juge négatifs ou indésirables. Toute personne qui appartient à ce groupe va être rejetée dans les procédures de sélection parce que l'employeur pratique une sorte de statistique spontanée.

Des enquêtes expérimentales sur les interpellations « au faciès » dans les grands lieux publics de Paris ont donné des différences considérables. L'enquête a déjà une douzaine d'années. Quand on observait ce qui se passait à la gare du Nord, au Châtelet et dans tous ces endroits où il y a énormément de passage, lorsqu'un jeune avait une tenue de ville, même lorsqu'il ne portait pas un grand sac (porter un tel sac est un facteur qui accroit le risque d'une interpellation), il a encore trois ou quatre fois plus de chances d'être interpellé par la police dans un lieu public s'il est d'origine maghrébine. Ceci a été publié dans la revue de démographes Population de façon extrêmement précise dans un numéro qui date de 2012. Tout cela est connu et parfaitement répertorié.

On est un peu fâché d'entendre des termes nouveaux comme « racisé », qui n'est finalement pas plus gênant pour la langue française que le mot « ostracisé », et qui attire simplement l'attention sur le fait qu'un certain nombre de nos compatriotes ou résidents permanents légitimes qu'il y a dans notre pays sont réduits à leur race supposée, à leur apparence physique. Cela consiste à dire que ce n'est pas un processus naturel, mais une construction sociale.

Il ne faut pas croire que tous ceux qui utilisent le mot « racisé », qui maintenant se répand chez les jeunes chercheurs à une vitesse grand V, sont tous indigénistes. On peut être parfaitement républicain, avoir une vision parfaitement standard et conforme à notre histoire de l'idéal républicain d'égalité et insister sur le fait que la racialisation est un phénomène qu'il faut savoir identifier et mesurer. C'est à ce prix-là que l'on pourra efficacement lutter contre.

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