Intervention de François Héran

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l'Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d'orientation du Musée national de l'histoire de l'immigration :

Avant de vous parler de la troisième génération, je voudrais quand même réfuter un argument qui est très utilisé, celui de l'assignation. C'est l'idée qu'à partir du moment où le statisticien utiliserait des catégories, il enfermerait les gens à l'intérieur et que finalement, cela mettrait en péril la République puisqu'une différenciation dans l'accès aux droits pourrait s'en suivre.

Prenez l'exemple des catégories socioprofessionnelles de l'INSEE. Elles sont inventées en 1954 et renouvelées en 1982. Elles ont été encore renouvelées récemment. Elles ont été utilisées systématiquement par l'INSEE pour décrire les inégalités, avec une cinquantaine de catégories ; il existe même une version qui va encore plus loin. Les instituts de sondage continuent d'utiliser ces catégories pour faire leur quota et pour avoir une représentativité des différentes couches de la population. Pour autant, il n'y a jamais eu un seul droit qui a été accordé ou refusé à quelqu'un au motif qu'il appartenait à une catégorie socioprofessionnelle. La statistique publique est parfaitement capable d'utiliser des catégories instrumentales permettant de mettre en relief les inégalités sans que ce soit une assignation individuelle qui ait une incidence sur le sort des personnes et qui se traduirait finalement par une différenciation juridique en fonction de ces classifications. L'exemple des catégories socioprofessionnelles montre que cela est possible.

Il a existé par le passé une tentative de certaines compagnies d'assurance de modifier leur police en fonction des probabilités de survie par groupe socioprofessionnel. Cela a été interrompu. Désormais, elles utilisent une grille commune. L'argument de l'assignation ou du performatif, l'idée que quand j'utilise une catégorie, c'est nécessairement quelque chose qui va modifier le sort des gens, est faux. Il émane la plupart du temps de gens qui n'ont pas du tout la pratique, ou très peu, des enquêtes statistiques.

Il faudrait un jour quand même que les journalistes et la classe politique fassent des différences entre des gens qui ont fait des dizaines d'enquêtes nationales, qui ont eu comme mission de se demander comment étudier les discriminations, quelles questions il faut introduire dans un questionnaire ou dans le recensement pour que l'on puisse déceler des discriminations – il faut se confronter au problème – et des gens qui n'ont jamais fait d'enquête nationale de leur vie. Il peut y avoir des démographes qui ont fait autre chose en démographie de tout à fait intéressant, mais qui n'ont jamais eu à travailler sur la question des enquêtes. Il y a une différence à faire.

Quand on a l'expérience personnelle de ce travail d'objectivation, comment arrive-t-on à faire en sorte que les catégories n'infléchissent pas les destins ? C'est parce que ce sont des enquêtes par sondage. Ce sont des enquêtes anonymes ; la collecte peut certes être nominative, mais ensuite on anonymise très vite les résultats. Ce sont aussi toutes les conditions posées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pour que des questions sensibles puissent être posées : la sécurité des données ou encore le fait que ces travaux soient réalisés par des instituts qui ont eux-mêmes une solide expérience. Tous ces critères sont pris en compte par la CNIL. C'est uniquement en les regardant tous (consentement des personnes, anonymat, sécurité des données, etc.) qu'elle accorde des dérogations au principe général qui empêche de traiter des données sur les appartenances individuelles.

L'enquête TeO, qui date de 2008-2009, est en cours de réédition. Le questionnaire a été considérablement développé et amélioré. Il introduit des questions permettant d'identifier la troisième génération sur le pays de naissance et la nationalité des grands-parents. Nous savons maintenant que presque un quart de la population vivant en France est soit immigrée, soit enfant d'immigré. Si on remonte d'une génération – on a pu le faire avec des modèles, mais si l'on pose directement la question aux gens – ce sera peut-être un tiers. Un tiers de la population vivant en France sera soit immigré, soit enfant, soit petit-enfant d'au moins un immigré.

En posant ce genre de question, on ne porte pas atteinte aux libertés. On ne rogne absolument pas les libertés. Au contraire, on banalise la question de l'immigration. On permet par ce biais-là de dire que la migration a tellement diffusé dans la société française que l'on pose ces questions pour avoir une idée de notre histoire et de la contribution considérable de l'immigration à la croissance démographique, au développement du pays, etc.

Il faut poser ce genre de question et cela minimise beaucoup toutes les obsessions que l'on voit courir régulièrement, qui consistent à demander combien nous coûte l'immigration. À l'extrême droite, il y a un procédé classique qui revient régulièrement, qui consiste à dire qu'il faut compter la deuxième génération. « Tous les enfants d'immigrés qui sont à l'école, s'ils sont 12 % des élèves, représentent 12 % du budget de l'Éducation nationale. » On va appliquer ce genre de clés de répartition d'un ministère à l'autre, en l'absence de données. Ainsi, avec de tels raisonnements, on n'obtient plus un chiffrage comme celui que réalise la Cour des comptes pour estimer les sommes affectées à l'accueil des migrants, mais puisque l'on passe des flux d'entrées à des stocks qui concernent les portions entières de la population, les sommes vont devenir des milliards d'euros. C'est cela, l'origine des chiffrages qui sont faits par l'extrême droite sur le coût de l'immigration. Mais quel sens cela a-t-il de calculer ce que coûte un quart de la population aux trois quarts restants ? Quel sens cela a-t-il de calculer ce que coûte, sur trois générations, un tiers de la population aux deux tiers restants ? Cela n'a plus aucun sens.

Pour conclure, je dirais que ce genre d'études prenant en compte l'origine, si on les mène bien, si on les publie bien, si on les explique bien, si on sécurise les données, permettent non, pas d'assigner ou de discriminer, mais tout au contraire de banaliser l'immigration et de montrer que finalement, c'est une composante devenue ordinaire de la population de la France.

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