Intervention de François Héran

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l'Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d'orientation du Musée national de l'histoire de l'immigration :

Il y a un paradoxe qu'il faut comprendre, c'est que quand on interroge la première et la deuxième génération sur leur expérience de la discrimination ou le sentiment d'avoir été discriminé, la première génération donne des chiffres beaucoup plus bas que la seconde. Cela peut paraître étonnant puisqu' a priori, la seconde est née en France, est francisée, a été scolarisée, etc. Elle devrait d'une certaine manière avoir progressé davantage dans le parcours d'intégration. C'est ce qu'on attend logiquement. C'est un résultat que l'on observe partout, qui n'est pas propre à la France, mais qui est lié au fait que la première génération, celle qui a vraiment migré, sait l'avantage qu'elle a gagné à migrer. Elle compare sa situation à celle de ses compatriotes qui sont restés au pays. Elle sait bien que malgré toutes les difficultés, tous les sacrifices, toutes les avanies qui ont été subies, elle a gagné à la migration.

Les jeunes qui sont nés en France n'ont aucune raison de se comparer aux enfants des compatriotes de leurs parents restés en Algérie, en Turquie, au Portugal, etc. Ils se comparent évidemment avec les jeunes de leur génération qui sont sur le marché de l'emploi, à l'école. Là, ils font l'expérience de la discrimination. Les mesures que nous avons prises font très attention à observer à compétences égales. Il y a même des économistes qui ont regardé si, à comportement égal, à maîtrise égale des codes, il y a encore des différences liées aux origines. La réponse est oui. Elles restent quasiment intactes. Ce n'est pas uniquement une question de maîtrise inégale des codes comme on le dit souvent.

Il existe le sentiment dans les jeunes générations, qu'il ne faut pas réduire à de la victimisation – ce serait trop facile, que puisqu'ils sont nés en France, qu'ils ont la nationalité française, ils devraient être traités à égalité mais ne le sont pas.

Je pense comme vous que dans la pratique, les choses se sont améliorées, c'est certain. Notamment dans les concours de recrutement de l'administration, les choses se sont améliorées.

On parle ainsi beaucoup de la police en ce moment. Dominique Meurs est une économiste de Nanterre, une grande spécialiste des discriminations au sein de la fonction publique qui a beaucoup travaillé avec elle. À l'époque où Dominique de Villepin était ministre de l'intérieur, nous avions étudié le recrutement des différentes catégories de policiers. Nous avons eu accès à tous les fichiers de la police. Nous avions obtenu l'accord des syndicats. On ne peut rien faire au ministère de l'intérieur sans cela. Nous avions pu observer, en regardant les recrutements des dernières décennies, que le ministère de l'intérieur avait su recruter ses agents en tenant compte de l'évolution des différentes vagues migratoires. C'étaient des enfants de migrants, puisqu'il faut être français pour être policier, mais le ministère de l'intérieur est certainement un des ministères qui a le plus pris en compte les changements de la composition de la population due à l'immigration dans son recrutement. C'est un paradoxe, lorsque l'on voit tout ce qu'on dit sur la police.

Il nous manque des comparaisons systématiques entre les ministères. Si vous regardez ceux que l'on peut qualifier d'aristocratiques : la culture, les affaires étrangères, c'est certainement très différent, sauf peut-être le recrutement chez des binationaux ou des étrangers de haute volée. Nous manquons d'une étude un peu systématique qui nous permettrait, par le biais d'un observatoire – et là, je rejoins tout à fait la demande de Jacques Toubon – tous les cinq ans par exemple, d'essayer de voir où nous en sommes dans les ministères, et pas seulement en matière de recrutement en fonction des origines. Nous avions mené cette enquête au ministère de l'intérieur de façon totalement anonyme, avec des fichiers nominatifs au départ pour tirer l'échantillon. Il faudrait pouvoir mesurer cela systématiquement dans les ministères, non pas seulement à l'embauche, mais aussi pour les promotions et le déroulement de la carrière. Nous savons par exemple que les femmes ont été très fortement recrutées dans la police, mais que leur déroulement de carrière est considérablement ralenti comparé à celui des hommes.

Il est important de rappeler à ceux qui mettent en avant comme unique instrument le testing que celui-ci permet de très bien mesurer la discrimination à l'embauche, mais qu'il ne permet pas, par définition, de mesurer ce qui se passe lors du déroulement de la carrière. C'est une de ses très grandes limites, y compris ceux menés à grande échelle auprès des entreprises ou des cabinets de recrutement. Il faut que les administrations et les entreprises se mobilisent.

Je rappelle qu'il existe un document important qui avait été coédité en 2012 par le Défenseur des droits, qui venait juste d'être créé, et par la CNIL. C'était un manuel de méthodologie à l'usage des acteurs de l'emploi sur la diversité qui définissait les différentes méthodes disponibles dans les entreprises en matière d'enquête, pour mesurer les avancées de la lutte contre les discriminations. Pour l'instant, nous n'avons pas les moyens de savoir si cela progresse ou pas. Nous avons quelques enquêtes de l'INSEE, mais pas un système qui mesurerait – pas tous les ans, car cela n'aurait pas de sens – au moins tous les cinq ans plutôt que tous les dix ans, les évolutions dans les administrations et dans les entreprises. Je vous renvoie à ce document qui ne changeait pas le droit. J'en avais été l'inspirateur parce que le rapport que j'avais écrit pour Yazid Sabeg, alors commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, qui en avait été assez mécontent, avait expliqué ce que l'on pouvait faire avec les outils existants.

Nous avons des outils et des percées juridiques qui ont été faites. En 1999, j'ai introduit une grande enquête de l'INSEE dans les prisons. On sait, contrairement à ce que tout le monde raconte, quelle est la surreprésentation de certaines nationalités, de certaines origines, y compris en seconde génération dans les prisons. Cela n'a jamais été refait depuis. Les obstacles ne sont pas tellement juridiques, mais plutôt pratiques. Nous avons des outils, mais que nous n'utilisons pas de façon systématique, qui ne sont pas institués sous la forme d'observatoires ou d'obligations répétées. Nous n'avons pas dans ce domaine l'équivalent de ce que l'on a imposé aux entreprises pour l'égalité de genre. C'est cela qu'il faudrait faire de façon raisonnable, en veillant à l'anonymat. Si les entreprises sont trop petites pour que l'on fasse ce genre d'enquête, organisons-les par branches entières et c'est ainsi que l'on résoudra le problème.

Je reste attaché à ce que ce soit la CNIL qui accorde les dérogations pour étudier toutes sortes de choses – pas seulement le cas des origines, car nous avons des enquêtes sur l'orientation sexuelle, sur les opinions politiques religieuses. Elle accorde des dérogations pour des enquêtes de recherche ou de connaissances comme celles que font l'INSEE, l'INED, etc. Elle n'a jamais accordé de dérogation pour les fichiers de gestion, c'est-à-dire les fichiers qui ont une incidence sur le sort des personnes, les fichiers d'élèves, de salariés, de locataires, etc. C'est une distinction fondamentale à respecter. L'introduction de ces valeurs dans les fichiers de gestion n'est pas permise actuellement, même par dérogation. Elle est possible par contre dans des enquêtes anonymes avec des données sécurisées et le consentement des personnes.

L'autre distinction sans laquelle on ne comprend rien à toute cette histoire, c'est qu'il ne faut pas confondre l'ethnique et l'ethno-racial. Notre statistique publique est en fait une statistique ethnique quand on prend le vocabulaire utilisé communément en Europe. Cela fait référence au pays d'origine alors que la personne est installée dans un autre pays. Les seuls pays qui, en Europe, font de la statistique ethno-raciale, c'est-à-dire qu'ils proposent une liste de couleurs, de races, avec éventuellement des cultures, des sous-cultures, sont l'Angleterre et l'Irlande sur le modèle américain. Nous sommes exactement dans la même situation que l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Espagne, etc.

Dans des enquêtes de recherche très spécialisées comme TeO – la CNIL l'a déjà autorisé – on peut poser des questions sur le fait de savoir si les discriminations ressenties sont dues ou pas à la couleur de la peau ou à tout autre critère. Il faut évidemment proposer la palette des critères pour que la démonstration soit correcte.

Notre statistique actuellement est à la fois ethnique et républicaine. Elle est ethnique parce qu'elle continue de s'intéresser au poids des origines alors que l'on est établi en France. Elle est républicaine parce qu'elle travaille fondamentalement sur des données d'état civil. Elle peut aller jusqu'au racial, mais uniquement dans des enquêtes de recherche dûment contrôlées.

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