Intervention de Marcel Courthiade

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 12h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Marcel Courthiade, linguiste, professeur HDR de langue et civilisation rromani à l'institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), commissaire pour la langue et la justice linguistique de l'Union rromani internationale, membre du conseil scientifique de la DILCRAH :

Cette décision du Conseil des ministres du Conseil de l'Europe sur l'introduction de l'histoire des Roms dans l'ensemble des cursus éducatifs est une bonne nouvelle, mais le revers de la médaille, c'est qu'ils recommencent de façon cryptoraciste, à mélanger Roms et gens du voyage. Un tel niveau d'amalgame revient à confondre Arabes et musulmans, juifs et riches, ou mélanger Noirs et Africains. Nous ne pourrons pas avancer tant que nous resterons dans cet amalgame.

La notion de Roms est taboue. À l'heure actuelle, on ne parle pas assez en France des Roms en tant que tels. Il est difficile en France de parler de ce peuple qui a quitté l'Inde il y a 1 000 ans, qui a son histoire, sa langue, qui a toute sa richesse culturelle, sans y accoler les gens du voyage. Lorsqu'il s'agit de calomnier les Roms dans leur ensemble, on y associe les personnes issues de la communauté des gens du voyage. Légalement, les gens du voyage ne peuvent être rangés dans aucune catégorie protégée par la loi, ni race, ni nation, ni origine, ni orientations sexuelles, ni religion : on utilise donc le subterfuge de critiquer les « gens du voyage » pour critiquer les Roms. C'est ce que se permettent de faire de nombreux médias, souvent sous couvert d'un discours en apparence bienveillant.

Le fait de généraliser les quelques aspérités constatées ici ou là crée un contexte social favorable à la discrimination, au rejet, aux accusations calomnieuses voire aux violences physiques ou verbales à l'encontre de l'ensemble des communautés. Il existe de fausses évidences. Ainsi, nous l'avons vu, la mention des Roms fait basculer le citoyen mal informé vers la catégorie des gens du voyage. Parler de Roms permet de faire référence à des « Tsiganes » considérés dans l'imaginaire comme inquiétants, répugnants ou pitoyables, même s'ils sont rebaptisés « gens du voyage » et en même temps à une forme de diversité culturelle non souhaitable du point de vue des chauvins.

Derrière cela se cache une suspicion de dérive vers un nationalisme, un « séparatisme », un indigénisme que l'on attribue volontiers aux Roms. Or c'est méconnaître les Roms et leur faire un procès d'intention, car les Roms ont toujours été un modèle d'intégration, sauf bien sûr lorsqu'ils étaient rejetés, exclus, poursuivis, pendus, brûlés, déportés, gazés ou réduits en esclavage. Mais aussi longtemps que la réalité restera cachée par des discours fallacieux, on ne pourra sortir de ces fameux stéréotypes relatifs à leur supposée délinquance, à leurs sources de revenus, à leurs origines, à leur défaut d'hygiène et à leur manque d'intégration.

Contrairement à ce que prétendent clichés, le Rom n'est pas un ennemi de la société. Il n'est pas un rebelle antisystème. Simplement, il trouve tout particulièrement inique d'être traité a priori comme un criminel.

Au-delà de cela, les observateurs experts ne mentionnent pas que les autres Roms de France, cette immense majorité vivant de manière stable et invisible, sont en permanence dans la hantise d'être identifiés comme tels à l'hôpital, dans les services administratifs, les bureaux, les banques ou pour trouver ou conserver un emploi

Le déni de l'histoire des Roms est comparable au déni, jusqu'à récemment, de l'histoire des femmes. Bourdieu parlait d'un processus de déshistoricisation, d'un phénomène qui tente de nier tout processus historique dans la condition des femmes : c'est encore la même chose pour les Roms. S'agissant des femmes, un jour a émergé la volonté d'historiens d'étudier les minorités absentes de l'histoire, mais cela est encore empêché s'agissant des Roms.

La peur d'être identifié entraîne un « stress » immérité chez le demi-million de Roms de France, une frustration qui d'une part les démotive sur le plan intellectuel, d'autre part les pousse vers des identités de substitution souvent discutables, comme l'islamisme. Il faut rappeler que les problèmes de communautarisme n'ont aucun rapport avec les langues parlées, car les langues sont toutes cumulables. Or le plurilinguisme est un lien social, une richesse pour toute la nation, alors que le communautarisme est bien davantage le fait des religions, par définition non cumulables, et des communautés idéologiques sur les réseaux sociaux.

J'en reviens à cette décision du Conseil des ministres sur une recommandation que M. Vitale avait saluée sur son compte Twitter, et j'en suis content. Je partage avec lui cette position, bien entendu, mais à condition de parler des Roms spécifiquement, des gens du voyage spécifiquement sans mélanger toutes ces notions.

Nous disposons d'un livre d'histoire du peuple rom publié en français en marge d'un projet européen audiovisuel. À la suite d'un entretien avec M. Jean-Michel Blanquer il y a un an ou deux, le dialogue s'est poursuivi avec l'Éducation nationale sur ce sujet. Sortir de l'amalgame entre Roms et gens du voyage n'est pas facile. Le projet d'exposition sur la langue et la culture des Roms, qui avait été commandé par l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), soutenu par le ministère français de la culture, présenté au Conseil de l'Europe et deux fois en Inde avait été programmé par le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), mais ensuite rejeté avec l'explication : « Nous avons déjà trois expositions prévues, dont une sur les Tsiganes et les gens du voyage. »

Je vous ai envoyé en amont un article de Le droit de vivre publié par la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA). À l'origine, il s'agissait d'un texte de 4 000 signes que j'avais rédigé à la demande du Conseil scientifique de la DILCRAH, or il a été retoqué parce que j'avais refusé de supprimer la phrase appelant à distinguer « Roms » et « gens du voyage ».

Autre exemple concernant « l'Europe et les génocides ». Le cas français » est une enquête qui a été réalisée par l'Institut français d'opinion publique (IFOP) pour la Fondation Jean Jaurès en partenariat avec la DILCRAH. Il n'y a pas une seule mention du Samudaripen, le génocide nazi à l'encontre des Tsiganes, avec ses 500 000 victimes directes, sans mentionner les victimes indirectes.

En conclusion, dissocier les concepts de « Roms » et de « gens du voyage » est une condition nécessaire pour lutter contre le racisme dont souffrent ces populations. En face du déni généralisé dont nous venons de parler, il existe en France une volonté politique de reconnaissance de l'apport rom au génie français. Ce qui manque, c'est la volonté médiatico-universitaire. La clé est là, mais c'est aussi le verrou, ce blocage étant une forme émergée du racisme. Si nous ne le dépassons pas, nous versons seulement de l'eau dans un tonneau percé. Au contraire, corriger l'erreur conceptuelle, c'est colmater la brèche.

Il est également indispensable, parallèlement mais séparément, de travailler à la réhabilitation de la vie mobile des gens du voyage, que l'on aura donc bien distingué des Roms. Ceux qui se reconnaissent dans l'une ou l'autre de ces deux catégories distinctes verraient leur dignité restaurée ainsi que le respect des autres vis-à-vis d'eux.

Cela va prendre du temps, mais réfléchissez à l'évolution de la société au sujet de la nicotine depuis vingt ans grâce à une volonté politique forte. Il est certain que nous aurons beaucoup fait reculer la tsiganophobie si nous avions commencé à travailler il y a trente ans, lorsque des propositions ont été élaborées. Je ne crois pas que la tsiganophobie crée plus de dépendance que la nicotine !

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