En menant le projet Global race, nous nous assignons trois objectifs. Le premier est d'établir un état des lieux théorique et conceptuel des transformations des notions de race et des formes de racisme. Il s'agit de voir comment la littérature sur le racisme et ses manifestations ont évolué. Je compléterai la présentation analytique de Daniel Sabbagh en rappelant que plusieurs formes d'expression du racisme se sont succédé au cours du temps – ce qui rejoint l'objet de votre mission, laquelle s'attache notamment à analyser « l'évolution des différentes formes de racisme ». On soupçonne que des formes d'expression contemporaine du racisme diffèrent de celles qui existaient dans les années 1930 ou 1950, ce qui rend plus difficile l'identification et la définition du concept. Pour y parvenir, nous travaillons à partir des productions de la littérature scientifique, de textes légaux et de débats sur les formes de racisme.
Notre deuxième objectif consiste à étudier les transformations des stratégies antiracistes des organisations internationales qui se consacrent à la lutte contre le racisme, en particulier du Comité pour l'élimination de la discrimination raciale (CERD) de l'ONU, fondé en 1967. L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) avait pour stratégie, à l'origine, de combattre les représentations de la race comme catégories substantielles, afin de discréditer le prétendu fondement scientifique de la race et du racisme. Le CERD, à l'instar du Conseil de l'Europe et d'autres agences internationales de défense des droits humains, considère qu'il faut redéfinir cet objectif ou, en tout cas, qu'on peut développer une autre stratégie : c'est ce que j'ai qualifié de « tournant pragmatique » : il correspond au fait que mettre en évidence l'inexistence de la race n'empêche pas les manifestations du racisme. La France en est un bon exemple : bien que le préambule de la Constitution de 1946 affirme clairement certains principes, le racisme y est toujours présent ; si cela avait été efficace, vous n'auriez pas créé cette mission. Face à ce problème, on a décidé de documenter, à l'échelle internationale, l'existence du racisme. Les États parties à la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale doivent remettre un rapport quadriennal au CERD sur la mise en œuvre des droits que ce texte consacre. On a souhaité pousser les États membres du CERD à dresser un état des lieux du racisme et, pour ce faire, plutôt que de livrer des témoignages ou des éléments éparpillés, à produire des statistiques fondées sur des catégories de type ethno-racial. Il s'agit de décrire la façon dont les populations confrontées au racisme subissent des inégalités dans chacun des pays.
Lorsque la France – comme d'autres pays, européens ou non – présente un rapport au CERD, cela suscite une réflexion et donne lieu à des observations. La France s'est par exemple vu indiquer que la production de données concernant la situation des demandeurs d'asile ne suffisait pas à décrire l'état du racisme. On lui a demandé de fournir plus d'informations sur l'exposition aux discriminations ethniques et raciales de populations qui ne sont pas immigrées, qui sont membres à part entière de la société française, mais qui sont distinguées par des caractéristiques, réelles ou supposées, liées à la race ou à l'ethnicité. Vous constaterez, à la lecture des conclusions du CERD, que le comité a adressé la même demande à d'autres pays. Nous avons essayé de comprendre à quel moment le comité a développé cette vision pragmatique. Nous ne voulons pas accréditer l'existence de la race, mais, pour s'attaquer au racisme, il faut réunir des informations liées à l'ethnicité et la race, quelle que soit la façon dont on les définit. Nous avons publié récemment une série d'articles qui ont mis en lumière les débats internes au CERD et la continuité dans les stratégies poursuivies, malgré quelques désaccords. Cette institution a exercé une influence sur d'autres organismes de défense des droits humains.
La troisième dimension du projet Global race consiste à examiner les différences concrètes entre États. Nous analysons la situation de dix pays d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Amérique du Sud, en étudiant la manière dont les catégorisations ethno-raciales sont appréhendées par les politiques de lutte contre les discriminations. Nous constatons que dans certains pays, dits « race conscious », la race et l'ethnicité sont identifiées de manière très explicite pour intervenir sur les effets du racisme et des discriminations. Dans d'autres pays, dénommés « color blind », tels la France, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne et, d'une façon un peu différente, les Pays-Bas, le choix est inverse : on cherche à obtenir l'égalité, à renforcer la lutte contre le racisme par la destruction méthodique de la croyance dans l'existence des races et de l'ethnicité. Ces États s'efforcent de produire la cohésion et l'égalité à partir de l'invisibilité des différences. Ces deux groupes de pays mènent donc des stratégies assez opposées s'agissant de la visibilité de la race – c'est le cas, par exemple, des États-Unis et de la France –, bien qu'ils s'accordent à reconnaître l'illégitimité du racisme.
La question, pour ce qui nous concerne, est de comprendre les débats et les mécanismes en jeu. En revanche, il est beaucoup plus compliqué d'analyser les résultats, de comparer les situations auxquelles sont parvenus les pays, car les différences en termes de structures historiques, de dispositifs et d'inégalités empêchent de dresser un palmarès. À titre d'exemple, un pays comme les États-Unis, qui a connu sur son sol l'esclavage et, durant plusieurs décennies, une ségrégation raciale officielle, n'est pas dans la même situation qu'un État anciennement colonial comme la France, qui a développé des structures comparables dans des contextes historiques et des territoires différents, et qui peut prétendre ne pas avoir à rendre de comptes sur cette politique en métropole – où l'esclavage et l'inégalité, en tout cas les ségrégations raciales officielles, n'ont pas été pratiqués dans les mêmes termes.
Nous avons montré l'existence de fortes variations à l'échelle internationale – puisque des pays cherchent à atteindre des objectifs identiques par des moyens très différents – et mis en lumière la diversité des situations historiques. Toutefois, ce qui est commun à l'ensemble de ces pays, c'est une forme de convergence quant à l'analyse des situations liées au racisme. À une époque, les débats portaient sur l'Afrique du Sud, où l'apartheid avait une existence officielle, et les États-Unis, où la ségrégation raciale était aussi reconnue officiellement jusqu'au milieu des années 1960. Ce type de situations a aujourd'hui disparu. L'ensemble des pays partagent, du moins formellement, les mêmes objectifs et le principe d'égalité, et ont en commun des conditions démographiques comparables, caractérisées par une très grande diversité ethno-raciale. C'est une situation nouvelle. Les États-Unis se caractérisent de longue date par la diversité ethno-raciale, du fait de l'esclavage et d'une immigration d'origine extra-européenne beaucoup plus forte qu'en France, et qui a commencé plus tôt que dans notre pays. La France a connu une immigration importante en provenance de pays européens, mais non de l'ancien empire colonial – hormis pendant les deux guerres mondiales, mais pas assez longtemps pour transformer la structure démographique française. Or, aujourd'hui, les situations des deux pays sont assez comparables – c'est aussi le cas pour la plupart des pays européens. La question des relations interraciales se pose en Europe pour la première fois depuis la période coloniale, où elle était relativement théorique, en tout cas dans les métropoles. Les problèmes convergent donc.
Si l'on excepte quelques groupuscules ou quelques courants intellectuels, le racisme est complètement discrédité depuis la Seconde Guerre mondiale, l'abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis, le mouvement des droits civiques et la disparition de l'apartheid en Afrique du Sud. Les États, en tant que tels, ne le prônent pas. La manière dont le racisme s'exprime est plus diffuse, à partir de préjugés qui eux-mêmes ne s'avouent pas comme racistes et ceux qui les cultivent sont dans le déni. Il est donc plus difficile de le combattre.
Je songe par exemple à l'affaire des quotas dans le football français, où Laurent Blanc, entraîneur de l'équipe de France, avait fait des remarques très précises, lors d'une réunion, sur les qualités et les défauts des joueurs noirs africains et des joueurs maghrébins et considéré qu'il était préférable d'avoir des joueurs un peu moins athlétiques et un peu plus blancs dans les équipes de football françaises. Il a été accusé de racisme, ce dont il s'est défendu. Il est donc possible de promouvoir une gestion ethno-raciale des effectifs – peut-être n'est-ce pas du racisme, mais la sélection des joueurs n'en est pas moins, a minima, discriminatoire – tout en se défendant d'être raciste. Le débat sur les nouvelles formes de racisme devient donc compliqué : si ce qui était jusqu'ici considéré comme du racisme n'en est plus, qu'est-ce que le racisme ?
D'où, peut-être, les considérations sur le racisme systémique, qui est un biais pour évoquer les discriminations elles-mêmes systémiques. La porosité entre racisme et discrimination est en effet réelle, ce qui complique la réflexion. Le systémisme permet d'éviter de se poser la question de l'intention et de l'idéologie des personnes. Même en l'absence d'idéologies, de représentations voire d'attitudes racistes, il peut exister des sélections dont les conséquences, pour les personnes concernées, sont des discriminations raciales pouvant être qualifiées de racistes. Les discriminations sont des traitements défavorables fondés sur une caractéristique ethnique ou raciale. Relèvent-elles pour autant du racisme ? Le débat est ouvert. Elles sont en tout cas avantageuses pour les uns et désavantageuses pour les autres.
D'où la question du « privilège blanc », très présente aujourd'hui. Il n'est pas tant question d'affirmer que des personnes utilisent sciemment leurs caractéristiques raciales blanches pour obtenir des positions privilégiées que de reconnaître une réalité : quels que soient les efforts réalisés ou non, ces personnes bénéficieront d'avantages dans le système français de structurations et de hiérarchies. Cela ne suppose pas une adhésion, de la même façon qu'il n'est pas nécessaire d'être misogyne, phallocrate et patriarcal pour bénéficier en tant qu'homme d'un système qui désavantage des femmes dans tous les domaines de la société. Dans les deux cas, les personnes bénéficient de privilèges, indépendamment de leurs intentions réelles ou supposées.
Comment ces formes de racisme conditionnent-elles la vie sociale ? Tel est l'enjeu auquel nous sommes confrontés en Europe, dont la situation est de plus en plus comparable à celle de l'Amérique du Nord et de l'Amérique latine, même si les héritages sont différents. Dans tous les cas, il est difficile de reconnaître que l'affirmation du principe d'égalité autour duquel ces sociétés se sont refondées après la Seconde Guerre mondiale ne suffit pas pour qu'il se réalise, d'où les tensions.
Cela soulève la question des catégories par lesquelles on peut désigner les personnes exposées au racisme et aux discriminations de manière à pouvoir agir efficacement non pas tant contre le racisme « explicite » que contre les conséquences d'un système de sélection, de fonctionnement, d'institutions, de processus de recrutement, d'accès à la santé, à l'emploi et à l'éducation, au logement qui pourraient avoir des effets négatifs sur des personnes en raison des caractéristiques ethno-raciales qui leur sont imputées.
Tel est l'enjeu de l'action contre le racisme et les discriminations aujourd'hui. Cela suppose de débattre de notre aptitude à dévoiler ce qui est relativement invisible puisque non revendiqué par les acteurs des systèmes qui créent des inégalités.