Intervention de Daniel Sabbagh

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po :

Sans doute ne me suis-je pas exprimé de manière suffisamment précise. Les études que j'ai évoquées sont assez « microscopiques » : nous avons en effet examiné les interactions entre un petit nombre de personnes sur une période limitée et nous avons constaté que, dans la grande majorité des cas, lorsque les conditions que j'ai exposées sont réunies, les préjugés diminuent. C'est une perspective « microsociologique » ou « micro-psychologico-sociale » qui n'est pas transposable pour réfléchir à un modèle politique général comme le modèle républicain français, d'autant plus que ces études présupposent que la catégorisation raciale n'est pas problématique, qu'il est possible de distinguer parmi les participants, par exemple, les Blancs et les Noirs, ce qui n'est pas concevable ab initio dans le modèle républicain français.

Ces espaces politiques sont à des années-lumière l'un de l'autre puisque, dans le premier cas, les catégorisations raciales ne sont pas perçues comme problématiques. Des controverses existent, aux États-Unis, mais elles portent sur telle ou telle politique publique utilisant des données raciales de telle ou telle façon et presque jamais sur le principe même de la classification raciale des personnes par les pouvoirs publics. En 1996, un référendum a eu lieu en Californie sur la suppression ou non de la discrimination positive dans le secteur public ; 55 % des électeurs ont répondu en sa faveur. Depuis 1996, la discrimination positive dans le secteur public – universités publiques, emplois publics, marchés publics – a donc disparu en Californie. En 2003, un autre référendum a eu lieu dans le même État sur la suppression ou non des classifications raciales ; 55 % des électeurs ont répondu négativement, certains usages des catégories raciales ne relevant pas de la discrimination positive comme, par exemple, la mesure de l'écart d'espérance de vie entre Blancs et Noirs, celle de la surreprésentation carcérale des Noirs ou l'adaptation des traitements médicaux selon le profit racial des personnes. Les mêmes électeurs, qui ne veulent pas de discrimination positive, souhaitent néanmoins que le classement racial des personnes se perpétue. En France, les deux sont totalement imbriqués : dès que l'on évoque des catégorisations raciales, on songe aux discriminations potentielles, donc, au danger de la catégorisation raciale en soi.

Les politiques publiques sont en effet spécifiques dans les pays « color conscious », comme la discrimination positive par exemple, formule qui recouvre d'ailleurs des politiques assez différentes parmi lesquelles il est possible de choisir, dans une certaine mesure. Trois formes doivent être distinguées.

Tout d'abord, l' « action positive », que les Américains appellent l' outreach : le facteur racial est pris en compte mais uniquement au début d'un processus de recrutement et non à l'étape finale de la sélection des candidats. Par exemple, un employeur décide de diffuser une offre d'emploi dans un journal hispanophone lu par des Hispaniques. Il fait un effort spécial, coûteux, racialement ciblé, afin que les candidats hispaniques soient plus nombreux. Ensuite, il ne leur accorde aucune préférence. L'action positive suppose une catégorisation raciale, l'employeur jugeant en l'occurrence que, au départ, les candidats hispaniques ne sont pas assez nombreux. À la différence de la discrimination positive, qui est la deuxième formule, le facteur racial n'est pas pris en compte dans toutes les étapes du processus, notamment lors de la sélection finale. Avec la discrimination positive, à qualification égale ou parfois même légèrement inégale, un candidat appartenant au groupe ciblé sera recruté. Enfin, la troisième formule est la « discrimination positive indirecte ». Sur le papier, le critère est « color blind », neutre, mais il a été choisi en raison de sa corrélation avec un critère racial officieux. Il s'agit d'anticiper une conséquence positive du critère neutre sur les membres d'un groupe racial. Cette problématique nous est familière : d'aucuns ont en effet suggéré que la discrimination positive indirecte correspond en fait au modèle français d' « action positive ». Le critère territorial peut servir d'indicateur de substitution en faveur de groupes qui, aux États-Unis, seraient considérés comme raciaux. Je ne dis pas que c'est systématiquement le cas, d'autant plus qu'il n'y a pas de consensus à ce propos, mais le seul type de discrimination positive qu'il soit possible d'appliquer en France, à droit constant, est celui-ci.

Il est aussi possible de promouvoir un système de monitoring, d'auto-évaluation permanente des conséquences de certaines pratiques des entreprises, des ministères, etc., sans pour autant verser dans la discrimination positive ni, a fortiori, un système de quotas. Depuis le début des années 1990, au Royaume-Uni, le recensement comporte un système de catégorisation ethno-raciale. Il existe un monitoring, généralisé dans le secteur public et assez généralisé dans le secteur privé. Les entreprises sont contraintes ou incitées très fortement à mesurer les conséquences de leurs pratiques sur la composition raciale de leurs effectifs sans pour autant devoir faire de la discrimination positive. Elles sont incitées à évaluer l'effet racial de leurs pratiques afin, éventuellement, de les rectifier si elles ne sont pas indispensables, mais l'État ne les oblige pas à respecter des quotas. Cet équilibre, qui peut sembler précaire et peu rationnel, a été préservé. Une politique de quotas raciaux dans tous les secteurs n'est donc pas inéluctable suite à l'évaluation des conséquences raciales des pratiques de recrutement. Il n'y a pas de lien nécessaire entre la première et la dernière étape.

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