C'est toute la question de la définition, stricte ou non, du racisme et des discriminations, qui a été évoquée par Daniel Sabbagh. Du point de vue des personnes concernées, l'impression de ne pas avoir accès dans les mêmes termes que les autres à des filières d'enseignement, par exemple, est vécue comme du racisme. Est-ce le cas d'un point de vue idéologique ? Non, mais il y a une prise en compte de la question de l'origine dans la manière dont les sélections et les orientations ont lieu, à des degrés divers – et même si cela reste à démontrer d'une manière plus systématique.
Il serait intéressant d'avoir des statistiques permettant de mettre en lumière certains phénomènes, parmi lesquels les violences subies par les personnes d'origine asiatique. Tout le monde évoque, à propos des contrôles « au faciès », l'étude réalisée par Fabien Jobard et René Lévy dans le cadre de l' Open Society Justice Initiative. Les gens qui passaient dans les couloirs de la gare du Nord et ceux qui étaient arrêtés par la police ont été comptés, pour montrer l'existence d'écarts en fonction de la couleur de la peau. C'est parlant. Quand on discute avec les forces de police, elles disent qu'elles ne font rien de tel. Si on ne réalise pas ce genre d'exercice, on ne peut pas démontrer à des policiers qu'ils ont un biais de sélection lorsqu'ils contrôlent les gens.
C'est valable aussi pour des employeurs, des responsables des ressources humaines : jamais ils ne vous diront qu'ils ont choisi des CV en fonction de l'origine. Si vous n'avez pas des statistiques montrant qu'ils ont choisi les CV, à profils équivalents, en fonction du nom, du prénom et de l'origine supposée des candidats, vous ne pouvez pas discuter : vos interlocuteurs vont vous dire qu'il est insupportable de les accuser de racisme. On ne peut discuter de ces sujets que sur la base d'éléments factuels : en cas de biais systématique, on peut demander ce qui se passe.
En ce qui concerne l'attribution des logements sociaux, on ne peut pas discuter avec les opérateurs de HLM sans s'appuyer sur les résultats : sinon, ces acteurs vont vous demander comment vous pouvez imaginer qu'ils décident « au faciès », ils vont vous dire que cela n'existe pas, qu'ils font ce qu'ils peuvent – et ils le pensent peut-être vraiment. Si vous avez un bilan précis, montrant que des familles de même taille et disposant des mêmes revenus n'ont pas été logées au même endroit, vous pouvez demander pourquoi, et alors on peut discuter, essayer de réfléchir, dénoncer peut-être, mais avant d'en arriver là on peut mettre en place des mécanismes de réflexion, des retours d'expérience sur les modes de fonctionnement des institutions dans lesquels la question raciale est partie prenante.
Or c'est la dernière question qu'on prend en compte aujourd'hui en France : on ne veut pas la poser. On a fait beaucoup de progrès en ce qui concerne l'égalité femmes-hommes, on prend en considération le genre dans beaucoup de processus, et on voit la différence que cela produit – on ne peut pas dire qu'on est arrivé à l'égalité, mais il est possible d'en parler. On n'est pas ridicule quand, dans une commission de sélection, on demande comment il se fait que l'on auditionne seulement 20 % de femmes, à la fin, alors qu'il y avait 55 % de candidates. En revanche, la question de savoir combien il y a de Noirs et d'Arabes candidats et quel est le résultat final n'est même pas dicible : si vous vous interrogez sur ce point dans une commission, tout le monde va vous regarder comme si vous étiez le « raciste de service ».
C'est aux mécanismes de désavantage potentiels qu'il faut s'intéresser – il faut au moins se poser la question de leur existence. Or c'est ce qui est bloqué en France aujourd'hui.