Aux États-Unis, ces statistiques ont été utilisées d'une façon négative après les attentats du World Trade Center : on a employé les données sur les origines ethniques pour repérer des territoires où il y aurait des concentrations de personnes potentiellement musulmanes. Certaines utilisations peuvent être problématiques sur le plan des libertés publiques. Néanmoins, lors des négociations sur le recensement, les groupes représentant les personnes originaires du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord ont instamment demandé que cette catégorie soit introduite, ce qui va tout à fait à l'encontre de ce que nous pourrions imaginer. Pourquoi voudrait-on être compté à part alors que les statistiques peuvent être utilisées contre soi ? Du point de vue des intéressés, les effets positifs du repérage statistique et de la mise en évidence des inégalités l'emportent sur les risques.
Nous sommes très sensibles à ces derniers pour des raisons historiques, en France comme dans d'autres pays européens, et nous ne voyons pas que ces statistiques peuvent avoir un double effet. Les informations et les retours sur les stéréotypes, les préjugés et les idées fausses colportées autour de la présence des minorités dans la société peuvent être contrebalancées par l'utilisation des mêmes chiffres pour dire que s'il y a du chômage chez les immigrés, c'est qu'ils sont en trop – ce discours est tenu par certaines forces politiques en France depuis de nombreuses années. Il faut l'accepter : d'autres diront, dans le cadre du débat démocratique, que cela signifie plutôt que les personnes immigrées ont un problème spécifique d'accès à l'emploi et qu'il faut intervenir pour éviter un tel gâchis, à la fois économique et personnel. On peut raconter deux histoires différentes avec les mêmes chiffres. Est-ce parce qu'on peut dire des choses négatives à travers ces chiffres qu'ils ne devraient pas exister ? On ne va pas défendre l'obscurantisme sous prétexte que certains peuvent tenir des discours négatifs en partant d'informations scientifiquement vraies. Il est important d'admettre que les effets négatifs peuvent exister – il ne faut pas être naïf – et de les neutraliser.
Y a-t-il, lors de certaines périodes marquées par des tensions économiques et une crise sociale, une forte augmentation du racisme, parce qu'on cherche des boucs émissaires ? Oui, indéniablement. Les temps où les sociétés doutent d'elles-mêmes offrent prise à des comportements de stigmatisation qui prennent pour cibles privilégiées des personnes considérées comme différentes. Certains moments du débat public, par exemple lorsqu'il est question d'identité collective ou de valeurs, peuvent également susciter des tensions sur la place des uns et des autres dans la société. Il y a des moments où le racisme est un peu plus fort, où des cristallisations se produisent. Les moments de transition, comme celui que nous vivons, sont de nature à renforcer des manifestations racistes, ne serait-ce que parce qu'on réalise que la diversité ethno-raciale est maintenant là. Il y a des réactions à la réalité sociale et démographique de la France contemporaine – je pense, par exemple, aux travaux portant sur la France périphérique et sur l'insécurité culturelle.
Face à ces présentations angoissées et plutôt catastrophistes de l'évolution de la société, il faudrait développer une autre vision qui donnerait du sens à ce qui se produit, une sorte de cohérence. Cela fait défaut, de longue date, parce que nous avons un problème de conciliation entre la dimension multiculturelle et l'universalisme républicain. Tant que la synthèse n'est pas faite, on se défausse, parce qu'on ne peut pas être multiculturaliste – on ne parle donc pas de cette dimension – et il ne reste plus qu'un discours sur le fait que la situation est très problématique, que la société a changé.