Je souhaiterais, dans un premier temps, présenter le mémorial, qui est d'abord un centre d'archives – le plus grand centre d'archives en Europe consacré à la Shoah. Nous détenons 40 millions de documents d'archives, que nous ne cessons d'enrichir au quotidien. Nous avons été créés en 1943 par un groupe d'intellectuels qui voyaient que l'Europe ne faisait pas face à une simple vague d'antisémitisme, mais à quelque chose de beaucoup plus grave et de beaucoup plus profond. La structure, instituée dans la clandestinité, a survécu à la guerre. Nous avons collecté énormément de documents pendant les combats pour la libération de Paris. Edgar Faure et François de Menthon nous ont demandé de nous rendre, au nom du gouvernement français, au procès de Nuremberg, où nous étions le centre d'archives des Alliés. Nous sommes repartis avec des dizaines de milliers de documents. Certaines institutions sont à l'origine des musées et deviennent des centres d'archives ; nous avons connu l'évolution inverse. Cela explique que la colonne vertébrale de notre institution soit l'enseignement de l'histoire.
Les fondateurs du centre d'archives ont ensuite créé le mémorial, qui se trouve rue Geoffroy-l'Asnier , dans le IVe arrondissement de Paris. Les nazis considéraient que, même morts, les juifs étaient une menace pour la race aryenne ; ils ont donc brûlé les corps et répandu les cendres dans les centres d'extermination. En l'absence de corps, de pierre tombale, de cimetière, les familles ont été confrontées à la problématique du deuil. C'est ce qui a conduit à la création d'un mémorial, inauguré en 1956. Il est intéressant de noter que la France est le premier pays au monde où un Mémorial de la Shoah – même si ce mot n'était pas encore employé – a été créé.
Nous avons été pendant très longtemps un centre d'archives pour les chercheurs et un lieu de mémoire, mais pas un lieu d'éducation. Nous nous trouvions dans une période conflictuelle, marquée par une amnésie totale concernant l'histoire de Vichy. Par ailleurs, nous avons laissé nos archives ouvertes, alors que la loi avait prescrit leur fermeture. Cette période s'est achevée avec le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, qui a enfin conduit à réexaminer cette période, à ouvrir les archives nationales et à faire entrer ce sujet dans l'enseignement de l'histoire.
Nous sommes une fondation indépendante, privée. Nous avons été créés par une génération de juifs étrangers amoureux de la France, qui voulaient bâtir une institution comparable à l'Arc de triomphe, dédié au soldat inconnu, donc laïque et républicaine. Notre premier nom a été le mémorial du martyr juif inconnu. Nous l'avons gardé jusqu'à ce que nous décidions, à la suite du discours de Jacques Chirac, de nous engager dans la bataille de l'éducation : nous avons agrandi l'institution et nous sommes devenus le Mémorial de la Shoah. Depuis cette période, le mémorial travaille non seulement sur l'histoire de la Shoah – c'est le cœur de son activité – mais aussi sur l'histoire des génocides. La première exposition en ce domaine, consacrée au génocide des Tutsis, remonte à 2004.
Nos fondateurs ont conçu l'institution de manière très intelligente, en accordant autant d'importance à la mémoire qu'à l'histoire. Nous avons une vision d'ensemble et faisons une place à tout le monde : il n'y a jamais eu de conflit entre historiens et témoins. En 2019, le mémorial a accueilli plus de 340 000 visiteurs, dont près de 90 000 scolaires, sur trois sites : Paris, Drancy et Orléans. Nous n'analysons pas l'antisémitisme, nous organisons des activités avec les jeunes, ce qui nous donne une idée de la perception du racisme et de l'antisémitisme en France. Nous avons un département très important consacré à la formation. Depuis des années, nous formons les enseignants. Nous l'avons d'abord fait seuls, à l'époque où le ministère de l'éducation nationale trouvait cela absurde, puis en partenariat avec ce dernier. Nous formons également les membres d'autres professions, comme les policiers et les gendarmes – c'est, à mon sens, un enjeu essentiel.
Les attentats de Toulouse et de Montauban de mars 2012 nous ont particulièrement choqués. Pour la première fois, un jeune Français, né en France, passé par l'école publique, tuait des compatriotes musulmans et juifs. Pour nous qui étions engagés dans le domaine de l'éducation, ce fut un grand choc. Nous nous sommes demandé ce que nous avions raté. Cette réflexion, que nous avons entamée en 2012, a été amplifiée par les attentats de 2015. Nous nous sommes posé la question suivante : l'enseignement de l'histoire de la Shoah et de celle des génocides pouvait-il être utile à notre société ? À l'heure actuelle, l'enseignement de la Shoah est plutôt bien fait. On n'a jamais autant commémoré l'histoire de la Shoah, il n'y a jamais eu autant de plaques et de monuments, les hommes et les femmes politiques n'ont jamais autant parlé du sujet – il serait d'ailleurs préférable, à mon sens, qu'ils en parlent parfois moins et mieux. Pourtant, on constate une montée de l'antisémitisme et du racisme.
Face à l'étendue du phénomène, nous avons changé notre fusil d'épaule. Nous nous étions sans doute cachés derrière notre petit doigt, en pensant que la société française ne pouvait pas connaître un racisme ou un antisémitisme de l'ampleur que nous connaissons aujourd'hui. Les faits nous ont donné tort. Les élèves qui viennent au mémorial n'ont pas de problème avec l'histoire de la Shoah : il n'y a ni contestation, ni négation, ni mise en cause. Certains font preuve d'une grande empathie. Toutefois, on constate une dissociation du passé et du présent. Pour une génération qui vit, non seulement dans le présent mais dans l'instantané, qui surfe sur Tik Tok et les réseaux sociaux, l'histoire, c'est la préhistoire. Cela nous a fait réfléchir à nos pratiques et nous a incités à les faire évoluer.
Le racisme ou l'antisémitisme que nous constatons n'est pas idéologique, mais provient de l'ignorance, des préjugés et des stéréotypes. Le fond du problème est qu'il est fortement enraciné chez nos interlocuteurs. Un des messages que je voudrais faire passer est que le racisme et l'antisémitisme sont devenus tellement graves en France qu'il faut professionnaliser la lutte contre ces phénomènes. Celle-ci doit être gérée comme les problèmes médicaux, les pandémies et l'éducation. Les institutions qui travaillent sur le terrain ont besoin de la société. Nous ne pouvons pas accomplir seuls un travail que la collectivité n'arrive pas à mener à bien. Il est nécessaire que l'ensemble des cadres de la société soient sensibilisés au racisme et à l'antisémitisme et apportent des réponses à la place qu'ils occupent. Enfin – même si ce propos peut surprendre, venant du Mémorial de la Shoah – le combat contre l'antisémitisme passe d'abord, à nos yeux, par la lutte contre toutes les formes de discrimination et de racisme. À défaut, il n'y aurait pas de cohérence, et nous ne serions pas entendus. Des jeunes se sentent, à tort ou à raison, victimes de racisme. Tant qu'on ne leur donnera pas la parole, qu'on ne reconnaîtra pas cet état de fait, ils ne nous entendront pas sur le reste. Il nous revient de mettre les choses en perspective.
L'enseignement de l'histoire de la Shoah et des génocides ne doit pas être émotionnel : il faut l'historiciser. L'enseignement de la mémoire a ses limites. Nous devons privilégier l'enseignement de l'histoire, que nous assurons depuis des années, mettre l'accent sur la compréhension des mécanismes politiques, au sens noble du terme. La société est la proie d'une confusion généralisée. Des jeunes ne savent pas lire, ne comprennent pas ce qu'ils lisent, n'ont aucune idée de la signification de concepts comme l'identité, la nationalité, la religion. De même, une confusion totale règne entre le judaïsme, Israël et le fait qu'on puisse être juif et laïc. Il est des concepts qui relèvent de la lune pour certains élèves. Il faut reconnaître que l'enseignement de l'histoire des juifs, en dehors de la Shoah, n'existe pas dans la société française. Les juifs sont présentés comme des victimes, au travers de l'affaire Dreyfus et de la Shoah. En dehors de la naissance du judaïsme, l'histoire des juifs est totalement absente de l'enseignement de l'histoire, ce qui pose un vrai problème. Contrairement à ce que disent les théories complotistes, les juifs sont peu nombreux ; ils sont totalement absents de villes, d'écoles, où ils pourraient répondre à des questions et montrer leurs différences.