Le Mémorial de l'abolition de l'esclavage de Nantes est l'un des principaux mémoriaux, à l'échelle mondiale, consacrés à l'histoire de la traite et de l'esclavage. Ce monument, inauguré le 25 mars 2012, résulte d'une commande politique de la municipalité, dirigée par Jean-Marc Ayrault, à des artistes, dans le cadre d'un concours national. Ce qui a déterminé sa réalisation fut le déboulonnement d'une statue dans l'espace urbain, qui avait été installée par des associations regroupées autour de l'association Mémoire de l'outre-mer. Cette œuvre de Liza Marcault-Derouard, intitulée « L'abolition de l'esclavage », avait été placée sur le quai de la Fosse pour commémorer le cent-cinquantième anniversaire de l'abolition. Elle a été abattue quelques jours après son érection, sans que l'acte ait été revendiqué, puis a été installée dans le château des ducs de Bretagne, qui abrite le musée d'histoire de Nantes. Cet épisode a déterminé la municipalité à marquer, par un geste fort, symbolique et très visible – le mémorial étant un monument massif – le passé négrier de Nantes.
Le mémorial a été édifié par l'artiste Krzysztof Wodiczko et l'architecte Julian Bonder. C'est un lieu de méditation et de réflexion, qui valorise les combats passés et présents pour l'abolition de l'esclavage. Il s'inscrit dans une continuité historique et nourrit les questionnements sur le monde contemporain et sa relation avec le passé. Depuis son ouverture, il a accueilli annuellement 225 000 visiteurs – chiffré élevé pour une institution établie en région. On peut imaginer que, depuis 2012, près de 1,8 million de personnes l'ont découvert.
Il s'est trouvé au centre de l'actualité ces dernières semaines, puisque les manifestations qui se sont déroulées les 6 et 8 juin à Nantes, à la suite du meurtre de George Floyd et en réaction aux violences policières, sont allées jusqu'au mémorial. C'est un geste symbolique très fort, qui montre que la population s'est emparée du lieu. Au-delà de sa dimension réflexive, méditative, symbolique et artistique, elle le considère aussi comme un espace où on peut parler des droits de l'homme et du racisme, où on peut exprimer librement un engagement sur ces questions.
De fait, c'est un lieu essentiel pour les Nantais, qui le font visiter à leurs proches. Il fait quasiment partie de la vie courante. Les associations s'en sont également emparées pour organiser des événements, ce qui contribue à en faire un endroit vivant et non un espace où on ne ferait que passer. C'est un lieu qui doit son histoire à la manière dont la mémoire de la traite négrière a été acceptée par les Nantais. Bien que cette mémoire ne se rattache pas uniquement à la façade atlantique, c'est essentiellement dans cette partie du territoire national qu'elle est concentrée. Depuis 1985, des associations et des universitaires ont fait resurgir ce passé dans le cadre plus général de l'histoire de la ville de Nantes, de la façade atlantique, de la France et du continent européen. Les historiens de la mémoire font remonter à cette année 1985, où ont été organisés un colloque et un projet d'exposition, le début de ce processus. Tout semble, à leurs yeux, en découler. Ils mettent en avant le fait qu'en 1989, la reconnaissance de ce passé a constitué un volet essentiel de la campagne électorale de Jean-Marc Ayrault, qui a remporté les élections municipales puis a été à l'initiative du travail engagé ultérieurement.
Si ce récit est juste, les historiens de la mémoire omettent toutefois d'apporter une précision qui me semble fondamentale. Ils estiment qu'avant 1985, l'histoire négrière se heurtait au déni ou à l'oubli. Ils rangent en différentes catégories les villes de la façade atlantique qui, à partir de cette année, se sont lancées dans des démarches de reconnaissance du passé esclavagiste et négrier. En vérité, l'histoire est moins belle et moins consensuelle qu'il y paraît. Il n'y avait ni déni, ni oubli de l'histoire esclavagiste nantaise entre les années trente et soixante-dix, mais la mémoire qui s'exprimait alors n'est pas celle qu'on attend aujourd'hui. Une partie de la population nantaise, héritière de cette histoire, nourrissait une forme de nostalgie du XVIIIe siècle, le grand siècle du développement colonial, sur lequel allait s'asseoir la deuxième colonisation, puis les XIXe et XXe siècles. Les acteurs économiques et mémoriels du début du XXe siècle à Nantes valorisaient cette histoire. S'ils ne revendiquaient pas l'histoire de l'esclavage, ils l'acceptaient comme étant inhérente à ce passé. Ainsi, le musée des Salorges, dont le musée d'histoire de Nantes est l'héritier, avait fait entrer dans ses collections, en 1931, un exemplaire du code noir ; en 1932, des entraves humaines pour chevilles ; en 1937, une petite représentation d'un porteur de cigares noir ; en 1941, un livre d'empreintes pour des indiennes de traite ; en 1951, un fusil de traite ; etc. Ces objets sont non seulement entrés dans les collections mais ils ont été exposés : cette histoire, en fait, ne soulevait pas véritablement de question. La période de déni n'a débuté qu'avec la décolonisation, à partir de 1950, et a pris fin en 1985.
La mémoire n'est pas un long fil continu. Des guerres de mémoires cohabitent dans l'espace public, comme à Nantes, où le Mémorial de l'abolition de l'esclavage côtoie des rues dont les noms évoquent le passé colonial et esclavagiste de la ville. Le cas le plus emblématique est celui de la rue Guillaume-Grou : au XVIIIe siècle, ce Nantais a envoyé par bateau 10 000 à 15 000 hommes, femmes et enfants à Saint-Domingue et dans les colonies françaises de l'Amérique. La rue Guillaume-Grou se trouve à proximité de la rue de Saint-Domingue, du quai des Antilles, etc., qui témoignent dans l'espace public de l'existence d'une autre mémoire, d'un autre temps.
Le devoir d'histoire nous paraît tout aussi important que le devoir de mémoire. Chaque couche mémorielle doit être replacée dans son contexte historique. Le musée d'histoire de Nantes aborde l'histoire de la mémoire et montre les enjeux mémoriels de manière systématique. Ce devoir d'histoire est fondamental pour que le Mémorial de l'abolition de l'esclavage à Nantes soit bien compris tel qu'il est.
À son ouverture, en 2007, le musée d'histoire de Nantes s'est trouvé confronté à une tâche colossale : pratiquement personne ne connaissait l'histoire de la traite et de l'esclavage en France. La loi de Christiane Taubira en 2001 l'avait certes fait entrer dans les programmes scolaires mais le public de 2007 n'avait pas suivi ces classes-là. Lorsque ces sujets étaient abordés, c'était toujours sous l'angle du roman national, c'est-à-dire des grandes dates de l'abolition. Mais quid par exemple de la révolution haïtienne ? Absolument rien, nulle part ! Quid de la place réelle tenue par la France dans le trafic humain ? Qu'en était-il de la compréhension des enjeux ? Qu'en était-il de la chronologie réelle des événements ? Le musée d'histoire de Nantes a été le premier à aborder clairement cette histoire. Nous avons réfléchi, avec un conseil scientifique d'universitaires, à la manière de la présenter. Nous avons décidé de ne pas la différencier de l'histoire de la ville. La tentation avait existé à une époque d'en faire un musée à part et d'écrire une histoire détachable de celle de Nantes, mais nous avons choisi de raconter les deux ensemble.
Nous nous sommes toutefois heurtés aux préjugés, ou du moins aux connaissances que les gens pouvaient avoir sur cette question. L'histoire de la traite négrière nantaise commence en 1707 mais elle ne s'arrête pas en 1789, loin de là ! Elle dure jusqu'en 1831, comme dans la plupart des ports de la façade atlantique. Il est très difficile de le montrer aux visiteurs parce que même si vous exposez des objets réels – documents de collection ou archives –, les gens sont persuadés que la France n'est plus impliquée dans l'esclavage ni la traite négrière après la Révolution française. Nous avons donc renforcé la pédagogie et la signalétique pour faire comprendre aux gens que cette histoire n'était pas si simple. Les Français sont peut-être persuadés d'avoir inventé la liberté en 1789 mais ce n'est pas le cas. Nous luttons chaque jour contre les préjugés et les idées toutes faites avec les visiteurs du musée d'histoire de Nantes.
Alors que notre musée est très engagé dans l'éducation contre le racisme, nous nous sommes rendu compte que certains messages ne passaient pas et qu'il fallait s'y prendre autrement. Il est impossible, dans un discours qui ne vient pas véritablement mettre mal à l'aise le visiteur, de lutter contre les idées que les gens ont en tête au moment où ils arrivent. Lors de la biennale « Expression(s) décoloniale(s) », nous avons fait appel à des artistes contemporains car il est fondamental de faire appel à d'autres formes de sensibilité et de réflexion. Surtout, nous avons cherché à ébranler les visiteurs, non pour les faire changer radicalement de point de vue mais pour remettre en cause leurs certitudes. Nous sommes parfois allés assez loin, par exemple en échangeant les couleurs de peau des personnages sur les tableaux, pour faire comprendre que l'esclavage et la traite négrière ne sont pas qu'une question de couleur, et que derrière le statut de l'esclave se cache une personne. Ce message, à lui seul, est extrêmement difficile à faire passer auprès des plus jeunes.